Patrie, nation, constitution : sens et contresens
L’Orient-Le Jour
Vendredi 2 février
2007
Les scènes d’émeutes auxquelles on vient d’assister
et qui étaient en puissance dans la radicalisation extrême des positions des
forces d’opposition, laisse légitimement craindre des bouleversements
institutionnels profonds. A s’en tenir à leur sémantique stricte, il est bien
difficile de dessiner les contours précis de la ligne de partage qui les sépare
des forces de la majorité. Ils clament tous à l’envi leur attachement
indéfectible au Liban ; tous arborent le même drapeau libanais ; les
uns et les autres se montrent d’une jalousie tatillonne à l’égard de la constitution.
Force est bien de constater que les mots sont à ce point galvaudés qu’ils ne
désignent plus les mêmes réalités. Il est d’autant plus difficile d’y voir
clair que les clivages traversent quelquefois les deux camps. Ainsi par
exemple, deux Liban se font face : d’un côté un Liban qui se refait autour
des communautés suivant un modèle traditionnel, on pourrait presque dire le
Liban de toujours, de l’autre côté un Liban d’inspiration idéologique et
révolutionnaire, enfiévré de changement, voulant du passé faire table rase, et
qui se refait à partir des individus comme si la société était une
juxtaposition ou une coagulation d’individus. Dans ce contexte mouvant de
polarisation des Libanais, si gros de conséquences pour l’avenir du pays, il
nous paraît utile de rappeler quelques rudiments. D’autant que des notions
telles que patrie, nation, société, Etat recouvrent des réalités
différentes mais voisines qui ajoutent à la confusion.
Patrie. De même racine que le latin pater, la
patrie est principalement la « terre des pères ». A ce titre la
patrie apparaît davantage comme un héritage, un patrimoine à la charge des
héritiers. Par notre naissance, dit la philosophie aristotélicienne-thomiste,
nous sommes constitués débiteurs à l’égard de nos parents, des parents de nos
parents, des ancêtres, des anciens, de notre patrie, auxquels et par la
médiation desquels nous devons l’existence - le plus grand des biens -
l’éducation, le langage et tous les biens physiques, moraux, intellectuels et
spirituels. Dès notre naissance nous sommes engagés avec eux dans un tissu de
relations sociales d’échanges et d’obligations de tous ordres, qui sont matière
à justice, et fondées non pas sur les décisions des partenaires mais sur des
réalités objectives et physiques antérieures à leurs volontés respectives et
qu’ils n’ont pas créées. Il y a loin que nous soyons nés « adultes »,
comme disait Renan, ou, encore moins, « adultes trouvés » comme
précise Jean Madiran. Les théories sociales constructivistes qui le supposent,
et qui sont inspirées du mythique « contrat social » de Rousseau, ne
résistent pas à l’analyse et au simple bons sens. La société préexiste aux
délibérations de l’homme et à ses projets d’édification de sociétés. Le tout,
dit la philosophie traditionnelle, précède la partie. Et on ne construit pas un
tout relationnel avec des parties. Le tout social, ajoute cette même
philosophie traditionnelle, est précédé d’un tout embryonnaire.
« La patrie est un partenariat », voilà
qui apparaît un peu court comme formule. Ce slogan qui barrait les panneaux
publicitaires de la banlieue nord de Beyrouth dans la 2e quinzaine
d’octobre dernier, entretient la double et dangereuse illusion que la patrie
est l’œuvre exclusive et souveraine de la volonté, et que ce qu’elle a fait, la
volonté peut impunément le défaire.
Nation. Dérivée du latin nascor (naître), comme le
mot nature, elle suppose l’idée de mouvement, de mobilité. De la famille
« abrégé du monde », comme le chante Lamartine, à l’univers, l’être
humain entre au cours de sa vie dans l’orbite d’une multitude de communautés
médiatrices nécessaires au développement des virtualités incluses dans son
être. Parmi elles, la nation se définit comme une « famille de
familles ». Loin de se confondre avec l’Etat qui est une réalité politique,
elle apparaît comme une communauté de valeurs spirituelles, morales,
culturelles. « Dans son essence, dit Pie XII, la vie nationale est quelque
chose de non-politique ; c’est si vrai que, comme le démontrent l’histoire
et l’expérience, elle peut se développer côte à côte avec d’autres, au sein
d’un même Etat, comme elle peut aussi s’étendre au-delà des frontières
politiques de celui-ci. » On trouve de bonne heure sous la plume de
voyageurs occidentaux le mot nation pour désigner les communautés
religieuses en Orient, que l’Empire ottoman désignait, s’agissant des chrétiens
et des juifs, sous le nom de millet, et qu’aujourd’hui on désigne
communément du mot confession. Il ne faudrait pas s’étonner dès lors
qu’une longue familiarité des réalités libanaises inclinât fatalement un
chroniqueur tel que Sarkis Naoum, à parler ouvertement des
« peuples » et « nations du Liban ». Mais il est en auguste
compagnie : Louis XIV disait mes peuples.
