mardi 15 décembre 2020

La Laïcité de l'Etat au risque de la confusion du langage

 

Une grande confusion dans le langage estompe aujourd'hui le concept authentique de la laïcité de l'Etat, inventée par le christianisme. Malheureusement, c'est du rang même de l'Eglise que des voix haut placées dans la hiérarchie ecclésiale, sans en excepter le Patriarche maronite lui-même, se sont mêlées d'en rajouter.

Aussi, ayant tenté de la dégager des altérations nombreuses qui l'ont recouverte, je vous propose une autre lecture, aussi fidèle que possible, du sens originel de cette notion. 

 

La laïcité DE L’ETAT

AU RISQUE DE la confusion du langage

 

La laïcité : principe et contrefaçon

Le principe de la laïcité de l’Etat fait son entrée dans l’histoire avec le christianisme. Totalement inédite dans les annales de l’humanité, une autonomie pleine et entière est alors reconnue à l’Etat dans son domaine. Si le principe est dû au Christ, la doctrine, elle, est « l’œuvre des siècles chrétiens, et leur honneur ». La laïcité de l’Etat postule une distinction entre les pouvoirs spirituel et temporel. Mais qui dit distinction ne dit pas forcément séparation. Il y a loin que l’autonomie soit synonyme d’indépendance. Et précisément, au sens de l’Eglise, la distinction n’est pas davantage la séparation que le brouillage des plans. Les deux pouvoirs sont unis, sans se confondre, distincts sans se séparer. Or en dehors de la parenthèse chrétienne, l’histoire de l’humanité n’a fait que fluctuer entre deux schémas diamétralement opposés, l’un et l’autre prétendant être l’unique tout de l’être humain : tantôt le spirituel a été absorbé dans le temporel, tantôt l’inverse, le temporel absorbé dans le spirituel. Dans les deux cas, l’individu est le jouet d’un totalitarisme écrasant. En traçant une distinction entre les multiples touts auxquels appartient l’individu, et notamment entre la cité de Dieu et la cité terrestre, c’est la charte et la condition même de ses libertés que la laïcité de l’Etat définissait.

La conception que l’Eglise se fait de la laïcité de l’Etat a été formulée explicitement sans jamais varier depuis saint Jean Chrysostome (ca 350-407) et le pape saint Gélase 1er (492-496). Mais comme l’Evangile d’où elle tire son origine, la laïcité hors de l'Eglise est devenue folle. Et le principe, dénaturé par le laïcisme moderne, héritier des « Lumières », qui s’entend à singer l’Eglise, est non moins explicitement transgressé depuis 1905, avec la promulgation de la loi française sur « la séparation des Eglises et de l’Etat ». Le cardinal Charles Journet l’a bien souligné : « Si l’erreur antique confondait dans l’idolâtrie le spirituel et le temporel, l’erreur moderne tend au contraire à les disjoindre ». D’où la proclamation par l’Etat de sa neutralité religieuse, son émancipation à l’égard de la morale, sa promotion de l’hédonisme, de la licence sexuelle, du « droit au blasphème », etc., etc. ; avec les conséquences incalculables qu’un tel divorce fait peser sur la vie des individus et des nations. Aussi vrai que la séparation de l’âme et du corps signifie la mort, ces dérives, substantiellement liées à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, sont la ruine des civilisations.

D’où la mise au point du pape Pie xii. C’était en 1958 dans son Allocution à la colonie des marches à Rome. « Il y a des gens, en Italie, qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n'était pas un des commandements de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Eglise, de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Eglise ».

