Mettant à
profit cette période de claustration forcée, je me suis essayé à une
dissertation philosophique de classe de terminale et à l’usage des élèves de
terminale, ou un peu plus avancés. Vous pourrez vous aussi, chers amis,
lecteurs, parents actuels ou futurs, politiques d’aujourd’hui et de demain, y
prendre le plus grand intérêt. Je l’ai rédigée dans les conditions
particulières de confinement qui sont les miennes, loin de ma bibliothèque et
des ouvrages de référence. Aussi citations et notes garderont-elles leur statut
précaire aussi longtemps que les circonstances exceptionnelles que nous vivons
n’auront pas changé.
LOI HUMAINE
ET VERTU MORALE
Le
regard de Marcel De Corte
On rougirait presque d’établir un
rapport entre ces deux binômes, depuis que le kantisme régnant en maître sur
les esprits de nos contemporains, a pris le contrepied d’Aristote, faisant de
la morale une affaire autonome, strictement personnelle, n’obéissant à aucune autre
injonction que celle que l’individu se donne à soi-même. Dans son Ethique à
Nicomaque, le Stagirite énonce : « C’est la vertu qui paraît être
avant toute autre chose l’objet des travaux du vrai politique ; ce qu’il
veut, c’est de rendre les citoyens vertueux et dociles aux lois »[1]. Commentateur
autorisé d’Aristote, Marcel De Corte affirme : « Le propre de la loi,
de la vraie loi, est de rendre les hommes vertueux »[2]. Cependant
l’assertion du Philosophe semble se heurter à l’objection d’Horace[3] qui s’interroge
sur l’efficacité des lois là où les bonnes mœurs font défaut. Quid leges
sine moribus ?[4]
« Que sont les bonnes lois sans les bonnes mœurs ? » ou, selon
une autre traduction : « A quoi bon les lois sans les
mœurs ? »
Serions-nous face à un cercle
vicieux, à deux propositions inconciliables ? Se peut-il tout simplement que,
pour être efficace et remplir son office, la loi suppose que le terrain ait été
par avance aplani et déblayé ?
Littéralement, l’interrogation d’Horace
n’implique nullement l’inutilité absolue des lois. En réalité Cicéron précise
et nuance les pensées du Philosophe et du poète : « Il faut bien
comprendre, affirme-t-il, que les lois humaines, tant celles qui ordonnent que
celles qui défendent, ne suffisent pas pour déterminer les hommes aux bonnes
actions et les détourner des mauvaises » Sed vero intelligi sic
oportet, et hoc, et alia jussa ac vetita populorum, vim non habere ad recte
facta vocandi, et a peccatis avocandi »[5]. Nécessaires,
les lois le sont donc assurément même si, selon Cicéron, elles sont insuffisantes
en soi. Du reste on prête[6] à
Horace, chose invérifiable mais très instructive, d’avoir retourné son adage en
y incorporant la réciproque : Quid leges sine moribus, quid mores sine
legibus ? « Que sont les lois sans les mœurs, que sont les mœurs
sans les lois ? ». Principe et réciproque n’iraient pas l’un sans
l’autre.
Confirmant l’enseignement d’Aristote, saint Pie X
déclare, dans son allocution consistoriale du 18 (ou du 19 ?) décembre
1907, en allusion au baptême de Clovis et la conversion en masse des guerriers
francs : « C’était une preuve de plus que les peuples sont ce que leurs
gouvernements veulent qu’ils soient »[7]. Comme nous sommes loin
de la maxime de Joseph de Maistre : « Toute nation a le
gouvernement qu’elle mérite » ; ou de ses variantes : « les
peuples ont le gouvernement qu’ils méritent » ; ou encore :
« les gouvernants sont à l'image des gouvernés » !
Bossuet nous rapporte que « le
pape saint Grégoire, écrivant au pieux empereur Maurice, lui représente en ces
termes les devoirs des rois chrétiens : “Sachez, ô grand Empereur, que la
souveraine puissance vous est accordée d’en haut afin que la vertu soit aidée,
que les voies du Ciel soient élargies et que l’empire de la terre serve
l’empire du Cielˮ.
La pratique de la vertu
indispensable au salut de l’âme serait donc non seulement une responsabilité
individuelle mais aussi un objectif qu’il incombe aux pouvoirs publics d’en
assurer la réalisation.
