jeudi 9 avril 2020

LOI HUMAINE ET VERTU MORALE

Mettant à profit cette période de claustration forcée, je me suis essayé à une dissertation philosophique de classe de terminale et à l’usage des élèves de terminale, ou un peu plus avancés. Vous pourrez vous aussi, chers amis, lecteurs, parents actuels ou futurs, politiques d’aujourd’hui et de demain, y prendre le plus grand intérêt. Je l’ai rédigée dans les conditions particulières de confinement qui sont les miennes, loin de ma bibliothèque et des ouvrages de référence. Aussi citations et notes garderont-elles leur statut précaire aussi longtemps que les circonstances exceptionnelles que nous vivons n’auront pas changé.

LOI HUMAINE ET VERTU MORALE
Le regard de Marcel De Corte

On rougirait presque d’établir un rapport entre ces deux binômes, depuis que le kantisme régnant en maître sur les esprits de nos contemporains, a pris le contrepied d’Aristote, faisant de la morale une affaire autonome, strictement personnelle, n’obéissant à aucune autre injonction que celle que l’individu se donne à soi-même. Dans son Ethique à Nicomaque, le Stagirite énonce : « C’est la vertu qui paraît être avant toute autre chose l’objet des travaux du vrai politique ; ce qu’il veut, c’est de rendre les citoyens vertueux et dociles aux lois »[1]. Commentateur autorisé d’Aristote, Marcel De Corte affirme : « Le propre de la loi, de la vraie loi, est de rendre les hommes vertueux »[2]. Cependant l’assertion du Philosophe semble se heurter à l’objection d’Horace[3] qui s’interroge sur l’efficacité des lois là où les bonnes mœurs font défaut. Quid leges sine moribus ?[4] « Que sont les bonnes lois sans les bonnes mœurs ? » ou, selon une autre traduction : « A quoi bon les lois sans les mœurs ? »

Serions-nous face à un cercle vicieux, à deux propositions inconciliables ? Se peut-il tout simplement que, pour être efficace et remplir son office, la loi suppose que le terrain ait été par avance aplani et déblayé ?

Littéralement, l’interrogation d’Horace n’implique nullement l’inutilité absolue des lois. En réalité Cicéron précise et nuance les pensées du Philosophe et du poète : « Il faut bien comprendre, affirme-t-il, que les lois humaines, tant celles qui ordonnent que celles qui défendent, ne suffisent pas pour déterminer les hommes aux bonnes actions et les détourner des mauvaises » Sed vero intelligi sic oportet, et hoc, et alia jussa ac vetita populorum, vim non habere ad recte facta vocandi, et a peccatis avocandi »[5]. Nécessaires, les lois le sont donc assurément même si, selon Cicéron, elles sont insuffisantes en soi. Du reste on prête[6] à Horace, chose invérifiable mais très instructive, d’avoir retourné son adage en y incorporant la réciproque : Quid leges sine moribus, quid mores sine legibus ? « Que sont les lois sans les mœurs, que sont les mœurs sans les lois ? ». Principe et réciproque n’iraient pas l’un sans l’autre.

Confirmant l’enseignement d’Aristote, saint Pie X déclare, dans son allocution consistoriale du 18 (ou du 19 ?) décembre 1907, en allusion au baptême de Clovis et la conversion en masse des guerriers francs : « C’était une preuve de plus que les peuples sont ce que leurs gouvernements veulent qu’ils soient »[7]. Comme nous sommes loin de la maxime de Joseph de Maistre : « Toute nation a le gouvernement qu’elle mérite » ; ou de ses variantes : « les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent » ; ou encore : « les gouvernants sont à l'image des gouvernés » !

Bossuet nous rapporte que « le pape saint Grégoire, écrivant au pieux empereur Maurice, lui représente en ces termes les devoirs des rois chrétiens : “Sachez, ô grand Empereur, que la souveraine puissance vous est accordée d’en haut afin que la vertu soit aidée, que les voies du Ciel soient élargies et que l’empire de la terre serve l’empire du Cielˮ.