 

Fondement de la « légitime et saine laïcité » de l’Etat

Une tradition immémoriale de l’Eglise conditionne le salut de l’homme à la connaissance des trois vertus surnaturelles dites théologales. « Tria sunt homini necessaria ad salutem » : la foi, l’espérance et la charité, contenues dans le credo ou le Symbole des Apôtres, le Notre Père et les dix articles du Décalogue. Elles nous instruisent de ce qu’il faut croire, de ce qu’il faut désirer, de ce qu’il faut faire. Il s’y ajoute les sacrements qui sont les canaux de la grâce. Loin d’être une faculté laissée à la discrétion des fidèles, ils sont indispensables à la nature humaine blessée quoique non irrémédiablement déchue à la suite du péché originel. Sans leur secours, la nature humaine est incapable de rester fidèle à la doctrine et la science du salut. Pour faire connaître aux hommes ces vérités surnaturelles, qui sont tellement au-dessus de la raison humaine, Dieu s’est communiqué par la voie de la Révélation. Ce fait historique ne pouvait être que particulier, au bénéfice de certains, à charge pour eux de le transmettre en accord avec la nature universaliste du message évangélique.

Si dans le domaine propre du « révélé », la raison humaine est muette, il ne convenait pas que Dieu, le père de tous, laissât le reste de l’humanité dans une obscurité totale. Au sens chrétien, le fondement de la laïcité repose sur la certitude que Dieu n’a pas pu priver des lumières de la raison les peuples qui n’ont pas reçu la Révélation. Il existe, commune aux croyants et aux incroyants, une loi naturelle qui, comme son nom l’indique, est profane, tirée de la nature des choses. Aussi, pour tout ce qui touche à la conduite de la vie temporelle, Dieu a donné à tous les hommes la même aptitude à la connaissance. La raison humaine, seulement blessée, est encore capable, au terme d’une longue recherche mais non sans risque d’erreurs, de peu à peu accéder à la vérité. Pour ce qui est du droit, qui roule sur le commerce de « res exteriores » mettant en rapport des hommes de confessions différentes, il vaut mieux qu’il se fonde sur des raisons accessibles à tous. Il y faut donc nécessairement une source laïque, autonome et profane à laquelle l’homme puisse accéder « per sua naturalia », par les moyens « naturels » de l’esprit humain : la raison et l’observation de la nature. Du reste, sur les affaires terrestres qui ne touchent pas à la conduite chrétienne en vue du salut, l’Evangile n’en dit mot. A deux frères venus lui demander une consultation juridique, le Christ leur dit : « Homme, qui m’a établi pour être votre juge, ou pour faire vos partages ? » (Lc 12, 14).

Non que les hommes d’Eglise fussent incapables de se prononcer sur les choses terrestres. « Ne savez-vous pas, dit saint Paul, que les saints jugeront le monde ? Et si c’est par vous que le monde doit être jugé, êtes-vous indigne de rendre des jugements de moindre importance ? » (I Co 6, 2). Au fil des siècles, saints et papes n’ont pas arrêté d’exhorter chacun des deux pouvoirs à ne pas outrepasser les bornes de son domaine. Mais ne nous y trompons pas. Au Ve siècle, le pape saint Gélase 1er, une fois rappelée la distinction, opérée par le Christ, entre les devoirs de chaque puissance, en motive les limites respectives par la nécessité de prévenir « tout retour de l’humain orgueil ». Ecoutons-le : « Mais, depuis l’avènement de Celui qui, seul, aurait pu se dire à la fois vrai roi et vrai prêtre, il n’appartient plus à aucun empereur de prendre le titre de pontife, et à aucun pontife de revendiquer la pourpre royale […]. Le Christ, en effet, conscient de la fragilité humaine, a voulu que les autorités chargées de pourvoir au salut des fidèles, fussent équilibrés dans une prudente ordonnance. Il a donc distingué les devoirs de chaque puissance. Il leur a assigné à chacune leur rôle propre et leur dignité spéciale. Il a opposé ainsi le remède salutaire de l’humilité à tout retour de l’humain orgueil […]. » Rappelant au sens de la hiérarchie des occupations, les ecclésiastiques qui avaient un peu trop tendance à les oublier, saint Bernard ne se gêne pour leur en remontrer : « Il est indigne de vous de vous absorber dans de telles occupations alors que de bien plus importantes vous réclament ».

