Les prémisses idéologiques de la loi du nombre
III - Démocratie moderne
L’Orient-Le Jour
Jeudi 1er mai 2008
La démocratie moderne est d’essence égalitaire. La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) énonce :
« Art. 1er - Tous les hommes naissent et demeurent libres
et égaux en droit... » Ce principe a pour corollaire immédiat que la
société naît de la libre décision des futurs associés tenus pour égaux. Car par
nature la société est inégalitaire et hiérarchique : les hommes naissent
inégaux par la fortune, par le milieu, par leurs aptitudes physiologiques et
intellectuelles, par le sexe. Et le lien social qui les relie est naturel et
antérieur à leurs volontés. Aussi pour qu’ils soient égaux, il faut que ce soit
sur la base de la volonté et non de la nature. L’égalitarisme moderne repose
forcément sur la volonté. « Art. 3. – Le principe de toute souveraineté
réside dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui
n’en émane expressément. Art. 6. – La loi est l’expression de la volonté
générale... » La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948
vient préciser : « Article 21, par. 3. – La volonté du peuple est le
fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit
s’exprimer par des élections honnêtes [...] au suffrage universel égal
[...] » Ce mythe de l’égalitarisme – il faudrait supposer, avec Jean
Madiran, que les hommes fussent nés « tout seuls, sans Dieu et sans parents,
enfants trouvés et pourtant adultes du premier coup : adultes
trouvés », ne devant rien à personne et pourvus d’un langage et d’une
intelligence déjà formés pour discuter de la structure de la société nouvelle à
construire – ce mythe égalitaire donc est lourd de conséquences.
Car pour la première fois dans l’histoire de l’humanité,
la volonté des hommes entre en conflit à une telle échelle avec la nature. La
loi humaine n’est plus l’expression d’une loi naturelle supérieure mais celle
du suffrage universel. Le philosophe français observe dans ses Droits de
l’homme (Paris, 1988), que les Déclarations de 1789 et 1948 renferment un
venin dont on n’a pas fini de découvrir les ravages. On a longtemps cru que le
discrédit et l’illégitimité frappant toute autorité n’émanant pas du suffrage
universel, se limitaient au domaine politique. On ne s’avisait pas qu’ils
allaient s’étendre aux autorités naturelles et surnaturelles qui ne sont pas
fondées sur le suffrage universel : l’autorité des parents sur les
enfants, du maître sur ses élèves, du chef d’entreprise sur son personnel, de
l’homme sur la femme dans le mariage, l’autorité du Créateur sur sa créature,
d’une loi morale universelle et intangible, d’une Eglise divinement instituée,
en la personne du pape et des évêques. On oublie que la Révolution française
fit élire les évêques au suffrage universel et prononça en 1798 l’abolition
d’une papauté qui n’émanait pas expressément du suffrage populaire. Encore
heureux que notre député chrétien de l’opposition n’ait pas suivi jusqu’au bout
l’exemple des Grands Ancêtres et se soit limité, dans sa contestation de
l’autorité de nos évêques, au périmètre de notre Eglise locale.
Le
peuple
La loi du nombre qui s’exprimerait, au Liban, par l’élection
du président de la République au suffrage universel égal ou par l’adoption
d’une loi électorale faisant dépendre l’élection des députés chrétiens du vote
musulman, procèderait à n’en pas douter de ce mythe égalitariste. Procédant
selon la méthode galiléenne résolutive-compositive, elle fragmente par
voie d’analyse les communautés naturelles intermédiaires en éléments simples
pour reconstituer le peuple à partir d’individus isolés tenus pour égaux. Comme
un mathématicien construit des figures à partir de lignes. Elle ignore les
réalités d’un peuple dont un chef d’Etat français donnait, dans la première moitié
du siècle dernier, la définition suivante : « Un peuple n’est pas
un nombre déterminé d’individus, arbitrairement comptés au sein d’un corps
social. Un peuple est une hiérarchie de familles, de professions, de communes,
de responsabilités administratives, de familles spirituelles, articulées et
fédérées pour former une patrie animée d’un mouvement, d’une âme, d’un idéal,
moteurs de l’avenir, pour produire, à tous les échelons, une hiérarchie des
hommes qui se sélectionnent par les services rendus à la communauté, dont un
petit nombre conseillent, quelques-uns commandent et, au sommet, un chef qui
gouverne. » Si cela était vrai d’un peuple homogène comme le
peuple français de cette époque, combien plus le serait-il du ou des peuples
libanais aujourd’hui ?