La pratique de la vertu indispensable au salut de l’âme serait donc non seulement une responsabilité individuelle mais aussi un objectif qu’il incombe aux pouvoirs publics d’en assurer la réalisation.
L’auteur des Oraisons funèbres explique pourquoi ce grand Pape fait obligation aux princes, d’élargir les voies du Ciel :

« Jésus-Christ a dit dans son Evangile : “Combien est étroit le chemin qui mène à la vie !”, et voici ce qui le rend si étroit. C’est que le juste, sévère à lui-même et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par les injustes passions des autres, et ne peut pas même obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude où il grimpe plutôt qu’il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, puissances du siècle ; voyez dans quel sentier la vertu chemine, doublement à l’étroit, et par elle-même et par l’effort de ceux qui la persécutent ; secourez-la, tendez-lui la main ; puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu’elle soutient au-dedans contre tant de tentations qui accablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des insultes du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies du Ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son âpreté rendront toujours assez difficile. »[8]

Le bien commun de la cité, que les gouvernants ont à tâche de poursuivre, semble donc être une condition sans laquelle le salut des âmes est lourdement compromis. D’une part, l’homme ne peut se parfaire et trouver son plein épanouissement qu’en société : « La perfection terrestre et temporelle de l’animal raisonnable, dit Maritain, a son point de réalisation dans la cité, meilleure en soi que l’individu »[9]. De tous les biens temporels, le bien commun de la cité est, pour l’homme, le meilleur de ses biens. La réalisation de cet objectif est donc nécessaire, sorte de préalable au salut des âmes. Faut-il rappeler que la grâce (le surnaturel) n’abolit ni ne remplace la nature[10]. Mais elle est loin d’être suffisante.

Car, d’autre part, le bien commun de la cité n’est pas le bien ultime de l’homme.

« De par son essence même, ajoute le philosophe, la cité est tenue […] de ne poursuivre le bien temporel qui est son objet immédiat qu’en respectant la subordination essentielle de celui-ci au bien spirituel et éternel, auquel chaque personne humaine est ordonnée. »[11]

D’où l’exhortation qui leur est faite par les Papes :

« Il y a deux personnes par lesquelles ce monde est souverainement gouverné : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal ; or, des deux, la charge des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils devront, au Jugement de Dieu, rendre compte au Seigneur pour les rois eux-mêmes.»[12]
« Notre autorité est telle, ô princes, que nous aurons aussi à rendre compte de vos actes ; il importe donc, que dis-je, il est nécessaire que nous soyons constamment en souci de votre salut, et que nous vous avertissions de ne pas échapper aux devoirs de votre charge. »[13]

Que la loi tende à rendre l’homme vertueux ne saurait donc faire de doute. Aristote s’en explique.

« C’est un fait d’expérience, écrit-il, que les arguments n’influencent que les esprits généreux, épris de noblesse morale, mais sont impuissants à inciter la majorité des hommes à une vie noble et honnête : la foule, en effet, n’obéit pas naturellement au sentiment de l’honneur, mais seulement à la crainte, ni ne s’abstient des actes honteux à cause de leur bassesse, mais par peur des châtiments ; car, vivant sous l’empire de la passion, les hommes poursuivent leurs propres satisfactions et les moyens de les réaliser, et évitent les peines qui y sont opposées, et ils n’ont même aucune idée de ce qui est noble et véritablement agréable, pour ne l’avoir jamais goûté. Des gens de cette espèce, quel argument pourrait transformer leur nature ?... En général, ce n’est pas au raisonnement que cède la passion, c’est à la contrainte. »[14]

Toutefois l’obéissance requise « n’est pas, selon Marcel De Corte, le résultat de la contrainte pure et simple ». Sauf exception, que ce soit pour marquer sa reconnaissance à l’égard des « grands hommes », ou pour punir les crimes qui menacent directement l’ordre social, la loi n’a pas pour mission de descendre « jusqu’à chacune des actions particulières de l’homme ». L’Etat ne peut, ajoute le philosophe, « déterminer par lui-même le redressement des conduites individuelles sans virer au despotisme moralisateur ».