 

La doctrine catholique de la laïcité

Ce n’est pas tout de déclarer le temporel et le spirituel distincts sans être séparés. A la vérité, la relation entre les deux sphères n’est pas aussi aisée que si l’une se réduisait au matériel visible et l’autre à l’immatériel invisible. S’il en était ainsi, objecte Journet, elle tournerait à la séparation vers laquelle a dérivé le monde sécularisé moderne. Seraient-elles au contraire unies qu’il faudrait préciser les modalités de leur union. En l’occurrence, il est inenvisageable de les placer sur un même plan sous peine de conduire à une impasse au cas où l’une viendrait à empiéter sur l’autre. Elles ne peuvent s’unir que hiérarchiquement. Tandis que pour le laïcisme, naguère exprimé par Jacques Chirac, « aucune loi morale ne saurait primer la loi civile », pour l’Eglise, au contraire, à raison de la primauté du bien commun et du principe de subordinations des fins, la souveraineté reconnue au temporel dans son ordre, est une souveraineté relative et non absolue, le tout temporel étant subordonné au tout spirituel comme l’inférieur au supérieur et le corps à l’âme.

 

La primauté du bien commun

Dans son rapport à l’individu, l’intérêt de la nation prise comme tout l’emporte sur celui de l’individu pris comme partie. Le bien, affirme Aristote, « assurément aimable même pour un individu isolé, […] est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités. » A dix-sept siècles de distance, saint Thomas d’Aquin reprend à son compte l’affirmation du Stagirite : « Le bien de la nation est plus divin que le bien d’un seul homme ». Le Docteur commun n’hésite pas à ajouter que « pour le bien commun d’une communauté spirituelle ou temporelle, il est vertueux de risquer sa vie. »

L’assertion de la primauté du bien commun sur le bien particulier est un corollaire du principe de totalité : « Le bien du tout, tranche saint Thomas d’Aquin, l’emporte sur celui de la partie ». Il exprimait à sa façon l’observation d’Aristote dans sa Politique : « Le terme propriété s’emploie de la même façon que le terme partie : la partie n’est pas seulement partie d’une autre chose, mais encore elle appartient entièrement à une autre chose ; et il en est aussi de même pour la propriété » (Livre I, 4). Et Pie xii : « Il [le principe de totalité] affirme que la partie existe pour le tout, et par conséquent le bien de la partie reste subordonné au bien de l’ensemble ; que le tout est déterminant pour la partie et peut en disposer dans son intérêt. »

L’application du principe de totalité à un corps moral tel que la communauté politique, s’explique par analogie avec le corps humain : « Il est naturel, remarque saint Thomas d’Aquin, que la partie s’expose pour la conservation du tout : ainsi, la main s’expose au coup, sans qu’il soit besoin de délibérer, pour la conservation du corps tout entier » ; « s’il est nécessaire au salut du corps humain tout entier de couper un membre, par exemple parce qu’il est infecté et infecterait les autres, on le fait à juste titre ».

Sous cette réserve fondamentale, véritable rempart des libertés individuelles, que la comparaison avec le corps humain trouve sa limite dans la destinée surnaturelle de la personne humaine. Le bien commun de la nation, fût-il plus divin que le bien d’un seul, ne saurait primer le bien de son âme : « La vie humaine, explique Jean Madiran, n’est moralement supérieure au bien commun national que par sa destinée surnaturelle […] La nation ne demande au citoyen que le sacrifice de son existence temporelle […] elle n’exige pas que la personne lui sacrifie son salut éternel ».

 

