Une parabole pour notre
temps
L’Orient-Le
Jour
Mercredi 20 novembre 2013
N°13902
Le philosophe et chroniqueur catholique français
Jean Madiran nous a quittés le 31 juillet dernier à l’âge de 93 ans, « en
première ligne jusqu'au bout : à la dentelle du rempart ». Une dentelle
faite de rigueur d’écriture et de précision du langage philosophique et
théologique, pour ce bretteur cuirassé d’une intelligence et d’une plume
exceptionnelles. Héritier de la pensée impersonnelle d’un Aristote ou d’un
saint Thomas d’Aquin, il ne fondera pas un système philosophique nouveau si
original soit-il, pas plus que son nom ne s’attachera au « récit des
aventures intérieures du penseur » à quoi se résume globalement la
philosophie moderne et contemporaine. Auteur d’une bonne quarantaine d’ouvrages
et de milliers de chroniques, c’est en virtuose du verbe qu’il analyse et
dissèque l’hérésie du XXe siècle qui ravage l’Eglise et le monde en proie au
même mal : le modernisme et son culte de l’homme devenu le centre du
monde. Non pas que le culte de l’homme n’eût jamais aucun titre à l’existence.
Mais ce fut un culte rendu à plus grand que soi. « Ce fut le culte des
morts. Ce fut le culte élevé par la piété filiale. Ce fut le culte rendu à ceux
à qui nous devons la vie physique, la vie morale, la vie religieuse ; ceux
qui nous ont transmis et appris la loi naturelle, la foi chrétienne et les
humbles honneurs des maisons paternelles. »
En hommage à cet immense esprit, j’ai choisi de
livrer aux lecteurs de « L’Orient-Le Jour », avec l’aimable
autorisation de la revue « Reconquête » dont il est tiré, cet
article, paru sous le titre de « Mutinerie à bord, Jacques Perret, héraut
du parti français », si instructif sur notre triste quotidien de
Libanais.-- Carlos Hage Chahine
Chacun a ses préférences. La mienne, c’est Mutinerie
à bord. Les amateurs, et même les connaisseurs, semblent l’ignorer. Georges
Laffly, qui fut le maître d’œuvre du numéro d’Itinéraires sur Jacques
Perret, en 1978, et qui à nouveau vient de réaliser l’année dernière un épatant
dossier « Perret fidèle et rebelle » dans la revue Certitudes,
ne me paraît pas placer Mutinerie à bord au premier rang ; ni même
lui consentir une mention honorable. C’est le livre qui commence ainsi :
« En mai 1864, il y avait dans le port de Cette
un trois-mâts nantais qui portait un nom rare et édifiant : Fœderis
Arca. C’était l’arche d’alliance, la nef mystique, la communion des fidèles,
le refuge des pécheurs… »
Un mois plus tard le navire au nom de nef mystique
disparaissait en mer, à la suite d’une mutinerie dont le récit fait tout
l’ouvrage, qui est de 1948. Il a été réédité une première fois en 1953, une
seconde en 1969. L’année précédente le pape Paul VI avait, en la vigile de
l’Immaculée Conception, parlé de la mutinerie dans l’Eglise :
« inquiétude, autocritique, on dirait même auto-destruction,
bouleversement intérieur aigu et complexe ». C’est pourquoi nombreux
étaient ceux « qui attendent du pape des interventions énergiques et
décisives ». Mais le pape annonçait qu’il n’en ferait rien, qu’il
attendrait avec confiance que Notre Seigneur vienne lui-même apaiser la
tempête.
Jacques Perret décrit avec une exactitude
météorologique la montée de la mutinerie à bord, mettant en un relief
irrécusable le processus de démission par lequel une autorité se défait
elle-même : il lui suffit d’accepter, fût-ce tacitement, ce qui n’est pas
acceptable. Le difficile, c’est qu’on ne sait pas toujours très bien à quel
moment commence ce qui est vraiment inacceptable.