En réalité la maxime énoncée par Horace, n’avait pas échappé à Aristote qui l’avait, quelques deux siècles plus tôt, fait sienne et développée dans sa Politique : « Les lois les plus utiles, les lois sanctionnées par l’approbation unanime de tous les citoyens, deviennent complètement illusoires, si les mœurs et l’éducation ne répondent pas aux principes politiques… »[15]. D’où il ressort deux points : 1) que les lois sans les mœurs sont illusoires ; et 2) que mœurs et éducation sont liées ; et elles le seront toujours intimement.

En effet « la pratique de toutes les vertus », qui est, selon Aristote, non seulement « le but de la politique », mais aussi « le plus élevé de tous » (voir note 1), est foncièrement tributaire des mœurs et, en particulier, des bonnes mœurs de la société. « Quant à la vertu morale, dit le Philosophe, elle naît plus particulièrement de l’habitude et des mœurs ; et c’est du mot même de mœurs que, par un léger changement, elle a reçu le nom de morale qu’elle porte ».[16] On retrouve la même idée dans son Ethique à Eudème : « Le moral, ainsi que le mot seul l’indique, vient des mœurs, c’est-à-dire des habitudes ; or, l’habitude se forme peu à peu par suite d’un mouvement qui n’est pas naturel et inné, mais qui se répète fréquemment. »[17]

Bossuet rappelle que « La force de la coutume et de l’habitude est douce, et l’on n’a plus besoin d’être averti de son devoir, depuis qu’elle commence à nous en avertir d’elle-même »[18]. Or l’habitude s’acquiert au sein de la famille qui a le soin exclusif d’éduquer les enfants dès leur plus jeune âge. « Car vivre dans la tempérance et la constance, dit Aristote, n’a rien d’agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d’être pénible en devenant habituel. »[19] Ainsi donc l’habitude est-elle fonction de l’éducation, pourvu que celle-ci soit dispensée « sous de bonnes lois »[20]. Car fussent-elles insuffisantes, voire illusoires sans le secours de l’éducation et des mœurs, les lois demeurent toutefois nécessaires.

Aristote s’en explique :

« Il ne suffit même pas que les hommes dans leur jeunesse reçoivent une bonne éducation et une culture convenable ; mais comme il faut, quand ils seront arrivés à l’âge viril, qu'ils continuent cette vie et qu’ils s’en fassent une habitude constante, nous aurons besoin de nouveau, pour atteindre ce résultat, du secours des lois. En un mot, il faut que la loi suive l’homme durant son existence entière ; car la plupart des hommes obéissent bien plutôt à la nécessité qu’à la raison, et aux châtiments plutôt qu’à l’honneur.[21] »

Et un peu plus loin :

« Si donc il faut, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, que l’homme, pour devenir un jour vertueux, ait d’abord été bien élevé, et qu’il ait contracté de bonnes habitudes ; s’il faut qu’ensuite il continue de vivre dans de louables occupations, sans jamais faire le mal ni de gré ni de force ; ces résultats admirables ne peuvent toujours être obtenus que si les hommes y sont contraints par une certaine direction d’intelligence, ou par un certain ordre régulier qui a la puissance de se faire obéir. - § 12. Le commandement d’un père n’a pas ce caractère de force ni de nécessité, non plus en général que le commandement d’un homme seul, à moins que cet homme ne soit roi, ou qu’il n’ait quelque dignité pareille. Il n’y a que la loi qui possède une force coercitive égale à celle de la nécessité, parce qu'elle est l’expression, dans une certaine mesure, de la prudence et de l’intellect. Quand ce sont des hommes qui s’opposent à nos passions, on les déteste, eussent-ils mille fois raison de le faire ; mais la loi ne se rend pas odieuse en ordonnant ce qui est juste et honnête. »[22]

Aussi pas de lois sans mœurs, pas de mœurs sans habitude, pas d’habitude sans éducation, c’est-à-dire sans les communautés naturelles. Et la chaîne des dépendances ne s’arrête pas là puisqu’il y manque le chaînon des modèles dont les familles ont tant besoin (voir infra).