La finalité de la Cité

Le principe de la primauté du bien commun comporte une nuance de taille par rapport au principe de totalité. « Le corps social, observe Jean Madiran, ne dirige pas l’homme comme le corps humain dirige la main : c’est l’homme qui a la charge de se diriger lui-même conformément à sa nature. » La spécificité du bien commun tient dans ce que, sans être un bien particulier, il est le meilleur bien des particuliers. Cela résulte de la nature même de l’homme qui, en tant qu’animal social, ne peut trouver son épanouissement et développer toutes ses virtualités que dans la communauté politique où ses facultés se déploient pleinement. On oublie que si « le bien de la nation est plus divin, selon saint Thomas d’Aquin, que le bien d’un seul », la communauté, selon Pie xii, est le lieu et « le grand moyen voulu par la nature et par Dieu […] pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales ». C’est que l’homme est un composé de corps et d’âme. Et que la cité terrestre est ordonnée « à un bien commun temporel qui n’est pas seulement d’ordre matériel, mais aussi et principalement d’ordre moral : la vie humainement bonne (vie vertueuse) de la multitude rassemblée en un corps social » (Maritain). Il ne s’agit pas pour la cité de réaliser le bien moral, mais « d’assurer à ses membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie proprement humaine ». « Or, poursuit Maritain, la droite vie humaine ici-bas suppose l’ordination de l’homme à sa fin dernière, qui est surnaturelle […] ; le bien de la cité doit donc être ordonné à cette même fin surnaturelle qui est celle de chaque homme en particulier ; la société civile doit poursuivre le bien commun temporel selon qu’il aide les hommes à obtenir la vie éternelle ». Et ailleurs, le philosophe catholique précise que la Cité est tenue « de ne poursuivre le bien temporel, qui est son objet immédiat, qu’en respectant la subordination essentielle de celui-ci au bien spirituel et éternel, auquel chaque personne humaine est ordonnée ; […] ».

 

La subordination des fins

De la communauté la plus élémentaire : la famille, jusqu’à la communauté totale qu’est l’univers, en passant par les communautés médianes telles que la famille, l’existence humaine est insérée dans un réseau de touts divers et hiérarchisés. Selon les lois de gradation de l’univers, de même que le bien d’un individu est ordonné au bien commun de la cité, comme la partie au tout, de même le bien d’une partie de l’univers est ordonné au bien de l’univers.

La subordination d’un bien commun inférieur à un bien commun supérieur est « fondée elle-même sur la subordination des fins », la cité non plus que l’homme n’étant une fin dernière. Le principe de totalité postule que les divers touts, étant, comme parties, ordonnés à leur tour à une fin ultérieure, la fin dernière de la partie n’est pas le tout auquel elle est ordonnée, mais la fin dernière du tout auquel elle est ordonnée. Ce qui signifie que l’homme, au bout du compte, n’est pas ordonné à l’univers, ce dernier n’étant pas lui-même fin dernière, mais à la fin dernière de l’univers, c’est-à-dire Dieu.

Il est vrai qu’en application de la hiérarchie des biens communs et du principe de la subordination des fins, « le bien commun universel qui est Dieu est supérieur au bien commun moins universel des sociétés humaines » (De Corte). En application du même principe, les fins d’ordre naturel des cités, sont subordonnées aux intérêts d’ordre surnaturel de l’âme (Villey). Ainsi par exemple le mariage chrétien, une des rarissimes questions mixtes qui touchent à la fois au temporel et au spirituel, en tant qu’il figure l’union de Jésus-Christ et de l’Eglise, ainsi donc le mariage chrétien fait exception à la laïcité de l’Etat, le temporel étant par nature subordonné au spirituel. Or par sa vocation surnaturelle, étant directement ordonné au Bien commun transcendant de tout l’univers, c’est-à-dire à Dieu Lui-même, comme à sa fin éternelle, l’homme a « à ce titre la dignité d’un tout (plus éminemment que l’univers physique tout entier, puisque Dieu est beaucoup plus intimement la fin d’une âme que de tout l’univers des corps) » (Maritain). Aussi et à ce titre, l’homme dépasse la cité et échappe à l’ordination politique, le bien de son âme primant le bien collectif temporel du groupe ; le bien de la cité, qui est terrestre, « reste infiniment au-dessous de la souveraine béatitude de l’homme » (Maritain) qui est en Dieu[1].

