Les prémisses idéologiques de la loi du nombre
II - Démocratie classique
L’Orient-Le Jour
Mercredi 30 avril
2008
Dans un opuscule sur « les Deux
démocraties » Jean Madiran observe que « la désignation des
gouvernants par les gouvernés, selon divers systèmes électoraux, figure à
toutes les époques de l’histoire, avec une plus ou moins grande extension.
Selon les temps et les lieux, on a élu des évêques, des rois, des magistrats,
des présidents, des dictateurs [...] Non mélangée, la démocratie classique consiste
à n’avoir dans la cité aucune autorité politique dont le titulaire ne soit
directement ou indirectement désigné, pour un temps limité, par les citoyens,
qui sont tous électeurs ». Jusqu’ici rien ne distingue en apparence la
démocratie classique de la démocratie moderne. Mais en apparence seulement car
les deux démocraties se séparent sur le fondement donné à la loi. Pour les
tenants de la démocratie classique, c’est-à-dire jusqu’à la Révolution
française « et ensuite encore, mais alors par survivance de plus en plus
fragile, de plus en plus implicite », le fondement du pouvoir est la loi
naturelle, ou, comme disent les chrétiens, Dieu : « Tu n’aurais sur
moi aucun pouvoir, répond Jésus à Pilate, s’il ne t’avait pas été donné
d’en haut » (Evangile selon S. Jean, XIX, 11), « car il n’y a point
d’autorité, dit S. Paul, qui ne vienne de Dieu » (Epître aux
Romains, XIII). Au demeurant, et sauf à déifier la nature, les deux positions
se rejoignent dès lors que pour les théologiens catholiques, la nature est une
« cause seconde ». Mais alors, le peuple ? S’il n’est pas la
source du pouvoir, il est quoi alors ? En réalité le peuple est à la
démocratie ce que la naissance et l’hérédité sont à la monarchie : un mode
de désignation des gouvernants sans plus. Jamais les Anciens n’ont donné à la
démocratie comme fondement la volonté populaire. Il a fallu attendre l’époque
moderne pour le faire.
Qu’est-ce que la nature ? La loi
naturelle ?
La doctrine du droit naturel postule que le cosmos
est ordonné. Au regard d’Aristote, le père de cette doctrine, le monde est
l’œuvre d’une intelligence ou plutôt d’un fabricateur artiste. L’univers n’est
pas un amas d’individus ou d’atomes hétérogènes mais une collection bien faite
et rationnellement ordonnée de genres et d’espèces : à côté des
« substances premières » (les individus), on peut reconnaître
l’existence de « substances secondes » (les
« universels » : l’animal, l’homme, le végétal, le minéral...).
Chaque individu participe d’« une nature commune » celle du genre ou
de l’espèce dont il relève (Villey, op. cit. p. 164). Mais la nature dans
l’optique aristotélicienne-thomiste est plus riche. L’observation de la nature
a conduit Aristote à discerner dans les êtres et les choses outre les « causes matérielles » et les « causes efficientes » qui
n’intéressent plus que les savants, les « causes finales ». Saint
Thomas d’Aquin discerne ces fins dans les mouvements instinctifs des plantes ou
des animaux, tendus vers la conservation de leur être (pour la nutrition, la
défense de leur intégrité physique) ou la reproduction de l’espèce. « La
nature de chacun c’est sa fin » (Pol. I.2.8-1252 b). La nature de l’homme,
la nature de la société, c’est ce à quoi ils tendent. En ce qui touche les
êtres de la nature (les plantes, les animaux, les hommes mais aussi les
sociétés), la nature c’est donc leur essence, leur maximum d’être,
l’épanouissement de toutes les virtualités inscrites dans leur être. Ils
n’atteignent pas immédiatement à la plénitude de leur être. Aussi leur nature
n’est pas vraiment ce qu’ils sont aujourd’hui en « acte », mais ce
qu’ils sont en « puissance », ce qu’ils tendent à être, c’est-à-dire
leur fin.
Le bien dans la nature
Avec le dualisme cartésien qui met d’un côté la
matière et de l’autre l’esprit, les « fins » qui impliquent un
jugement de valeur vont être laissées aux philosophes car elles appartiennent
au monde de l’esprit et en tant que telles échappent au domaine des sciences.