« Responsable du bien commun qui ne se confond pas avec le bonheur personnel, encore qu’il en soit le prolongement, l’homme politique, dit De Corte, ne peut agir directement sur les citoyens en quête de leur bien propre, sans s’insinuer dans le secret même des âmes et agir à la place de l’être humain réduit à l’état de pantin mécanique. » Fondamentalement, la cité, dit Maritain, « est tenue d’assurer à ses membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie proprement humaine.[23] » Elle ne se propose pas de « réaliser le bien moral de chaque individu, mais d’assurer les conditions sociales de sa réalisation par chaque personne »[24]. L’Etat faillirait gravement à son devoir si, au lieu de les consolider, il sapait lui-même les digues de la paix civile et de l’ordre social. Rien n’est pervers comme de prendre part au déferlement inouï de la « culture de mort » et de corrompre ou de laisser corrompre les âmes par des lois contre nature allant jusqu’à ouvrir un « droit au blasphème », sous prétexte de liberté de conscience ou de droits de l’homme, plus spécieux les uns que les autres.

Encore une fois, l’Etat ne peut se passer d’assises morales plus ou moins saines, plus ou moins vigoureuses :

« L’art de gouverner les Etats, observe De Corte […], présuppose d’abord un minimum de raison régulatrice chez les citoyens. C’est pourquoi aucun système de législation ou d’administration ne peut remplacer les mœurs défaillantes. Si les cas particuliers d’immoralité ou d’amoralité se multiplient dans la communauté, l’Etat se trouve impuissant. […] Aussi le gouvernement des communautés humaines exige-t-il, au titre de condition nécessairement préalable, qu’une certaine moralité moyenne règne dans la cité. C’est dire qu’une forme religieuse est requise pour que la matière sociale ne se délabre pas. L’histoire porte ici témoignage : tous les démembrements des cités ont été précédés d’une crise morale et d’une crise religieuse conjointes […]. »[25]

Sans ce minimum de « moralité moyenne », l’atmosphère deviendrait irrespirable pour le commun des mortels. Ecoutons Jacques Maritain :

« C’est pour le bien des nations et des Etats, dit Maritain, non pour son bien à elle, que l’Eglise les aidait jadis à conduire leur œuvre temporelle d’une façon conforme aux exigences de la fin surnaturelle. L’apostasie des nations s’applique à la délivrer de plus en plus de ce soin. Comprenons bien ce qu’une telle apostasie signifie pour le monde. Quelle sorte de bienfait recevait-il autrefois de l’ordre qui le soumettait tant bien que mal à l’Eglise et à ses lois spirituelles ? L’Eglise ne le rendait ni saint ni juste ; il restait le monde. Elle ne le rendait ni confortable, ni reposant, ni suave ; il restait une vallée de larmes. Elle le rendait habitable. La multitude des hommes pouvait y accomplir sa destinée dans les conditions communes de la vie humaine, et sans être tenue à l’héroïsme. Si les saints se faisaient crucifier avec le Christ, c’était par amour, non par nécessité. Aujourd’hui le diable a tellement tout combiné dans le régime de la vie terrestre que le monde ne sera bientôt plus habitable qu’aux saints. Les autres y traîneront le désespoir, ou devront tomber plus bas que l’homme. Les antinomies de la vie humaine sont trop exaspérées, le poids de la matière trop aggravée, il faut, pour exister seulement, s’exposer à trop de pièges. L’héroïsme chrétien deviendra un jour l’unique solution des problèmes de la vie. Alors, comme Dieu proportionne ses grâces aux besoins, et ne tente personne au-dessus de ses forces, on verra sans doute coïncider avec le pire état de l’histoire humaine une floraison de sainteté… »[26]

Ce passage est capital sur un point : le rôle qu’il souligne en creux des élites. Quand les mœurs se déliteraient et que les nations ci-devant chrétiennes apostasieraient, tout n’est pas perdu pour autant ; il reste encore un espoir ; il reste encore un moyen de se relever. Et ce moyen réside dans les élites : les saints, les héros et les génies. Il convient de bien comprendre leur place et leur rôle dans la société.