Les choses sont déjà bien avancées au vingt-septième
jour de la traversée. La mauvaise volonté de l’équipage du Fœderis Arca
ne faiblit pas quand vient un coup de tabac et se maintient jusque dans les
manœuvres qui, pour un rien, peuvent dégénérer en fausse manœuvre et en avarie.
Tout l’équipage est complice d’un vol permanent de vin dans la cargaison,
source de libations clandestines qui deviennent habituelles et qui excitent
l’esprit d’insubordination. Le commandant Richebourg n’a pris aucune des
mesures d’enquête et de surveillance que son second, Aubert, n’aurait pu faire
exécuter, car il se heurte immédiatement, sans auxiliaire, à une malveillance
compacte. En ce vingt-septième jour se place, entre le commandant Richebourg et
le second Aubert, le dialogue qui est le sommet du livre.
« Je me rends bien compte, dit le commandant,
que j’ai perdu la main. Je ne suis plus d’âge à retrouver la poigne.
- On devient trop bon, dit Aubert à tout hasard.
- Ces maudits salopards ne doivent rien à ma bonté.
Mon père sans doute en aurait déjà pendu un ou deux. Moi aussi je l’aurais
fait, jeune capitaine de vingt-quatre ans, à une époque où les balançoires de
l’opinion publique et la pleurnicherie des moralistes ne venaient pas encore
flanquer la pagaye dans les lois naturelles de la navigation. Vous ne dites
rien, Aubert ?
- L’usage du pistolet vous appartient,
capitaine. »
Aubert fait l’optimiste, c’est-à-dire triche un peu
sans y croire :
- En fin de compte le bateau taille sa route et
nous voilà tout de même à moitié chemin.
- Je remets donc l’autre moitié entre les
mains de Dieu, déclara M. Richebourg.
« Le second admit qu’un capitaine pouvait à
bon droit compter sur la Providence, mais fit respectueusement observer que,
pour commencer, c’était plutôt Dieu qui mettait les bateaux entre les mains
des capitaines. »
C’est moi qui souligne. Perret ne souligne pas, il
dit sans souligner ; il fait un récit et non un traité ; il raconte
sans expliquer ; mais il raconte comme peut raconter celui qui sait les
choses, sans ignorer ni cacher ce qui permet de comprendre, ce qui peut
instruire. Mutinerie à bord me parut un apologue écrit tout exprès pour
que la respectueuse observation de M. Aubert au capitaine Richebourg portât
jusqu’à Rome une remontrance identique. Mais le pape Paul VI, qui était féru de
littérature française, n’aura apparemment jamais lu Mutinerie à bord.
Jacques Perret y parlait mieux que personne du discours pontifical du 7
décembre 1968, comme il y parlera, aussi longtemps que vivra la langue
française, de toutes les défaillances fondamentales de l’autorité.
Quelques heures après la respectueuse mais vaine
observation de M. Aubert, l’équipage massacre le capitaine et le second. Les
mutins coulent le navire. Ils partent en canots et assassinent le mousse, parce
que toute défaillance grave de l’autorité entraîne le massacre des enfants.
On peut se demander ce qui serait arrivé si le
capitaine avait tout de suite enquêté sur le vol et sans hésitation brûlé la
cervelle (comme on disait autrefois) du premier à refuser obéissance. Mais peu
importe. L’important est que le capitaine était là pour ne pas céder quand il
ne faut pas céder, quoi qu’il puisse arriver. En cédant il n’a évité ni une
mutinerie ni un massacre qui n’étaient peut-être pas évitables : mais en cédant
il y a en quelque sorte consenti. Mutinerie à bord contient ainsi la
substance vivante de plusieurs traités et discours sur le commandement,
l’ordre, la société. On peut le relire autant de fois qu’on le voudra. C’est un
chef-d’œuvre où l’art et la pensée marchent, comme il se doit, d’un même pas.
C’est un regard sur l’être des choses qui est d’une admirable sûreté.
Par Jean Madiran
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