L’auteur des Oraisons funèbres
explique pourquoi ce grand Pape fait obligation aux princes, d’élargir les
voies du Ciel :
« Jésus-Christ
a dit dans son Evangile : “Combien est étroit le chemin qui mène à la
vie !”, et voici ce qui le rend si étroit. C’est que le juste, sévère à
lui-même et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve
encore persécuté par les injustes passions des autres, et ne peut pas même
obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude où il
grimpe plutôt qu’il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, puissances du
siècle ; voyez dans quel sentier la vertu chemine, doublement à l’étroit,
et par elle-même et par l’effort de ceux qui la persécutent ; secourez-la,
tendez-lui la main ; puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu’elle
soutient au-dedans contre tant de tentations qui accablent la nature humaine,
mettez-la du moins à couvert des insultes du dehors. Ainsi vous élargirez un
peu les voies du Ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son âpreté
rendront toujours assez difficile. »[8]
Le bien commun de la cité, que les
gouvernants ont à tâche de poursuivre, semble donc être une condition sans
laquelle le salut des âmes est lourdement compromis. D’une part, l’homme ne
peut se parfaire et trouver son plein épanouissement qu’en société : « La
perfection terrestre et temporelle de l’animal raisonnable, dit Maritain, a son
point de réalisation dans la cité, meilleure en soi que l’individu »[9]. De tous
les biens temporels, le bien commun de la cité est, pour l’homme, le meilleur
de ses biens. La réalisation de cet objectif est donc nécessaire, sorte de
préalable au salut des âmes. Faut-il rappeler que la grâce (le surnaturel)
n’abolit ni ne remplace la nature[10]. Mais
elle est loin d’être suffisante.
Car, d’autre part, le bien commun de
la cité n’est pas le bien ultime de l’homme.
« De par
son essence même, ajoute le philosophe, la cité est tenue […] de ne poursuivre
le bien temporel qui est son objet immédiat qu’en respectant la subordination
essentielle de celui-ci au bien spirituel et éternel, auquel chaque personne
humaine est ordonnée. »[11]
D’où l’exhortation qui leur est
faite par les Papes :
« Il y a deux personnes par lesquelles ce monde
est souverainement gouverné : l’autorité sacrée des pontifes et le
pouvoir royal ; or, des deux, la
charge des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils devront, au Jugement de
Dieu, rendre compte au Seigneur pour les rois eux-mêmes.»[12]
« Notre
autorité est telle, ô princes, que nous aurons aussi à rendre compte de vos
actes ; il importe donc, que dis-je, il est nécessaire que nous
soyons constamment en souci
de votre salut, et que nous vous avertissions de ne pas échapper aux devoirs de votre charge. »[13]
Que la loi tende à rendre l’homme
vertueux ne saurait donc faire de doute. Aristote s’en explique.
« C’est un
fait d’expérience, écrit-il, que les arguments n’influencent que les esprits
généreux, épris de noblesse morale, mais sont impuissants à inciter la majorité
des hommes à une vie noble et honnête : la foule, en effet, n’obéit pas
naturellement au sentiment de l’honneur, mais seulement à la crainte, ni ne
s’abstient des actes honteux à cause de leur bassesse, mais par peur des
châtiments ; car, vivant sous l’empire de la passion, les hommes
poursuivent leurs propres satisfactions et les moyens de les réaliser, et
évitent les peines qui y sont opposées, et ils n’ont même aucune idée de ce qui
est noble et véritablement agréable, pour ne l’avoir jamais goûté. Des gens de
cette espèce, quel argument pourrait transformer leur nature ?... En
général, ce n’est pas au raisonnement que cède la passion, c’est à la contrainte.
»[14]
Toutefois l’obéissance requise
« n’est pas, selon Marcel De Corte, le résultat de la contrainte pure et
simple ». Sauf exception, que ce soit pour marquer sa reconnaissance à
l’égard des « grands hommes », ou pour punir les crimes qui menacent directement
l’ordre social, la loi n’a pas pour mission de descendre « jusqu’à chacune
des actions particulières de l’homme ». L’Etat ne peut, ajoute le
philosophe, « déterminer par lui-même le redressement des conduites
individuelles sans virer au despotisme moralisateur ».