Ecoutons Marcel De Corte :

« C’est la raison pour laquelle les gouvernants ont besoin d’élites qui maintiennent et proposent par leur exemple le difficile passage de la moralité imparfaite à la moralité plus parfaite […]. Aussi bien les nations qui sont dépourvues de saints, de héros, de génies, rétrogradent-elles rapidement dans l’anarchie ou dans la stagnation. Le bonheur est sans aucun doute diffusif de ses richesses… »

(La philosophie aristotélicienne-thomiste énonce que le bien est « diffusif de soi » en ce sens qu’il se communique, se répand et attire à lui. « A tous les degrés de l’échelle des êtres, remarque le P. Garrigou-Lagrange, nous voyons que le bien est diffusif de lui-même, bonum est essentialiter diffusivum sui ». Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’apercevoir que « tout nous inviterait au don de nous-mêmes […]. C’est ainsi que le soleil répand autour de lui la lumière et une bienfaisante chaleur, que la plante et l’animal adultes donnent la vie à une autre plante et à un autre animal, que le grand artiste conçoit et produit ses chefs­-d’œuvre, que le savant communique ses intuitions, ses découvertes, qu’il donne à ses disciples son esprit ; c’est ainsi encore que l’homme vertueux porte à la vertu et que l’apôtre, qui a la sainte passion du bien, donne aux âmes le meilleur de lui-même pour les porter vers Dieu. La bonté est essentiellement communicative, et plus un être est parfait, plus il se donne intimement et abondam­ment. » Or le bonheur que tous les hommes recherchent “même ceux qui vont se pendreˮ[27], en tant que « c’est pour lui, et toujours pour lui seul, que nous le recherchons »[28], est ce qui caractérise « le bien qui n’est jamais à rechercher en vue d’un autre bien […] ; en un mot, le parfait, le définitif, le complet » parce qu’il est « éternellement recherchable en soi, et ne l’est jamais en vue d’un objet autre que lui »[29]).

« … Mais précisément, poursuit De Corte, il est toujours en voie de réalisation puisque la vue du bien absolu n’est pas le lot de l’être humain terrestre. Il lui faut des entraîneurs, des guides, des exemples, pour que son mouvement ne s’arrête pas et que sa limite s’ouvre sur l’au-delà de l’homme. C’est la tâche des élites : elles font rayonner au-delà de leur être l’accomplissement de leur être. Seuls, les bonheurs médiocres, qui n’en méritent pas le nom et qui refluent vers une partie de l’être arbitrairement érigé en tout, s’enferment dans la subjectivité. Les bonheurs partiels ne se communiquent pas : la partie isolée du tout préserve jalousement son existence précaire ! Le bonheur total, au contraire, ou en voie de l’être, se répand au dehors sur les autres. Il éveille en eux, par sympathie, leur liaison originelle au tout et au Principe de l’univers. Il ranime cette étincelle d’infini qui court au long de la finalité humaine. Le saint, le héros, le génie – quelles que soient leurs souffrances – déversent sur les hommes le trop-plein de leur bonheur. Leur centre de gravitation est à l’infini. Ils invitent, du seul fait qu’ils sont, tous les êtres humains à participer à la même joie qu’ils éprouvent. Au surplus, la représentation[30] du bonheur est pâle au regard de sa présence excitatrice. Notre appétit du bien est réaliste. Il veut le bien en soi, le bien réel, le bien qui existe concrètement, et non sa figure, son image et son idée. Le bien “idéalˮ ne sature pas le désir. Il suit que le bien, au sens propre, n’est accessible à la majorité des hommes et ne leur est concrètement présent que par l’intermédiaire de ceux qui ont reçu la grâce d’y accéder et en qui il est une présence concrète. La vénération dont l’humanité entoure ces “privilégiésˮ est une reconnaissance, dans la double signification du terme : l’acquittement d’une dette que nous leur devons et le réveil qu’ils provoquent en nous de la connaissance obscure et engourdie de notre finalité essentielle.
« La fonction qu’ils exercent dans la Cité est capitale : par leur présence et par leur exemple, les élites – à quelque niveau et dans quelque domaine qu’elles le soient – déterminent une convergence dans le commun des hommes vers ce qui passe l’homme. Elles indiquent, parce qu’elles diffusent le bien, le chemin du bien commun aux autres. Aussi deviennent-elles naturellement elles-mêmes, du moins les plus éclatantes, un bien commun de la nation dont elles font partie.[31]
« On voit par-là l’importance de leur prestige. Si l’on définit la loi comme une prescription de la raison en vue du bien commun promulguée par celui qui a la charge de la communauté, l’élite en fait un principe intérieur de ses actes. Elle empêche ainsi l’homme politique de légiférer à son profit ou au profit de ses courtisans. Son exemple est réprobateur. Elle démontre par sa conduite que la loi n’est pas un principe purement extérieur, sans rapport avec la loi éternelle et la loi naturelle inscrites dans le cœur de l’homme. […] »[32]

