dimanche 24 janvier 2021

Pourquoi Carlos Hage Chahine est pour la peine de mort

 Essayiste et chroniqueur, Carlos Hage Chahine publie un entretien avec Nevine Toutounji, où il explique pourquoi il est pour la peine de mort « clé de voûte du système pénal ». L’Agenda culturel l’a rencontré.

1- Affirmer aujourd’hui que l’on est pour la peine de mort est très courageux pour ne pas dire provocateur. Ne craignez-vous pas d’être vous-même « condamné » pour cette prise de position?

Né dans une famille chrétienne très attachée à sa foi religieuse, j’ai été élevé dans le culte des vertus morales. Impossible de dissocier de la vertu d’honnêteté, l’honnêteté intellectuelle. Amicus Plato sed magis amica veritas « Platon est mon ami, mais la vérité est une amie plus chère encore » ou, selon une traduction plus élégante, « j’aime Platon, mais j’aime encore mieux la vérité ». Si je me reconnais un certain courage, c’est dans l’assentiment sans réserve à tout ce qui me paraissait être la vérité, sans égard aucun pour les conséquences, quelles qu’elles soient, que cela pouvait me valoir. Même si, je l’avoue, ce n’est pas toujours commode, j’aime encore mieux nager à contre-courant, que dériver au fil de tous les conformismes. N’était cependant la glorieuse cohorte de mes devanciers, philosophes, théologiens, docteurs de l’Eglise, et maîtres à penser, qui me tenaient compagnie tout au long de cette difficile traversée, j’aurais depuis longtemps abdiqué et tenu mes positions pour une vaine obstination et de l’orgueil mal placé. Mais n’exagérons rien, à condition d’éviter les amendes qui peuvent, abusivement, être faramineuses, la pensée qui sonne « politiquement incorrecte » encourt aujourd’hui le risque de la « relégation sociologique », une sorte de mise au ban de la société. Ce n’est ni la condamnation à mort ni à la clandestinité. Et puis, à mon âge, je n’espère plus aucune position qui puisse être compromise par mes opinions. 

2- Vous considérez le système carcéral comme un « incubateur de radicalisations » et vous constatez l’échec de la réinsertion des coupables qui parfois récidivent le jour même de leur sortie de prison. Vous avez donc complètement désespéré de la nature humaine et de sa faculté de s’amender ?

Chaque fois qu’un crime est commis, la société, qui est touchée dans son ensemble, et pas seulement les proches de la victime, réclament une chose : que justice soit faite. Il est évident que la nature humaine peut s’amender. Pour un chrétien catholique, elle est simplement blessée par le péché hérité d’Adam, elle n’est pas irrémédiablement déchue. Mais la question est ailleurs. Quand on dit que le crime exige réparation, on ne fait qu’énoncer un principe de justice, en l’occurrence commutative, où la rectitude implique une peine équivalente. Par sa faute, le criminel contracte une dette à satisfaire. De même que nous contractons une dette par le péché. Dans la traduction latine du « Notre Père », que nous retrouvons dans la traduction arabe usitée chez les Orthodoxes, nous demandons à Dieu de nous remettre nos dettes « et dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris ». Or le système pénal actuel donne à croire que les crimes demeurent pour l’essentiel inexpiés. Le criminel sort de prison sans avoir satisfait la dette qu’il a contractée par son crime, quand il n’en a pas contracté d’autres durant sa captivité. Pire, pour la plus grande honte des prisons et du système carcéral actuel, il n’est pas rare, le fait est avéré, que certains coupables subissent en prison de la part de leurs co-détenus, des sévices et des humiliations plus accablants que ne leur aura mérité leur crime.

Cela étant, hormis les cas où son crime est trop grave pour ne pas lui valoir la peine de mort, ce qui lui laisse la faculté de se repentir, si l’occasion est donnée au coupable de s’amender, je dirais tant mieux. Encore faut-il que la peine éveille chez lui, par la douleur comme disait Simone Weil (avec W), le sens de la justice et de l’amendement. Hélas dans son état actuel, et à moins d’être entièrement refondu, je doute que le système carcéral favorise si peu que ce soit la réinsertion. Inspiré de l’utilitarisme hédoniste de Jeremy Bentham, le droit n’a qu’une utilité, c’est d’être une technique permettant la « maximation des plaisirs », scientifiquement calculés, tout en réduisant la quantité de peines. En ce sens, la prison qui prive le voleur de liberté, suffit à préserver les plaisirs des propriétaires, sans accroître plus que de raison les peines des voleurs.