D’où la protestation de Pie xii : « On ne peut restreindre le pouvoir du pasteur aux choses religieuses. La première chose à remarquer est assurément la tendance qui ose réduire et limiter le pouvoir des évêques (sans en excepter le Pontife Romain), en tant qu’ils sont pasteurs du troupeau qui leur est confié. Elle restreint leur autorité, leur office et leur vigilance à des fins précises concernant les matières strictement religieuses, la promulgation des vérités de la foi, la réglementation des pratiques de piété, l’administration des sacrements de l’Eglise et l’accomplissement des fonctions liturgiques. Elle veut écarter l’Eglise de toutes les entreprises et affaires qui concernent la vie réelle, “la réalité de la vieˮ comme on dit, parce qu’elle serait en dehors de son pouvoir. Cette mentalité s’exprime parfois brièvement en ces termes dans les discours de certains catholiques laïques même haut placés : “Les évêques et les prêtres, nous les voyons, les écoutons et les fréquentons volontiers dans les églises, mais sur les places publiques et dans les bâtiments publics où l’on traite et décide les choses de ce monde, nous ne voulons pas les voir ni entendre leur voix. Là, c’est nous les laïcs - et non les clercs de quelque dignité ou rang que ce soit - qui sommes juges légitimes.ˮ

Contre des erreurs de ce genre, poursuit le défunt Pape, il faut tenir ouvertement et fermement que la puissance de l’Eglise n’est pas limitée “aux choses strictement religieusesˮ, comme on dit, mais que toute la matière de la loi naturelle, ses principes, son interprétation, son application, pour autant qu’il s’agit de son aspect moral, relèvent de son pouvoir ».

 

La confusion du langage

Le confessionnalisme a si mauvaise presse au Liban que ses pourfendeurs ne regardent plus à la rigueur terminologique. Redondance et confusion reviennent dans tous les discours. Il n’est pas jusqu’au plus haut sommet de la hiérarchie de l’Eglise maronite qui n’y verse. Tandis qu’en Occident on n’a pas accoutumé d’entendre dans la bouche d’un ecclésiastique des propos à connotation politique - la fibre laïciste s’y oppose fermement - il ne se passe quasiment pas un dimanche sans que le chef de l’Eglise maronite ne se prononce, dans ses homélies, sur des sujets d’actualité politique. Il faut lui reconnaître ce courage de défendre inlassablement les intérêts politiques vitaux (aujourd’hui on les nomme existentiels), des Libanais en général et des chrétiens en particulier. Ce faisant il est dans son droit (comme on le verra plus loin), bien qu’il s’en explique mal, et son mérite ne lui sera point ôté. Dans leur ensemble, les détracteurs du système politique libanais martèlent, sur le confessionnalisme et l’Etat civil (ou laïque) précisément, des positions confuses et incohérentes.

L’incohérence d’abord : A l’occasion de la rencontre qui s’est tenue le 30 septembre au couvent de la Sainte famille à ‘Ibrine, pour célébrer l’émission d’un timbre à l’effigie du patriarche Hoayek, le Patriarche maronite, confondant le bon et le mauvais confessionnalisme, critique, sans se soucier de ne pas se contredire, une confessionnalisation, voire une religionnisation (je traduis fidèlement son néologisme) à outrance, « absolument incompatible avec l’Etat civil ». Pour le chef de l’Eglise maronite, tout au Liban, depuis les portefeuilles ministériels jusqu’au moindre détail de la vie courante en passant par les postes administratifs, tout est matière à confessionnalisation. Et pourtant, quelques semaines plus tôt, en réaction aux discours de dignitaires chiites revendiquant tacitement ou implicitement une plus large participation au pouvoir, il ne s’embarrassait pas de s’opposer avec la dernière énergie, à toute remise en cause de la parité islamo-chrétienne qui est l’essence même du confessionnalisme.

