vendredi 9 janvier 2015

Patrie, nation, constitution : sens et contresens


Patrie, nation, constitution : sens et contresens
L’Orient-Le Jour
Vendredi 2 février 2007

Les scènes d’émeutes auxquelles on vient d’assister et qui étaient en puissance dans la radicalisation extrême des positions des forces d’opposition, laisse légitimement craindre des bouleversements institutionnels profonds. A s’en tenir à leur sémantique stricte, il est bien difficile de dessiner les contours précis de la ligne de partage qui les sépare des forces de la majorité. Ils clament tous à l’envi leur attachement indéfectible au Liban ; tous arborent le même drapeau libanais ; les uns et les autres se montrent d’une jalousie tatillonne à l’égard de la constitution. Force est bien de constater que les mots sont à ce point galvaudés qu’ils ne désignent plus les mêmes réalités. Il est d’autant plus difficile d’y voir clair que les clivages traversent quelquefois les deux camps. Ainsi par exemple, deux Liban se font face : d’un côté un Liban qui se refait autour des communautés suivant un modèle traditionnel, on pourrait presque dire le Liban de toujours, de l’autre côté un Liban d’inspiration idéologique et révolutionnaire, enfiévré de changement, voulant du passé faire table rase, et qui se refait à partir des individus comme si la société était une juxtaposition ou une coagulation d’individus. Dans ce contexte mouvant de polarisation des Libanais, si gros de conséquences pour l’avenir du pays, il nous paraît utile de rappeler quelques rudiments. D’autant que des notions telles que patrie, nation, société, Etat recouvrent des réalités différentes mais voisines qui ajoutent à la confusion.

Patrie. De même racine que le latin pater, la patrie est principalement la « terre des pères ». A ce titre la patrie apparaît davantage comme un héritage, un patrimoine à la charge des héritiers. Par notre naissance, dit la philosophie aristotélicienne-thomiste, nous sommes constitués débiteurs à l’égard de nos parents, des parents de nos parents, des ancêtres, des anciens, de notre patrie, auxquels et par la médiation desquels nous devons l’existence - le plus grand des biens - l’éducation, le langage et tous les biens physiques, moraux, intellectuels et spirituels. Dès notre naissance nous sommes engagés avec eux dans un tissu de relations sociales d’échanges et d’obligations de tous ordres, qui sont matière à justice, et fondées non pas sur les décisions des partenaires mais sur des réalités objectives et physiques antérieures à leurs volontés respectives et qu’ils n’ont pas créées. Il y a loin que nous soyons nés « adultes », comme disait Renan, ou, encore moins, « adultes trouvés » comme précise Jean Madiran. Les théories sociales constructivistes qui le supposent, et qui sont inspirées du mythique « contrat social » de Rousseau, ne résistent pas à l’analyse et au simple bons sens. La société préexiste aux délibérations de l’homme et à ses projets d’édification de sociétés. Le tout, dit la philosophie traditionnelle, précède la partie. Et on ne construit pas un tout relationnel avec des parties. Le tout social, ajoute cette même philosophie traditionnelle, est précédé d’un tout embryonnaire.

« La patrie est un partenariat », voilà qui apparaît un peu court comme formule. Ce slogan qui barrait les panneaux publicitaires de la banlieue nord de Beyrouth dans la 2e quinzaine d’octobre dernier, entretient la double et dangereuse illusion que la patrie est l’œuvre exclusive et souveraine de la volonté, et que ce qu’elle a fait, la volonté peut impunément le défaire.

Nation. Dérivée du latin nascor (naître), comme le mot nature, elle suppose l’idée de mouvement, de mobilité. De la famille « abrégé du monde », comme le chante Lamartine, à l’univers, l’être humain entre au cours de sa vie dans l’orbite d’une multitude de communautés médiatrices nécessaires au développement des virtualités incluses dans son être. Parmi elles, la nation se définit comme une « famille de familles ». Loin de se confondre avec l’Etat qui est une réalité politique, elle apparaît comme une communauté de valeurs spirituelles, morales, culturelles. « Dans son essence, dit Pie XII, la vie nationale est quelque chose de non-politique ; c’est si vrai que, comme le démontrent l’histoire et l’expérience, elle peut se développer côte à côte avec d’autres, au sein d’un même Etat, comme elle peut aussi s’étendre au-delà des frontières politiques de celui-ci. » On trouve de bonne heure sous la plume de voyageurs occidentaux le mot nation pour désigner les communautés religieuses en Orient, que l’Empire ottoman désignait, s’agissant des chrétiens et des juifs, sous le nom de millet, et qu’aujourd’hui on désigne communément du mot confession. Il ne faudrait pas s’étonner dès lors qu’une longue familiarité des réalités libanaises inclinât fatalement un chroniqueur tel que Sarkis Naoum, à parler ouvertement des « peuples » et « nations du Liban ». Mais il est en auguste compagnie : Louis XIV disait mes peuples.