Auxiliaires indispensables des anges gardiens des nations, des législateurs, des familles et des individus, les élites sont aujourd’hui tout à la fois la cible privilégiée et l’antidote de la « culture de mort » qui déferle sur le monde sous couleur de bien et sous les oripeaux d’un ange de lumière.


[1] Livre 1, Chap. XI, § 1. Au Livre I de l’Ethique à Nicomaque, chapitre premier, § 11 : « Le but de la politique serait le vrai bien, le bien suprême de l’homme » ; et au chapitre VII, § 8 du même Livre : « Le but de la politique, telle que nous la concevions, est le plus élevé de tous ; et son soin principal, c’est de former l’âme des citoyens et de leur apprendre en les améliorant, la pratique de toutes les vertus. »
[2] De la prudence, p. 46.
[3] Que certains (comme Gustave Thibon) attribuent à Cicéron.
[4] vanae proficiunt, si neque feruidis… À quoi servent de vaines lois, sans les mœurs, si ni la partie du monde en proie aux brûlantes chaleurs, ni le bord voisin du Boréas, ni le sol où durcissent les neiges n’éloignent le marchand ? si les matelots rusés triomphent des mers orageuses ? si la pauvreté, ce grand opprobre, pousse à tout faire et à tout souffrir… (Carminum liber tertius, Odes, Livre III, 24, in avaros, vers 35-36).
[5] De Legibus, lib. 2, cap. 4.
[6] Mme Françoise Dekeuwer-Defossez, Doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Lille.
[7] « Tous les catholiques de France doivent regarder avec affection Reims et Marseille, car, si Marseille reçut le premier germe de la Foi que lui apportait la parole venue du Golgotha, encore toute chaude du sang de Jésus-Christ, Reims vit proclamer solennellement le règne du Christ sur toute la France par le roi Clovis, qui, ne prêchant que par son exemple, amena les peuples qui le suivaient à répéter d'une seule et même voix : “Nous renonçons aux dieux mortels, et nous sommes prêts à adorer le Dieu immortel prêché par Rémy !ˮ C'était une preuve de plus que les peuples sont tels que le veulent leurs gouvernements » (Acta apostolicae sedis, 1908, p. 33) ; voir aussi la traduction d’Antoine Lestra : « C’est à Reims, rappelle l’auteur, que fut solennellement proclamé le règne du Christ sur toute la France, par ce roi qui, ne prêchant que par son exemple, amenait les peuples qui le suivaient à répéter en sa présence, d’une seule voix : “Nous renonçons aux dieux mortels, et nous sommes prêts à adorer le Dieu immortel prêché par Rémyˮ (Histoire secrète de la Congrégation de Lyon. Préface de Jean Madiran. Collection Itinéraires. Paris, Nouvelles Editions Latines, 1967, p. 272).
[8] Bossuet, Oraisons funèbres
[9] Maritain, Trois réformateurs, p. 33.
[10] Indispensable à l’effusion de la grâce, l’épanouissement de la nature ne va pas de soi. A la différence de tous les autres êtres qui, sauf empêchement extérieur, sont presque aussitôt et comme « d’un seul coup », ce qu’ils doivent être, l’homme doit encore, selon l’expression de Gustave Thibon, « conquérir son essence » pour devenir ce qu’il est : Or « on ne va pas à la fin surnaturelle, souligne De Corte, sans l’intermédiaire rigoureusement obligatoire de la fin naturelle [...] Si la personne est, selon la définition de Boèce, “la substance individuelle d’une nature raisonnableˮ, elle n’accède jamais à une certaine perfection de la raison que si elle reçoit les bienfaits de l’ordre social auquel se subordonnent ses activités. A supposer que la chose soit possible, une nature raisonnable individuelle qui serait par hypothèse isolée de toute relation avec autrui, et donc d’une forme élémentaire de société, ne jouirait même pas du langage. Elle n’entendrait