Le
Pacte national
On oublie trop souvent hélas que le pacte national
est un accord entre communautés plutôt qu’un « contrat social » entre
citoyens libanais ; et que le confessionnalisme politique tant décrié
aujourd’hui n’est pas tant le reflet d’une arriération mentale, comme certaine
intelligentsia tend à le croire et à le faire croire, que d’un compromis
historique. Au-delà de la « libanisation des musulmans et l’arabisation
des chrétiens » qu’il a opéré, selon les termes d’Edmond Rabbath, le pacte
de 1943 traduit en effet, dans le cadre libanais, un compromis tacite entre les
communautés chrétiennes et musulmanes, au terme duquel les chrétiens renoncent
de leur côté à l’espérance d’un foyer chrétien pour échapper à la dhimmitude
corrélative à la condition d’étrangers qui est la leur dans l’islam, tandis que
les musulmans renoncent du leur à faire de la religion islamique un critère
d’appartenance à la nation (la Oumma), et donc de discrimination entre
nationaux et étrangers. Ignorant les circonstances historiques particulières
qui ont présidé à sa naissance, l’égalitarisme inhérent au suffrage universel,
consommerait la ruine du Liban.
Justice
et égalité
N’allez pas croire que nous militions pour
l’injustice et l’inégalité. La justice a pour toujours partie liée avec
l’égalité qui lui est en quelque sorte consubstantielle. Le juste dit en effet
Aristote, c’est l’égal, « ison » en grec. Si je veux acheter
une once d’or à mon banquier, il faut que sorte de mon patrimoine une somme
d’argent exactement égale à son prix du marché :
1 once d’or = 920 US $ (au
cours pratiqué le 22 avril 2008)
Dans les échanges, il faut veiller à ce qu’une
rigoureuse égalité arithmétique soit observée entre les parties. En quel sens
alors un esprit aussi attaché à la philosophie aristotélicienne qu’un Marcel De
Corte, a-t-il pu dire que la société suppose les disparités entre les hommes ?
La nature s’oppose-t-elle à la justice ? Et si le juste est dans la
nature des choses comme le suppose la doctrine du droit naturel, peut-il
s’accommoder de l’inégal ? En fait, observe le philosophe belge, il n’y a
pas de société sans l’existence d’inégalités naturelles que les Anciens
considéraient comme heureuses et fécondes. Sans elles, point de société. Car
« on n’unit que le divers » ; « on n’unit pas des êtres
identiques. Il n’y aura jamais la moindre communication entre eux puisque des
êtres rigoureusement égaux n’ont rigoureusement rien à échanger » (De
Corte, De la Justice, p. 11). Or c’est précisément à raison de son inégalité que
« l’enfant à la mamelle, qui ne donne rien et reçoit tout, fait
effectivement partie [de la communauté familiale] au même titre que
l’aïeul plein d’expérience. En dépit et à cause de son inégalité
naturelle flagrante, il se trouve sur un pied d’égalité avec lui ».
Il s’agit là de la seule vraie égalité où « l’initié reçoit les bienfaits
[de la civilisation] de l’initiateur et se révèle capable d’en initier
d’autres », « le vide suscite immédiatement le plein, toujours prêt à
se déverser, comme dans les vases communicants » ; si bien que ces
« inégalités tutélaires, protectrices, salvatrices, secourantes,
coopératrices et concourantes [...] organisent elles-mêmes les seules
véritables égalités que toute vie sociale authentique manifeste ».