La confusion des concepts : Dans un entretien avec Walid Abboud sur la chaîne de télévision libanaise mtv, le 31 août dernier, le patriarche Raï persiste et signe : « On a fait du Liban un Etat multiconfessionnel alors qu’à l’origine c’est un Etat civil (pour dire laïque) dès lors que nous autres séparons la religion de l’Etat. » Une remise en cause du système libanais confond et voue à la même détestation publique, confessionnalisme et autonomie législative et judiciaire en matière de statut personnel. Sauf à rougir de me répéter, il convient d’abord de préciser qu’il n’y a aucune antinomie entre le confessionnalisme d’une part, et l’Etat civil (pour dire laïque), d’autre part ; et qu’au Liban, ils ont toujours fait bon ménage. Du reste la circonstance n’a pas échappé à des personnalités de bords politiques opposés, peu suspects de connivence, tels que Samir Geagea ou Selim Jreissati, bien au fait de la vie institutionnelle libanaise. Estimant que le confessionnalisme est totalement incompatible avec l’instauration d’un Etat civil (ou laïque), le chef de l’Eglise maronite témoigne d’une confusion dans le langage. Hormis le statut personnel d’une part, qui, pour des raisons doctrinales tant chrétiennes (que l’on a vues plus haut), que musulmanes, fait exception à la laïcité, et le droit successoral propre aux communautés musulmanes d’autre part, la législation au Liban, essentiellement d’inspiration française, est entièrement profane.

Quant au confessionnalisme, il n’est rien d’autre qu’un gage de participation au pouvoir politique des minorités chrétiennes longtemps tenues par le passé pour des citoyens de seconde zone, à charge pour les politiques de tous bords d’œuvrer en vue d’un bien commun national. Conçu dans cet unique but, le confessionnalisme a été dévoyé de sa vocation originelle et ravalé au niveau de biens communs inférieurs, les biens des communautés, que l’on a confondus avec ceux des partis, quand ce n’était pas pour servir les desseins hégémoniques tantôt des unes, tantôt des autres[2], ou couvrir les biens privés des gouvernants. Mais le Patriarche commet une confusion autrement grave lorsqu’il oppose l’Etat religieux à l’Etat civil (ou laïque).

 

Etat religieux et Etat civil (ou laïque)

Dans un entretien accordé à la Voix du Liban et rapporté par la Markaziya du 26 août, le Patriarche maronite affirme que son prédécesseur Elias Hoayek « a voulu que le Liban fût totalement distinct de tous les Etats environnants en ce qu’il sépare la religion de l’Etat […] Au lieu de quoi nous nous acheminons vers un Etat religieux (…) ». Ce que faisant, Mgr Béchara Raï confond implicitement Etat religieux et Etat théocratique.

Un Etat religieux n’exclut nullement la laïcité de l’Etat. La juridiction qu’il suppose de l’Eglise sur la cité dans les nations ci-devant chrétiennes, signifie tout simplement la subordination du bien commun temporel au bien commun spirituel. Concrètement elle se traduit par des limites imposées à la laïcité de l’Etat toutes les fois que les exigences du salut éternel sont en jeu. La suprématie du spirituel sur le séculier et le religieux sur le politique intervient essentiellement d’une part, en matière de morale naturelle, où la « haute surveillance » de l’Eglise s’exerce aujourd’hui par condamnations, chaque fois que l’on se trouve en présence de « préceptes négatifs », en tant qu’ils « sont universellement valables […], obligent tous et chacun, toujours et en toute circonstance » (cf. Enc. Veritatis Splendor) ; et d’autre part, en vertu d’un « pouvoir indirect » chaque fois qu’en application d’une politique préjudiciable au salut des âmes, le pouvoir temporel entrave la mission surnaturelle de l’Eglise.