rien. Comment alors, sourde et muette, pourrait-elle recevoir et répandre la Parole de Dieu ? [...] Rien ne supplée à la nature politique de l’homme [...] Le Dieu Rédempteur ne renie pas le Dieu Créateur [...] Deux conséquences d’une importance capitale [...] en dérivent directement. La première est que là où le bien commun temporel n’est pas maintenu, au moins sommairement, par la prudence politique du chef, le message évangélique se trouve paralysé. Il faut à l’effusion de la grâce un minimum d’ordre social naturel, axé sur les vertus morales [...] Ce n’est pas au temps des guerres civiles qui déchirèrent la République que le Christ est né, mais à celui de l’Empire qui étendit sur le monde le manteau protecteur de la pax romana [...] (De la prudence, la plus humaine des vertus, pp. 66-67 ; voir dans le même sens, du même auteur, L’Intelligence en péril de mort, p. 92).
[11] Ibid. En se joignant aux persécuteurs du dehors, dont elles prennent en quelque sorte les commandes, les puissances du siècle manquent gravement à leur vocation. C’est à la lumière de cette circonstance inédite qu’il faut considérer le souci de la papauté. Jean de Viguerie note, dans son ouvrage L’Eglise et l’éducation, que Benoît xvi ne cesse de répéter que “l’éducation de l’homme se fait surtout dans la familleˮ. Car ce pape se trouve placé devant une situation que ses prédécesseurs n’avaient ni connue ni prévue, celle d’un monde où, pervertie et désagrégée, la société civile, loin de parfaire l’éducation familiale, ne peut que la contredire et la bafouer. » (Cité par Jean Madiran, La Révolution copernicienne dans l’Eglise, p. 95).
[12] Lettre du pape Gélase 1er à l’empereur Anastase, 494.
[13] Jonas d’Orléans, ca 760 - ca 841.
[14] Ethique à Nicomaque, X, 10, 1179 b 7 sq. et Saint Thomas d’Aquin, In E.N., 2141, cité par De Corte in De la prudence, p. 48.
[15] Livre VIII, chapitre VII.
[16] Ethique à Nicomaque, Livre II, chapitre premier, § 1.
[17] Livre II, De la vertu, chapitre II.
[18] Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux…, Nouvelle édition. Paris, Chez Antoine Boudet, 1778, tome neuvième, pp. 167-169.
[19] Ethique à Nicomaque, Livre X, chapitre X ; ou, selon une autre traduction : « Une vie tempérante et rude n'est rien moins qu'agréable à la plupart des hommes, ni surtout à la jeunesse. Aussi, est-ce par la loi qu'il faut régler l'éducation des enfants et leurs travaux ; car ces prescriptions ne seront plus pénibles pour eux, quand elles seront devenues des habitudes. »
[20] Idem.
[21] Ethique à Nicomaque, Livre X, chapitre X, § 9. Alfredo Gomez-Muller, J. Barthélemy Saint-Hilaire.
[22] Ethique à Nicomaque, Livre X, chapitre X, § 11. Alfredo Gomez-Muller, J. Barthélemy Saint-Hilaire.
[23] Trois réformateurs, p. 33.
[24] Tanoüarn, Monde et Vie du 5 mai 2012.
[25] Voir aussi la note 10.
[26] Maritain, Primauté du spirituel, pp. 123-124
[27] Pascal relaye ici la formule de Cicéron exprimant la sagesse des nations : Beatos nos omnes esse volumus.
[28] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, chapitre IV, § 5.
[29] Ibid., § 4.
[30] C’est nous qui soulignons.
[31] C’est en ce sens seulement qu’il faut comprendre l’inscription du Panthéon : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ». Voir aussi l’explication voisine de Jean Madiran : « Pris dans leur ensemble les bienfaiteurs de la patrie se confondent en quelque sorte avec elle dans le culte que leur rendent les générations successives » (Une civilisation blessée au cœur, p. 39).
[32] Marcel De Corte, Philosophie du bonheur in Primauté de la contemplation, Itinéraires, 1963, n° 76, p. 142 et suiv.