En réalité la maxime énoncée par
Horace, n’avait pas échappé à Aristote qui l’avait, quelques deux siècles plus
tôt, fait sienne et développée dans sa Politique : « Les lois
les plus utiles, les lois sanctionnées par l’approbation unanime de tous les
citoyens, deviennent complètement illusoires, si les mœurs et l’éducation ne
répondent pas aux principes politiques… »[15]. D’où
il ressort deux points : 1) que les lois sans les mœurs sont illusoires ;
et 2) que mœurs et éducation sont liées ; et elles le seront toujours
intimement.
En effet « la pratique de
toutes les vertus », qui est, selon Aristote, non seulement « le but
de la politique », mais aussi « le plus élevé de tous » (voir
note 1), est foncièrement tributaire des mœurs et, en particulier, des bonnes
mœurs de la société. « Quant à la vertu morale, dit le Philosophe, elle
naît plus particulièrement de l’habitude et des mœurs ; et c’est du mot
même de mœurs que, par un léger changement, elle a reçu le nom de morale
qu’elle porte ».[16] On
retrouve la même idée dans son Ethique à Eudème : « Le moral,
ainsi que le mot seul l’indique, vient des mœurs, c’est-à-dire des
habitudes ; or, l’habitude se forme peu à peu par suite d’un mouvement qui
n’est pas naturel et inné, mais qui se répète fréquemment. »[17]
Bossuet rappelle que « La force
de la coutume et de l’habitude est douce, et l’on n’a plus besoin d’être
averti de son devoir, depuis qu’elle commence à nous en avertir
d’elle-même »[18]. Or l’habitude
s’acquiert au sein de la famille qui a le soin exclusif d’éduquer les enfants
dès leur plus jeune âge. « Car vivre dans la tempérance et la constance,
dit Aristote, n’a rien d’agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils
sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les
élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d’être pénible en devenant
habituel. »[19]
Ainsi donc l’habitude est-elle fonction de l’éducation, pourvu que celle-ci
soit dispensée « sous de bonnes lois »[20]. Car fussent-elles
insuffisantes, voire illusoires sans le secours de l’éducation et des mœurs, les
lois demeurent toutefois nécessaires.
Aristote s’en explique :
« Il ne suffit
même pas que les hommes dans leur jeunesse reçoivent une bonne éducation et une
culture convenable ; mais comme il faut, quand ils seront arrivés à l’âge
viril, qu'ils continuent cette vie et qu’ils s’en fassent une habitude
constante, nous aurons besoin de nouveau, pour atteindre ce résultat, du
secours des lois. En un mot, il faut que la loi suive l’homme durant son
existence entière ; car la plupart des hommes obéissent bien plutôt à la
nécessité qu’à la raison, et aux châtiments plutôt qu’à l’honneur.[21] »
Et un peu plus loin :
« Si donc il
faut, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, que l’homme, pour devenir un jour
vertueux, ait d’abord été bien élevé, et qu’il ait contracté de bonnes
habitudes ; s’il faut qu’ensuite il continue de vivre dans de louables
occupations, sans jamais faire le mal ni de gré ni de force ; ces résultats
admirables ne peuvent toujours être obtenus que si les hommes y sont contraints
par une certaine direction d’intelligence, ou par un certain ordre régulier qui
a la puissance de se faire obéir. - § 12. Le commandement d’un père n’a pas ce
caractère de force ni de nécessité, non plus en général que le commandement d’un
homme seul, à moins que cet homme ne soit roi, ou qu’il n’ait quelque dignité
pareille. Il n’y a que la loi qui possède une force coercitive égale à celle de
la nécessité, parce qu'elle est l’expression, dans une certaine mesure, de la
prudence et de l’intellect. Quand ce sont des hommes qui s’opposent à nos
passions, on les déteste, eussent-ils mille fois raison de le faire ; mais
la loi ne se rend pas odieuse en ordonnant ce qui est juste et honnête. »[22]
Aussi pas de lois sans mœurs, pas de
mœurs sans habitude, pas d’habitude sans éducation, c’est-à-dire sans les communautés
naturelles. Et la chaîne des dépendances ne s’arrête pas là puisqu’il y manque le
chaînon des modèles dont les familles ont tant besoin (voir infra).