Les
deux égalités
En réalité le concept d’égalité dans la pensée
d’Aristote revêtait une signification beaucoup plus complexe et moins
réductrice que ce qu’en ont retenu les modernes. Aristote distinguait au sein
de la justice particulière qui a pour objet le droit, deux
types d’égalité entre citoyens. A côté de l’égalité arithmétique qui
trouve à s’exercer dans les « commutations », ou
« échanges », en grec « sunallagma », il existe un
autre type d’égalité, géométrique ou proportionnelle, qui s’exerce, elle, en
matière de « distributions » de charges, d’honneurs, ou de
magistratures. Le philosophe du droit, Michel Villey, l’illustre par cette
équation tirée de l’observation du paysage politique qui se déroulait en 1982
sous ces yeux :
François Mitterrand = Pierre Mauroy_____
Présidence de la République office de premier ministre
Transposée dans nos institutions libanaises, cette
égalité de rapports prévaut dans la répartition entre maronite, chiite et
sunnite des trois présidences : celle de la République, du Conseil et du
Parlement ; comme elle prévaut dans la répartition des sièges de
députés entre les deux grandes familles spirituelles comme, à l’intérieur
de ces familles, entre les différentes confessions ou communautés :
chrétiens
________ = musulmans_________
nombre de sièges au Parlement nombre de sièges au Parlement
La démocratie moderne ignore totalement cette seconde
dimension de l’égalité. Qui plus est, elle opère un retournement total de la
conception de l’arbitraire. En décrétant que la loi est l’expression de la
volonté générale représentée par la volonté de la majorité, la Déclaration des
droits de 1789 érige le peuple souverain en fondement du pouvoir et de la loi.
Les pouvoirs de la démocratie recevaient de la sorte une extension
illimitée ; moyennant quoi la démocratie en Occident s’estime en droit de
légaliser l’avortement, le mariage homosexuel, et bientôt l’adoption d’enfants
par des couples homosexuels, etc. etc. Désormais « ce sont les hommes
eux-mêmes qui s’investissent de prérogatives dont ils pourront aussi
arbitrairement se dépouiller » (réaction de l’Osservatore romano du
15 octobre 1948 à la Déclaration universelle des droits de l’homme de
l’ONU de 1948).
Le
péché d’Adam
Date terrible dans l’histoire du monde, conclut Jean
Madiran, que celle où les hommes ont décidé que la loi est « l’expression
de la volonté générale », représentée par la majorité. C’est la date où
« ils ont décliné au pluriel le péché originel. Car au singulier, vouloir
se donner à soi-même sa loi, c’est exactement le péché d’Adam selon sa plus
classique description : “Le premier homme pécha principalement en
recherchant la ressemblance de Dieu quant à la science du bien et du mal... en
ce sens que, par la vertu de sa propre nature, il se déterminât à soi-même ce
qu’il est bon ou ce qu’il est mal de faire...” (saint Thomas, Somme
théol., II-II, 163, 2), “afin que, comme Dieu, par la lumière de sa
nature, régit toutes choses, de même l’homme, par la lumière de sa nature, sans
le secours d’une lumière extérieure, pût se régir lui-même...” (saint
Thomas, Comm. des Sentences, II, XII).
****
Férus de culture classique ou pénétrés de bon sens,
ou les deux à la fois, les pères de l’indépendance et du pacte national ont eu
l’immense sagesse de tenir compte des constantes libanaises aussi bien dans la
confection d’une loi électorale conforme aux spécificités communautaires que
dans l’abandon de la loi du nombre, exprimé par le suffrage universel égal,
comme mode d’élection du président de la République. Qu’il nous suffise
aujourd’hui d’indiquer que ce savant dosage, même s’il n’est pas exempt
d’imperfections, comme toute œuvre humaine, doit être impérativement respecté
dans la loi électorale en gestation si l’on veut préserver l’équilibre et la
paix entre les diverses composantes de la société libanaise. Sous peine de voir
le remède, comme en pharmacie, se transformer en poison.
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