En tant que communauté, la nation est autre chose que l’ensemble des nationaux actuellement vivants. Parlant de la nation française, le philosophe Jean Madiran observe qu’« elle est la vie commune et continuée des Français morts et des Français à naître, nulle génération n’a le pouvoir d’en disposer ; elle est d’un autre ordre ». Cette considération d’une importance capitale est d’une densité inépuisable pour le Liban intercommunautaire, si on la met en perspective avec les appels à la loi du nombre. Loin de revendiquer une liberté religieuse à un pouvoir politique libre de la tolérer ou de la refuser, les communautés religieuses au Liban font valoir et exercent des droits politiques qui ne sont pas fondés sur le nombre et susceptibles de fluctuer au gré de celui-ci, mais en relation causale avec leur poids, leur rôle et la conjoncture historiques. Leurs titres juridico-politiques ont été conquis et établis de longue date voire, pour certaines d’entre elles, depuis des temps immémoriaux, ayant fait l’objet de véritables pactes écrits ou non écrits.

Constitution. Nous savons qu’Aristote avec son Lycée a étudié les constitutions d’une centaine de cités ou empires. La constitution d’Athènes, cette loi, ou nomos, bien que nulle part écrite, était cependant un ordre historiquement incarné dans la vie de la cité. Athènes et Sparte, objets des études du Lycée, étaient  spontanément bien ordonnées. Une bonne répartition des magistratures entre membres d’un groupe social est immanente dans les choses et nullement tributaire d’un artefact (création artificielle de l’homme). Les sociétés, ainsi que nous l’avons vu plus haut, sont antérieures aux hommes qui la composent et qu’elles hiérarchisent. Elles résultent de la nature de l’homme, une sorte d’instinct et d’aspiration spontanée au regroupement et à la vie sociale. Telle est du reste le sens de la formule d’Aristote : l’homme est un animal social (zoon politikon). Aujourd’hui, sauf quelques rares exceptions, on ne rencontre plus que des constitutions écrites. Devrait-on pour autant conclure qu’elles ne sont plus guère naturelles ?

La question de la place et du rôle respectifs du droit naturel et du droit positif (posé par l’homme) est l’une des plus controversées dans l’histoire du droit. Sur la position d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, nous suivrons les leçons de Michel Villey, philosophe du droit et leur plus illustre et brillant interprète en la matière. Pour Aristote, suivi en cela par saint Thomas d’Aquin, il existe deux sortes de droits : un droit naturel et un droit positif. Dans le spectacle des relations sociales, le juriste observe un bon partage des biens, honneurs, obligations entre membres d’un groupe social. Mais ce droit naturel et spontané est insaisissable, informulé. Et comme toutes les choses de la nature, il est D’où la nécessité d’un droit positif. Dans la philosophie traditionnelle aritotélicienne-thomiste, le droit positif est second, subsidiaire, par rapport au droit naturel qui en est le fondement. Par un nécessaire effort (d’où le mot Ijtihad) d’abstraction tirée de l’analyse des meilleurs modèles de groupes sociaux existants, des meilleures relations d’affaire ou des meilleurs précédents de jurisprudence, et suivant la méthode dialectique convenable à la discipline juridique (par opposition à la méthode axiomatique propre aux mathématiques), le jurisconsulte, juge ou législateur, complète selon les cas par des conclusiones ou par des determinationes ce que le droit naturel a d’informulé ou de muet. Et comme « la nature de l’homme est muable » ainsi que les choses de la nature, saint Thomas en conclut comme son maître que la connaissance du droit ne peut être l’objet d’une science immuable mais qu’elle doive tenir compte des circonstances de temps et de lieu.

Le droit positif né de la volonté des hommes est ainsi greffé sur le droit naturel qui n’en relève point. Mais il n’a de chances d’exprimer le juste (la chose juste) que dans la mesure où il est en adéquation avec le droit naturel. Parce que la constitution est une lente sédimentation des mœurs, des coutumes et des pratiques communes, on l’observe dans les pays de constitution coutumière, « les régimes, constate le philosophe belge Marcel De Corte, se sont révélés au terme d’un non moins lent processus empirique d’organisation et de législation rationnelle, accumulateurs et dispensateurs d’énergies sociales de longue durée » tandis que « les institutions théoriquement élaborées dans la pensée des hommes, les “constitutions écrites” dont parle Joseph de Maistre… sont presque toujours génératrices de déséquilibres ».

Aussi la constitution écrite ou orale tire son vrai fondement et sa vraie légitimité non pas de la convention des constituants mais de la nature des choses. Sous peine de rester lettre morte, cette convention doit correspondre au réel, à l’essence du pays, à son identité propre, c’est-à-dire à son être historique. C’est à la lumière de ces développements qu’il faut entendre, nous semble-t-il, l’éditorial de Ghassan Tuéni du 13 novembre dernier. Commentant en conclusion le discours de la veille du patriarche Sfeir, il remercie ce dernier « de nous avoir rappelé que la Constitution qu’incarnent “les constantes, le patrimoine et les valeurs de cette patrie”, “transcendent” la Constitution écrite ».

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