« Responsable du bien commun
qui ne se confond pas avec le bonheur personnel, encore qu’il en soit le
prolongement, l’homme politique, dit De Corte, ne peut agir directement sur les
citoyens en quête de leur bien propre, sans s’insinuer dans le secret même des
âmes et agir à la place de l’être humain réduit à l’état de pantin mécanique. »
Fondamentalement, la cité, dit Maritain, « est tenue d’assurer à ses
membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie proprement humaine.[23] » Elle
ne se propose pas de « réaliser le bien moral de chaque individu,
mais d’assurer les conditions sociales de sa réalisation par chaque
personne »[24].
L’Etat faillirait gravement à son devoir si, au lieu de les consolider, il
sapait lui-même les digues de la paix civile et de l’ordre social. Rien n’est pervers
comme de prendre part au déferlement inouï de la « culture de mort »
et de corrompre ou de laisser corrompre les âmes par des lois contre nature
allant jusqu’à ouvrir un « droit au blasphème », sous prétexte de
liberté de conscience ou de droits de l’homme, plus spécieux les uns que les
autres.
Encore une fois, l’Etat ne peut se
passer d’assises morales plus ou moins saines, plus ou moins vigoureuses :
« L’art de
gouverner les Etats, observe De Corte […], présuppose d’abord un minimum de
raison régulatrice chez les citoyens. C’est pourquoi aucun système de
législation ou d’administration ne peut remplacer les mœurs défaillantes. Si
les cas particuliers d’immoralité ou d’amoralité se multiplient dans la communauté,
l’Etat se trouve impuissant. […] Aussi le gouvernement des communautés humaines
exige-t-il, au titre de condition nécessairement préalable, qu’une certaine
moralité moyenne règne dans la cité. C’est dire qu’une forme religieuse est
requise pour que la matière sociale ne se délabre pas. L’histoire porte ici
témoignage : tous les démembrements des cités ont été précédés d’une crise
morale et d’une crise religieuse conjointes […]. »[25]
Sans ce minimum de « moralité
moyenne », l’atmosphère deviendrait irrespirable pour le commun des
mortels. Ecoutons Jacques Maritain :
« C’est pour le
bien des nations et des Etats, dit Maritain, non pour son bien à elle, que
l’Eglise les aidait jadis à conduire leur œuvre temporelle d’une façon conforme
aux exigences de la fin surnaturelle. L’apostasie des nations s’applique à la
délivrer de plus en plus de ce soin. Comprenons bien ce qu’une telle apostasie
signifie pour le monde. Quelle sorte de bienfait recevait-il autrefois de
l’ordre qui le soumettait tant bien que mal à l’Eglise et à ses lois
spirituelles ? L’Eglise ne le rendait ni saint ni juste ; il restait
le monde. Elle ne le rendait ni confortable, ni reposant, ni suave ; il
restait une vallée de larmes. Elle le rendait habitable. La multitude
des hommes pouvait y accomplir sa destinée dans les conditions communes de la
vie humaine, et sans être tenue à l’héroïsme. Si les saints se faisaient
crucifier avec le Christ, c’était par amour, non par nécessité. Aujourd’hui le
diable a tellement tout combiné dans le régime de la vie terrestre que le monde
ne sera bientôt plus habitable qu’aux saints. Les autres y traîneront le
désespoir, ou devront tomber plus bas que l’homme. Les antinomies de la vie
humaine sont trop exaspérées, le poids de la matière trop aggravée, il faut,
pour exister seulement, s’exposer à trop de pièges. L’héroïsme chrétien
deviendra un jour l’unique solution des problèmes de la vie. Alors, comme Dieu
proportionne ses grâces aux besoins, et ne tente personne au-dessus de ses
forces, on verra sans doute coïncider avec le pire état de l’histoire humaine
une floraison de sainteté… »[26]
Ce passage est capital sur un
point : le rôle qu’il souligne en creux des élites. Quand les mœurs se
déliteraient et que les nations ci-devant chrétiennes apostasieraient, tout
n’est pas perdu pour autant ; il reste encore un espoir ; il reste
encore un moyen de se relever. Et ce moyen réside dans les élites : les saints,
les héros et les génies. Il convient de bien comprendre leur place et leur rôle
dans la société.