En tant que communauté, la nation est autre
chose que l’ensemble des nationaux actuellement vivants. Parlant de la
nation française, le philosophe Jean Madiran observe qu’« elle est la vie
commune et continuée des Français morts et des Français à naître, nulle
génération n’a le pouvoir d’en disposer ; elle est d’un autre
ordre ». Cette considération d’une importance capitale est d’une densité
inépuisable pour le Liban intercommunautaire, si on la met en perspective avec
les appels à la loi du nombre. Loin de revendiquer une liberté religieuse à un
pouvoir politique libre de la tolérer ou de la refuser, les communautés
religieuses au Liban font valoir et exercent des droits politiques qui ne sont
pas fondés sur le nombre et susceptibles de fluctuer au gré de celui-ci, mais
en relation causale avec leur poids, leur rôle et la conjoncture historiques.
Leurs titres juridico-politiques ont été conquis et établis de longue date
voire, pour certaines d’entre elles, depuis des temps immémoriaux, ayant fait
l’objet de véritables pactes écrits ou non écrits.
Constitution. Nous savons qu’Aristote avec son Lycée a étudié
les constitutions d’une centaine de cités ou empires. La constitution
d’Athènes, cette loi, ou nomos, bien que nulle part écrite, était
cependant un ordre historiquement incarné dans la vie de la cité. Athènes et
Sparte, objets des études du Lycée, étaient
spontanément bien ordonnées. Une bonne répartition des magistratures
entre membres d’un groupe social est immanente dans les choses et nullement
tributaire d’un artefact (création artificielle de l’homme). Les
sociétés, ainsi que nous l’avons vu plus haut, sont antérieures aux hommes qui
la composent et qu’elles hiérarchisent. Elles résultent de la nature de
l’homme, une sorte d’instinct et d’aspiration spontanée au regroupement et à la
vie sociale. Telle est du reste le sens de la formule d’Aristote : l’homme
est un animal social (zoon politikon). Aujourd’hui, sauf quelques rares
exceptions, on ne rencontre plus que des constitutions écrites. Devrait-on pour
autant conclure qu’elles ne sont plus guère naturelles ?
La question de la place et du rôle respectifs du
droit naturel et du droit positif (posé par l’homme) est l’une des plus
controversées dans l’histoire du droit. Sur la position d’Aristote et de saint
Thomas d’Aquin, nous suivrons les leçons de Michel Villey, philosophe du droit
et leur plus illustre et brillant interprète en la matière. Pour Aristote,
suivi en cela par saint Thomas d’Aquin, il existe deux sortes de droits :
un droit naturel et un droit positif. Dans le spectacle des relations sociales,
le juriste observe un bon partage des biens, honneurs, obligations entre
membres d’un groupe social. Mais ce droit naturel et spontané est
insaisissable, informulé. Et comme toutes les choses de la nature, il est D’où
la nécessité d’un droit positif. Dans la philosophie traditionnelle
aritotélicienne-thomiste, le droit positif est second, subsidiaire, par rapport
au droit naturel qui en est le fondement. Par un nécessaire effort (d’où le mot
Ijtihad) d’abstraction tirée de l’analyse des meilleurs modèles de
groupes sociaux existants, des meilleures relations d’affaire ou des meilleurs
précédents de jurisprudence, et suivant la méthode dialectique
convenable à la discipline juridique (par opposition à la méthode axiomatique
propre aux mathématiques), le jurisconsulte, juge ou législateur, complète
selon les cas par des conclusiones ou par des determinationes ce
que le droit naturel a d’informulé ou de muet. Et comme « la nature de
l’homme est muable » ainsi que les choses de la nature, saint Thomas en
conclut comme son maître que la connaissance du droit ne peut être l’objet
d’une science immuable mais qu’elle doive tenir compte des circonstances de
temps et de lieu.
Le droit positif né de la volonté des hommes est
ainsi greffé sur le droit naturel qui n’en relève point. Mais il n’a de chances
d’exprimer le juste (la chose juste) que dans la mesure où il est en
adéquation avec le droit naturel. Parce que la constitution est une lente
sédimentation des mœurs, des coutumes et des pratiques communes, on l’observe
dans les pays de constitution coutumière, « les régimes, constate le
philosophe belge Marcel De Corte, se sont révélés au terme d’un non moins lent
processus empirique d’organisation et de législation rationnelle, accumulateurs
et dispensateurs d’énergies sociales de longue durée » tandis que
« les institutions théoriquement élaborées dans la pensée des hommes, les
“constitutions écrites” dont parle Joseph de Maistre… sont presque toujours
génératrices de déséquilibres ».
Aussi la constitution écrite ou orale tire son vrai
fondement et sa vraie légitimité non pas de la convention des constituants mais
de la nature des choses. Sous peine de rester lettre morte, cette convention
doit correspondre au réel, à l’essence du pays, à son identité propre,
c’est-à-dire à son être historique. C’est à la lumière de ces développements
qu’il faut entendre, nous semble-t-il, l’éditorial de Ghassan Tuéni du 13
novembre dernier. Commentant en conclusion le discours de la veille du
patriarche Sfeir, il remercie ce dernier « de nous avoir rappelé que la
Constitution qu’incarnent “les constantes, le patrimoine et les valeurs de
cette patrie”, “transcendent” la Constitution écrite ».
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