Toute la pensée moderne portera désormais la marque de cette inspiration
cartésienne. C’est dans ce sillage qu’un Kelsen sépare radicalement l’être
(sein) du devoir être (sollen) pour situer dans l’esprit le siège du devoir
être. Ce sont désormais les idéaux subjectifs usinés dans l’esprit
et l’imagination qui vont remplacer les « fins » objectives qui sont
dans les choses. Tandis que pour saint Thomas d’Aquin, il y a du bien dans
l’être : « Bonum est in re » « ens et bonum
convertuntur ». Cela vaut également pour les sociétés qui sont des
êtres de nature. Comme la famille, communauté infra étatique, et la société
internationale, communauté supra étatique, la société est naturelle. L’homme,
dit Aristote, est un animal politique (du grec polis = cité). Cela veut
dire que l’homme est fait pour vivre en société. Non que les hommes aient
toujours vécu en société ou qu’il y ait eu des cités au commencement de
l’histoire. Mais que les hommes sont poussés à l’union et à l’entraide
mutuelle, par une sorte d’instinct, d’aspiration profonde. La société en ce
sens est dite antérieure aux hommes et ne doit rien à leur délibération. Les
sociétés existent avant que les hommes n’aient conçu de projet de société. Mais
que l’homme, ajoute Villey, n’est animal politique qu’en puissance, sauf à
s’efforcer qu’il le devienne en acte.
Le droit positif
Que le droit naturel soit latent, caché dans
les choses n’est pas une raison suffisante pour le nier et créer « ex
nihilo » un droit positif. L’essence des choses, leurs « causes
finales », la plénitude d’être vers quoi elles tendent, sont incluses et
découvrables dans la nature. Il revient à l’homme, en tant que partie de la
nature, participant à son œuvre, de vaincre la résistance qu’elle lui offre
afin d’extérioriser la loi naturelle inscrite dans son coeur. La convention
humaine s’ajoute ici à la nature. Pour la philosophie classique, la loi humaine
positive est l’expression de la loi naturelle. Selon les cas, elle vient
éclaircir ou déterminer ce que le droit naturel a d’indistinct ou de muet. Par
rapport à ce dernier, elle est toujours seconde. C’est lui qui la fonde. Cela
est difficile à admettre pour notre époque pénétrée de philosophie
kantienne. Convaincu que l’esprit humain ne peut atteindre à l’essence des
choses, l’homme moderne verse dans le positivisme et n’accepte d’autre législateur
que lui-même.
Mais il n’est pas à une inconséquence près. Il dénie
à l’intelligence (intus legere, lire au-dedans, à l’intérieur) sa
fonction première : le pouvoir de déchiffrer, dans le
spectacle de la Création, l’ordre qui régit les êtres et les choses, tandis
qu’il reconnaît à la Commission Internationale celui de déchiffrer, dans le
désordre et la désolation des scènes des attentats, la signature des criminels
qui ont fauché les figures emblématiques de la seconde indépendance. Il ne faut
cependant pas s’arrêter au discours de l’homme moderne. Il y a loin cependant
que ce qu’il dit coïncide avec ce qu’il fait. Dans sa critique de la pensée
juridique moderne, Michel Villey remarque que la science juridique rend un
compte inexact de la pratique juridique. Le spectacle que nous offre le
législateur dans son effort pour promulguer les lois confirme l’analyse du
droit naturel. Ainsi par exemple, et à bien considérer le processus de
formation des lois, depuis les travaux des commissions de parlementaires, de sages
ou de jurisconsultes, aux débats préparatoires au sein de l’Assemblée, force
est de dire que la loi humaine est davantage un aboutissement qu’une source.
Au sens classique, la démocratie est limitée par la
nature des choses, par la loi naturelle. La volonté générale n’en a nullement
la libre disposition. Qu’il soit monarque ou peuple, le souverain ne peut aller
contre la nature des choses. Pas plus que le roi ne pouvait disposer de la loi d’inaliénabilité
du royaume (dont il est l’usufruitier et non le propriétaire), les Libanais ne
peuvent disposer des constantes libanaises et de l’équilibre communautaire
qu’elles incarnent. Conformément à la philosophie aristotélicienne-thomiste,
l’art humain, la loi positive, doit s’adosser ici à la nature sous peine de
« [dégénérer] en pur arbitraire dépourvu de toute signification autre que
celle d’une volonté subjective, n’ayant à rendre compte à personne qu’à
elle-même » (Marcel De Corte, L’intelligence en péril de mort, 2e
éd. Dion-Valmont, Belgique, Dismas, 1987, p. 27). Si telle est la définition de
l’arbitraire, avec la démocratie moderne nous y entrons de plain-pied.
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