Ecoutons Marcel De Corte :
« C’est la
raison pour laquelle les gouvernants ont besoin d’élites qui maintiennent et
proposent par leur exemple le difficile passage de la moralité imparfaite à la
moralité plus parfaite […]. Aussi bien les nations qui sont dépourvues de
saints, de héros, de génies, rétrogradent-elles rapidement dans l’anarchie ou
dans la stagnation. Le bonheur est sans aucun doute diffusif de ses richesses… »
(La philosophie
aristotélicienne-thomiste énonce que le bien est « diffusif de soi »
en ce sens qu’il se communique, se répand et attire à lui. « A tous les
degrés de l’échelle des êtres, remarque le P. Garrigou-Lagrange, nous voyons
que le bien est diffusif de lui-même, bonum est essentialiter diffusivum
sui ». Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’apercevoir que « tout
nous inviterait au don de nous-mêmes […]. C’est ainsi que le soleil répand
autour de lui la lumière et une bienfaisante chaleur, que la plante et l’animal
adultes donnent la vie à une autre plante et à un autre animal, que le grand
artiste conçoit et produit ses chefs-d’œuvre, que le savant communique ses
intuitions, ses découvertes, qu’il donne à ses disciples son esprit ;
c’est ainsi encore que l’homme vertueux porte à la vertu et que l’apôtre, qui a
la sainte passion du bien, donne aux âmes le meilleur de lui-même pour les
porter vers Dieu. La bonté est essentiellement communicative, et plus un être
est parfait, plus il se donne intimement et abondamment. » Or le bonheur
que tous les hommes recherchent “même ceux qui vont se pendreˮ[27], en
tant que « c’est pour lui, et toujours pour lui seul, que nous le
recherchons »[28], est
ce qui caractérise « le bien qui n’est jamais à rechercher en vue d’un
autre bien […] ; en un mot, le parfait, le définitif, le complet »
parce qu’il est « éternellement recherchable en soi, et ne l’est jamais en
vue d’un objet autre que lui »[29]).
« … Mais
précisément, poursuit De Corte, il est toujours en voie de réalisation puisque
la vue du bien absolu n’est pas le lot de l’être humain terrestre. Il lui faut
des entraîneurs, des guides, des exemples, pour que son mouvement ne s’arrête
pas et que sa limite s’ouvre sur l’au-delà de l’homme. C’est la tâche des
élites : elles font rayonner au-delà de leur être l’accomplissement de
leur être. Seuls, les bonheurs médiocres, qui n’en méritent pas le nom et qui
refluent vers une partie de l’être arbitrairement érigé en tout, s’enferment dans
la subjectivité. Les bonheurs partiels ne se communiquent pas : la partie
isolée du tout préserve jalousement son existence précaire ! Le bonheur
total, au contraire, ou en voie de l’être, se répand au dehors sur les autres.
Il éveille en eux, par sympathie, leur liaison originelle au tout et au
Principe de l’univers. Il ranime cette étincelle d’infini qui court au long de
la finalité humaine. Le saint, le héros, le génie – quelles que soient leurs
souffrances – déversent sur les hommes le trop-plein de leur bonheur. Leur
centre de gravitation est à l’infini. Ils invitent, du seul fait qu’ils sont,
tous les êtres humains à participer à la même joie qu’ils éprouvent. Au
surplus, la représentation[30] du
bonheur est pâle au regard de sa présence excitatrice. Notre appétit du
bien est réaliste. Il veut le bien en soi, le bien réel, le bien qui existe
concrètement, et non sa figure, son image et son idée. Le bien “idéalˮ ne
sature pas le désir. Il suit que le bien, au sens propre, n’est accessible à la
majorité des hommes et ne leur est concrètement présent que par
l’intermédiaire de ceux qui ont reçu la grâce d’y accéder et en qui il est une présence
concrète. La vénération dont l’humanité entoure ces “privilégiésˮ est une reconnaissance,
dans la double signification du terme : l’acquittement d’une dette que
nous leur devons et le réveil qu’ils provoquent en nous de la connaissance
obscure et engourdie de notre finalité essentielle.
« La
fonction qu’ils exercent dans la Cité est capitale : par leur présence et
par leur exemple, les élites – à quelque niveau et dans quelque domaine
qu’elles le soient – déterminent une convergence dans le commun des hommes vers
ce qui passe l’homme. Elles indiquent, parce qu’elles diffusent le bien, le
chemin du bien commun aux autres. Aussi deviennent-elles naturellement
elles-mêmes, du moins les plus éclatantes, un bien commun de la nation dont
elles font partie.[31]
« On voit
par-là l’importance de leur prestige. Si l’on définit la loi comme une
prescription de la raison en vue du bien commun promulguée par celui qui a la
charge de la communauté, l’élite en fait un principe intérieur de ses actes.