Le pouvoir indirect de l’Eglise sur le temporel relève d’une doctrine immuable qui reconnaît au spirituel le droit d’apporter au temporel des restrictions rendues nécessaires par sa connexion avec le bien des âmes. C’est de là que datent les premiers coups de massue contre l’institution multimillénaire de l’esclavage, la puissance du maître ayant été restreinte pour supprimer toute entrave à la vie sacramentelle de l’esclave ; et que son zèle pour les âmes fit déclarer à Pie xi que le communisme est « intrinsèquement pervers ». Dans cette catégorie sont à classer les interventions des évêques au Moyen Âge, lorsque l’Occident professait collectivement la foi chrétienne, pour défendre la vie des cités contre les invasions ; pour suppléer à un pouvoir légitime absent ou défaillant et sortir d’un état de chaos politique ; pour moraliser sinon limiter les guerres eu égard à leurs effets nuisibles sur le bien des âmes ; ou encore, selon Maritain, pour « subvenir aux besoins urgents des peuples, qui risquent de dévier spirituellement s’ils ne sont pas gouvernés ». Autant de circonstances où la foi des fidèles est positivement mise à mal ou en péril. Et c’est à l’aune de ce pouvoir indirect qu’il convient de considérer les interventions en politique de nos patriarches et de nos évêques dans nos pays d’Orient demeurés religieux. Ce faisant, l’Eglise ne s’arroge pas un pouvoir distinct du pouvoir spirituel, mais d’un seul et même pouvoir, le pouvoir spirituel précisément, « qu’il atteigne des choses de soi spirituelles, souligne le cardinal Journet, ou des choses de soi temporelles lorsque par accident elles sont devenues spirituelles ».

Pendant près de treize siècles, depuis le baptême de Clovis jusqu’à la Révolution française, la France fut une terre de chrétienté, une nation chrétienne sans pour cela devenir une théocratie. Ce qui lui a valu le titre de « fille aînée de l’Eglise », en référence à la conversion à la religion catholique, du roi des Francs et de près de 3.000 de ses guerriers. Comment les papes auraient-ils pu dire de la France qu’elle est « la fille aînée de l’Eglise » si l’Etat français n’était pas religieux et qu’il était libre à l’égard de Dieu et de ses lois ? Cela n’empêche pas qu’il soit laïque dans son domaine. C’est avec une rare vigueur qu’un philosophe catholique comme Jacques Maritain défend, sans la nommer, la vocation chrétienne de la France : « puisqu’en fait, par la grâce du Créateur, ce bien spirituel et éternel [auquel chaque personne est ordonnée], n’est pas la simple fin de la religion naturelle, mais une fin essentiellement surnaturelle, - l’entrée, par la vision, dans la joie même de Dieu, - la cité humaine manque à la justice, pèche contre soi-même et contre ses membres, si, la vérité lui ayant été suffisamment proposée, elle refuse de reconnaître Celui qui est la Voie de la béatitude. » « L’autonomie politique, observe Jean Madiran, n’est pas étrangère, elle ne peut pas être extérieure aux grands mystères et aux lois divines de la Création et de la Rédemption. L’“appel du Christ et de sa croixˮ s’adresse certes à toute âme individuelle et à sa vie intérieure, mais aussi à toute autorité temporelle en tant que telle. »

Une objection prévisible surgit aussitôt sur le point de savoir s’il est possible de concevoir un Etat religieux dans un pays multiconfessionnel tel que le Liban ? La réponse est à chercher dans ce que l’on entend par religion dont il importe de retrouver la vraie signification. On établit à tort un distinguo entre religion et morale, tandis que la religion est une des vertus morales, appelée la vertu de religion. « Décalogue », « commandements de Dieu » et « loi naturelle », sont trois vocables qui désignent une même réalité : la morale dite naturelle parce qu’elle est accessible (de soi sinon de fait) à la raison humaine. Que les commandements de la seconde Table, concernant nos devoirs naturels envers le prochain, appartiennent à la morale stricto sensu, ne diminue en rien la qualification morale des commandements de la première Table, concernant Dieu et nos devoirs envers Lui. Saint Thomas d’Aquin fait de la religion naturelle une vertu annexe dérivée de la vertu de justice. Pas plus que les autres ils ne sont inaccessibles à la raison humaine. Proportionnés à la raison naturelle, ils s’imposent moralement aux personnes et aux Etats, en tant qu’ils font partie de la loi naturelle, dont saint Paul dit qu’elle est inscrite dans le cœur de l’homme (Rm 2, 14-16). Si le pouvoir politique n’a aucune compétence quant à la religion révélée et sur ses dogmes, la raison, elle, est de soi capable « de la connaissance naturelle d’un Dieu créateur, providence et fin dernière ». Faute d’accès à la Révélation, la loi naturelle, accessible à tous, est apte à nous instruire avec certitude des vérités naturelles. C’est le dieu des philosophes, de Platon, d’Aristote et des stoïciens qui ont tous pressenti l’existence d’un Dieu unique, Créateur, cause finale et sommet du monde. Sans parler de Voltaire qui se refusait à penser de l’univers « que cette horloge marche et n’ait point d’horloger ».

