vendredi 9 janvier 2015

Une parabole pour notre temps


Une parabole pour notre temps
L’Orient-Le Jour
Mercredi 20 novembre 2013 N°13902

Le philosophe et chroniqueur catholique français Jean Madiran nous a quittés le 31 juillet dernier à l’âge de 93 ans, « en première ligne jusqu'au bout : à la dentelle du rempart ». Une dentelle faite de rigueur d’écriture et de précision du langage philosophique et théologique, pour ce bretteur cuirassé d’une intelligence et d’une plume exceptionnelles. Héritier de la pensée impersonnelle d’un Aristote ou d’un saint Thomas d’Aquin, il ne fondera pas un système philosophique nouveau si original soit-il, pas plus que son nom ne s’attachera au « récit des aventures intérieures du penseur » à quoi se résume globalement la philosophie moderne et contemporaine. Auteur d’une bonne quarantaine d’ouvrages et de milliers de chroniques, c’est en virtuose du verbe qu’il analyse et dissèque l’hérésie du XXe siècle qui ravage l’Eglise et le monde en proie au même mal : le modernisme et son culte de l’homme devenu le centre du monde. Non pas que le culte de l’homme n’eût jamais aucun titre à l’existence. Mais ce fut un culte rendu à plus grand que soi. « Ce fut le culte des morts. Ce fut le culte élevé par la piété filiale. Ce fut le culte rendu à ceux à qui nous devons la vie physique, la vie morale, la vie religieuse ; ceux qui nous ont transmis et appris la loi naturelle, la foi chrétienne et les humbles honneurs des maisons paternelles. »

En hommage à cet immense esprit, j’ai choisi de livrer aux lecteurs de « L’Orient-Le Jour », avec l’aimable autorisation de la revue « Reconquête » dont il est tiré, cet article, paru sous le titre de « Mutinerie à bord, Jacques Perret, héraut du parti français », si instructif sur notre triste quotidien de Libanais.-- Carlos Hage Chahine

Chacun a ses préférences. La mienne, c’est Mutinerie à bord. Les amateurs, et même les connaisseurs, semblent l’ignorer. Georges Laffly, qui fut le maître d’œuvre du numéro d’Itinéraires sur Jacques Perret, en 1978, et qui à nouveau vient de réaliser l’année dernière un épatant dossier « Perret fidèle et rebelle » dans la revue Certitudes, ne me paraît pas placer Mutinerie à bord au premier rang ; ni même lui consentir une mention honorable. C’est le livre qui commence ainsi :

« En mai 1864, il y avait dans le port de Cette un trois-mâts nantais qui portait un nom rare et édifiant : Fœderis Arca. C’était l’arche d’alliance, la nef mystique, la communion des fidèles, le refuge des pécheurs… »

Un mois plus tard le navire au nom de nef mystique disparaissait en mer, à la suite d’une mutinerie dont le récit fait tout l’ouvrage, qui est de 1948. Il a été réédité une première fois en 1953, une seconde en 1969. L’année précédente le pape Paul VI avait, en la vigile de l’Immaculée Conception, parlé de la mutinerie dans l’Eglise : « inquiétude, autocritique, on dirait même auto-destruction, bouleversement intérieur aigu et complexe ». C’est pourquoi nombreux étaient ceux « qui attendent du pape des interventions énergiques et décisives ». Mais le pape annonçait qu’il n’en ferait rien, qu’il attendrait avec confiance que Notre Seigneur vienne lui-même apaiser la tempête.

Jacques Perret décrit avec une exactitude météorologique la montée de la mutinerie à bord, mettant en un relief irrécusable le processus de démission par lequel une autorité se défait elle-même : il lui suffit d’accepter, fût-ce tacitement, ce qui n’est pas acceptable. Le difficile, c’est qu’on ne sait pas toujours très bien à quel moment commence ce qui est vraiment inacceptable.

Les choses sont déjà bien avancées au vingt-septième jour de la traversée. La mauvaise volonté de l’équipage du Fœderis Arca ne faiblit pas quand vient un coup de tabac et se maintient jusque dans les manœuvres qui, pour un rien, peuvent dégénérer en fausse manœuvre et en avarie. Tout l’équipage est complice d’un vol permanent de vin dans la cargaison, source de libations clandestines qui deviennent habituelles et qui excitent l’esprit d’insubordination. Le commandant Richebourg n’a pris aucune des mesures d’enquête et de surveillance que son second, Aubert, n’aurait pu faire exécuter, car il se heurte immédiatement, sans auxiliaire, à une malveillance compacte. En ce vingt-septième jour se place, entre le commandant Richebourg et le second Aubert, le dialogue qui est le sommet du livre.

« Je me rends bien compte, dit le commandant, que j’ai perdu la main. Je ne suis plus d’âge à retrouver la poigne.

- On devient trop bon, dit Aubert à tout hasard.

- Ces maudits salopards ne doivent rien à ma bonté. Mon père sans doute en aurait déjà pendu un ou deux. Moi aussi je l’aurais fait, jeune capitaine de vingt-quatre ans, à une époque où les balançoires de l’opinion publique et la pleurnicherie des moralistes ne venaient pas encore flanquer la pagaye dans les lois naturelles de la navigation. Vous ne dites rien, Aubert ?

- L’usage du pistolet vous appartient, capitaine. »

Aubert fait l’optimiste, c’est-à-dire triche un peu sans y croire :

- En fin de compte le bateau taille sa route et nous voilà tout de même à moitié chemin.

- Je remets donc l’autre moitié entre les mains de Dieu, déclara M. Richebourg.

« Le second admit qu’un capitaine pouvait à bon droit compter sur la Providence, mais fit respectueusement observer que, pour commencer, c’était plutôt Dieu qui mettait les bateaux entre les mains des capitaines. »

C’est moi qui souligne. Perret ne souligne pas, il dit sans souligner ; il fait un récit et non un traité ; il raconte sans expliquer ; mais il raconte comme peut raconter celui qui sait les choses, sans ignorer ni cacher ce qui permet de comprendre, ce qui peut instruire. Mutinerie à bord me parut un apologue écrit tout exprès pour que la respectueuse observation de M. Aubert au capitaine Richebourg portât jusqu’à Rome une remontrance identique. Mais le pape Paul VI, qui était féru de littérature française, n’aura apparemment jamais lu Mutinerie à bord. Jacques Perret y parlait mieux que personne du discours pontifical du 7 décembre 1968, comme il y parlera, aussi longtemps que vivra la langue française, de toutes les défaillances fondamentales de l’autorité.

Quelques heures après la respectueuse mais vaine observation de M. Aubert, l’équipage massacre le capitaine et le second. Les mutins coulent le navire. Ils partent en canots et assassinent le mousse, parce que toute défaillance grave de l’autorité entraîne le massacre des enfants.

On peut se demander ce qui serait arrivé si le capitaine avait tout de suite enquêté sur le vol et sans hésitation brûlé la cervelle (comme on disait autrefois) du premier à refuser obéissance. Mais peu importe. L’important est que le capitaine était là pour ne pas céder quand il ne faut pas céder, quoi qu’il puisse arriver. En cédant il n’a évité ni une mutinerie ni un massacre qui n’étaient peut-être pas évitables : mais en cédant il y a en quelque sorte consenti. Mutinerie à bord contient ainsi la substance vivante de plusieurs traités et discours sur le commandement, l’ordre, la société. On peut le relire autant de fois qu’on le voudra. C’est un chef-d’œuvre où l’art et la pensée marchent, comme il se doit, d’un même pas. C’est un regard sur l’être des choses qui est d’une admirable sûreté.

Par Jean Madiran

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