Elle empêche ainsi l’homme politique de légiférer à son profit ou au profit de
ses courtisans. Son exemple est réprobateur. Elle démontre par sa conduite que
la loi n’est pas un principe purement extérieur, sans rapport avec la loi
éternelle et la loi naturelle inscrites dans le cœur de l’homme. […] »[32]
Auxiliaires indispensables des anges
gardiens des nations, des législateurs, des familles et des individus, les
élites sont aujourd’hui tout à la fois la cible privilégiée et l’antidote de la
« culture de mort » qui déferle sur le monde sous couleur de bien et sous
les oripeaux d’un ange de lumière.
[1] Livre
1, Chap. XI, § 1. Au Livre I de l’Ethique à Nicomaque, chapitre premier, §
11 : « Le but de la politique serait le vrai bien, le bien suprême de
l’homme » ; et au chapitre VII, § 8 du même Livre : « Le
but de la politique, telle que nous la concevions, est le plus élevé de
tous ; et son soin principal, c’est de former l’âme des citoyens et de
leur apprendre en les améliorant, la pratique de toutes les vertus. »
[2] De
la prudence, p. 46.
[3] Que
certains (comme Gustave Thibon)
attribuent à Cicéron.
[4] vanae
proficiunt, si neque feruidis… À quoi servent de vaines lois, sans les
mœurs, si ni la partie du monde en proie aux brûlantes chaleurs, ni le bord
voisin du Boréas, ni le sol où durcissent les neiges n’éloignent le
marchand ? si les matelots rusés triomphent des mers orageuses ? si
la pauvreté, ce grand opprobre, pousse à tout faire et à tout souffrir…
(Carminum liber tertius, Odes, Livre III, 24, in avaros, vers 35-36).
[5] De
Legibus, lib. 2, cap. 4.
[6] Mme
Françoise Dekeuwer-Defossez, Doyen de la Faculté des sciences juridiques,
politiques et sociales de Lille.
[7]
« Tous les catholiques de France doivent regarder avec affection Reims et
Marseille, car, si Marseille reçut le premier germe de la Foi que lui apportait
la parole venue du Golgotha, encore toute chaude du sang de Jésus-Christ, Reims
vit proclamer solennellement le règne du Christ sur toute la France par le roi
Clovis, qui, ne prêchant que par son exemple, amena les peuples qui le
suivaient à répéter d'une seule et même voix : “Nous renonçons aux dieux mortels,
et nous sommes prêts à adorer le Dieu immortel prêché par Rémy !ˮ C'était
une preuve de plus que les peuples sont tels que le veulent leurs
gouvernements » (Acta apostolicae sedis, 1908, p. 33) ; voir
aussi la traduction d’Antoine Lestra :
« C’est à Reims, rappelle l’auteur, que fut solennellement proclamé le
règne du Christ sur toute la France, par ce roi qui, ne prêchant que par son
exemple, amenait les peuples qui le suivaient à répéter en sa présence, d’une
seule voix : “Nous renonçons aux dieux mortels, et nous sommes prêts à
adorer le Dieu immortel prêché par Rémyˮ (Histoire secrète de la
Congrégation de Lyon. Préface de Jean Madiran. Collection Itinéraires.
Paris, Nouvelles Editions Latines, 1967, p. 272).
[8]
Bossuet, Oraisons funèbres
[9] Maritain, Trois réformateurs, p.
33.