Chrétiens et musulmans se réunissent en effet dans la foi en un Dieu créateur, législateur et fin dernière. En dépit des différences substantielles qui les sépare, il reste entre eux un lieu de rencontre dont j’ai pu dire qu’il « a toujours été l’occasion et la condition même de leur union »[3] : la loi naturelle commune à tout le genre humain. « L'ordre et l'harmonie divins dans le monde, disait Pie xii dans son message de Noël 1957, doivent donc être le principal point d’appui de l'action, non seulement des chrétiens, mais de tous les hommes de bonne volonté, en vue du bien commun ; leur conservation et leur développement doivent être la loi suprême qui préside aux grandes rencontres entre les hommes ».

Aussi à la louange de ses auteurs, la Constitution libanaise confirme explicitement la juridiction de la loi naturelle sur la cité. Par souci de ne pas manquer à la justice naturelle ni de pécher contre la nation libanaise et contre ses membres, ses rédacteurs ont respecté les commandements de la première Table, relatifs à Dieu. A l’article 9, ils ont pris soin de préciser que c’est l’Etat qui rend « hommage au Très-Haut », et à l’article 50, qu’ « avant de prendre possession de ses fonctions », le Président de la République nouvellement élu « jure par le Dieu Tout-Puissant, d’observer la Constitution et les lois du Peuple libanais, de maintenir l’indépendance du Liban et l’intégrité du territoire ».

Sans préjudice d’une laïcité bien comprise, enserrée dans de justes limites, l’Etat libanais, fidèle à la vertu de religion, confessant et honorant le Très-Haut, et à la morale naturelle commune, en respectant les « normes négatives », l’Etat libanais donc, pourvu que les mots aient encore un sens, est le modèle de l’Etat religieux.

 

CARLOS HAGE CHAHINE



[1] De là à conclure que le duel entre personnalistes et partisans de la primauté du bien commun tourne à l’avantage des premiers, il y a bien loin. Il ne faut pas se méprendre, en leur donnant une interprétation personnaliste, sur le sens des formules de Pie XI dans son encyclique Divini Redemptoris : « La Cité est pour l’homme, et non l’homme pour la Cité » ; et de Pie xii, dans son discours précité aux médecins neurologues : « L’homme dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. » En réalité, les deux déclarations pontificales sont à lire à la lumière du principe de totalité : « La Cité est pour l’homme en ce que l’homme est partie d’un autre tout », un tout surnaturel supérieur au tout de la cité, le Royaume de Dieu, qui est dans l’éternité.

 

[2] La double revendication de l’abolition du confessionnalisme d’une part, et de l’instauration d’un Etat civil ou laïque d’autre part, n’est pas dénuée d’arrière-pensées, sinon de mauvaise foi. Née dans les milieux de gauche, avant d’être appropriée par les manifestants, toutes tendances apparemment confondues, l’abolition du confessionnalisme et l’instauration de l’Etat civil achoppent sur l’antagonisme islamo-chrétien. Tandis que le chiisme politique brandit la déconfessionnalisation pour, paradoxalement, augmenter sa part du pouvoir aux dépens des chrétiens, à la faveur de la loi du nombre, les chrétiens, de leur côté, ripostent à la menace, pour la neutraliser, en proposant, ce qu’ils savent être une condition rédhibitoire pour l’Islam, l’instauration de l’Etat civil intégral, incluant nécessairement le mariage civil obligatoire.

[3] Pouvoir spirituel, pouvoir temporel (p. 128).