[10]
Indispensable à l’effusion de la grâce, l’épanouissement de la nature ne va pas
de soi. A la différence de tous les autres êtres qui, sauf empêchement
extérieur, sont presque aussitôt et comme « d’un seul coup », ce
qu’ils doivent être, l’homme doit encore, selon l’expression de Gustave Thibon,
« conquérir son essence » pour devenir ce qu’il est : Or « on
ne va pas à la fin surnaturelle, souligne De Corte, sans l’intermédiaire
rigoureusement obligatoire de la fin naturelle [...] Si la personne est, selon
la définition de Boèce, “la substance individuelle d’une nature raisonnableˮ,
elle n’accède jamais à une certaine perfection de la raison que si elle reçoit
les bienfaits de l’ordre social auquel se subordonnent ses activités. A
supposer que la chose soit possible, une nature raisonnable individuelle qui
serait par hypothèse isolée de toute relation avec autrui, et donc d’une forme
élémentaire de société, ne jouirait même pas du langage. Elle n’entendrait
rien. Comment alors, sourde et muette, pourrait-elle recevoir et répandre la
Parole de Dieu ? [...] Rien ne supplée à la nature politique de l’homme
[...] Le Dieu Rédempteur ne renie pas le Dieu Créateur [...] Deux conséquences
d’une importance capitale [...] en dérivent directement. La première est que là
où le bien commun temporel n’est pas maintenu, au moins sommairement, par la
prudence politique du chef, le message évangélique se trouve paralysé. Il faut
à l’effusion de la grâce un minimum d’ordre social naturel, axé sur les
vertus morales [...] Ce n’est pas au temps des guerres civiles qui déchirèrent
la République que le Christ est né, mais à celui de l’Empire qui étendit sur le
monde le manteau protecteur de la pax romana [...] (De la prudence,
la plus humaine des vertus, pp. 66-67 ; voir dans le même sens,
du même auteur, L’Intelligence en péril de mort, p. 92).
[11] Ibid.
En se joignant aux persécuteurs du dehors, dont elles prennent en quelque sorte
les commandes, les puissances du siècle manquent gravement à leur vocation. C’est
à la lumière de cette circonstance inédite qu’il faut considérer le souci de la
papauté. Jean de Viguerie note, dans son ouvrage L’Eglise et l’éducation,
que Benoît xvi ne cesse de répéter que “l’éducation de l’homme se fait surtout
dans la familleˮ. Car ce pape se trouve placé devant une situation que ses
prédécesseurs n’avaient ni connue ni prévue, celle d’un monde où, pervertie et
désagrégée, la société civile, loin de parfaire l’éducation familiale, ne peut
que la contredire et la bafouer. » (Cité par Jean Madiran, La Révolution copernicienne dans l’Eglise,
p. 95).
[12] Lettre du pape Gélase 1er à l’empereur
Anastase, 494.
[13]
Jonas d’Orléans, ca 760 - ca 841.
[14] Ethique
à Nicomaque, X, 10, 1179 b 7 sq. et Saint Thomas d’Aquin, In E.N.,
2141, cité par De Corte in De la prudence, p. 48.
[15]
Livre VIII, chapitre VII.
[16] Ethique
à Nicomaque, Livre II, chapitre premier, § 1.
[17]
Livre II, De la vertu, chapitre II.
[18] Œuvres
de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux…, Nouvelle édition.
Paris, Chez Antoine Boudet, 1778, tome neuvième, pp. 167-169.
[19] Ethique
à Nicomaque, Livre X, chapitre X ; ou, selon une autre
traduction : « Une vie tempérante et rude n'est rien moins
qu'agréable à la plupart des hommes, ni surtout à la jeunesse. Aussi, est-ce
par la loi qu'il faut régler l'éducation des enfants et leurs travaux ;
car ces prescriptions ne seront plus pénibles pour eux, quand elles seront
devenues des habitudes. »
[20] Idem.
[21] Ethique
à Nicomaque, Livre X, chapitre X, § 9. Alfredo Gomez-Muller, J. Barthélemy
Saint-Hilaire.
[22] Ethique
à Nicomaque, Livre X, chapitre X, § 11. Alfredo Gomez-Muller, J. Barthélemy
Saint-Hilaire.
[23] Trois
réformateurs, p. 33.
[24] Tanoüarn, Monde et Vie du 5 mai 2012.
[25] Voir
aussi la note 10.
[26] Maritain, Primauté du spirituel,
pp. 123-124
[27]
Pascal relaye ici la formule de Cicéron exprimant la sagesse des
nations : Beatos nos omnes esse volumus.
[28]
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I, chapitre IV, § 5.
[29] Ibid.,
§ 4.
[30]
C’est nous qui soulignons.
[31]
C’est en ce sens seulement qu’il faut comprendre l’inscription du
Panthéon : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ». Voir
aussi l’explication voisine de Jean Madiran :
« Pris dans leur ensemble les bienfaiteurs de la patrie se confondent en
quelque sorte avec elle dans le culte que leur rendent les générations
successives » (Une civilisation blessée au cœur, p. 39).
[32]
Marcel De Corte, Philosophie du
bonheur in Primauté de la contemplation, Itinéraires, 1963, n° 76, p.
142 et suiv.