3- Vous dites que « nos mœurs ont ardemment besoin d’être revirilisées ». Qu’entendez-vous exactement ?

Nos mœurs ont besoin d’être revirilisées pour lutter contre la culture hédoniste rampante que l’on a vu s’insinuer jusque dans le droit et le système pénal ; contre l’indolence ambiante. C’est du latin vir, qui désigne 1° l’homme, 2° le mari, que dérive le mot virtus, qui signifie 1° force, courage 2° vertu (cf. Michel Bréal et Anatole Bailly, Dictionnaire étymologique latin).

4- Vous dites que les propos du pape François qui « dénotent un alignement sur les adversaires de la peine de mort » vous « déconcertent ». Ne pensez-vous pas que sa distanciation vis-à-vis de certaines positions traditionnelles de l'Eglise, ramènent les « brebis égarées » qui ne se retrouvaient plus vraiment en elle ? 

En effet, je considère que certaines positions du pape François sont déconcertantes. Elles sont en contradiction avec une longue tradition de l’Eglise catholique. Ce n’est pas ici le lieu de les opposer sentence à sentence. Qu’il me suffise d’indiquer qu’en ce qui concerne la peine de mort en particulier, ses immédiats prédécesseurs la trouvaient encore légitimes, dans certains cas extrêmes. Si maintenant en général, il se trouve que des personnes, que la doctrine ferme et constante de l’Eglise avait éloignées, s’identifient mieux avec la ligne du pape François, à la bonne heure ! Là où le français ne peut aller, disait Montaigne, que le gascon y aille. Faut-il pour autant, au prétexte que les hommes préfèrent, parce qu’elles sont moins dangereuses à vivre, les vérités diminuées (diminutae sunt veritates a filiis hominum, dit le psaume 11), consentir à diminuer le christianisme pour le rendre plus acceptable ?

 Propos recueillis par Zeina Saleh Kayali

https://www.agendaculturel.com/article/Livre_Pourquoi_Carlos+Hage+Chahine_est_pour_la_peine_de_mort

L'Agenda Culturel : "La laïcité de l’Etat et sa contrefaçon" par Carlos Hage Chahine

Carlos Hage Chahine est juriste, spécialisé dans la philosophie du droit. On lui doit de nombreux articles et ouvrages notamment en collaboration avec son épouse Nevine Hage Chahine. Il consacre aujourd’hui un essai à ‘La laïcité de l’Etat et sa contrefaçon’ et répond aux questions de l’Agenda Culturel

1-      Cet ouvrage touche à un sujet brûlant. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ?

Il y a plus d’un siècle maintenant que la notion, d’origine chrétienne, de laïcité de l’Etat, dont la doctrine a été échafaudée par des siècles de chrétienté, est détournée au profit de ce que j’ai appelé sa « contrefaçon » et qui est le laïcisme. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de dénoncer une banale erreur, autrement dit un accident qui peut arriver (accidit) dans la recherche de la vérité, mais son exact opposé, j’entends le mensonge, une mystification parée des plus belles vertus mais - ô combien - lourde de conséquences. Faut-il rappeler qu’au nom du communisme et du laïcisme, c’est rien moins qu’un totalitarisme déclaré hier, et, aujourd’hui, un « totalitarisme sournois » (Jean-Paul II) non moins pernicieux, que ces « vertus chrétiennes devenues folles » (Chesterton) ont engendrés. Privé de la surnaturalité de la grâce, qui lui est absolument essentielle, le christianisme se corrompt ; et lorsque « le levain surnaturel » se corrompt, il corrompt simultanément la nature, il devient « un ferment de révolution d’une virulence extraordinaire » (Maritain) à l’origine du désordre moderne. La subversion en marche vérifie tous les jours la formule, d’une prodigieuse exactitude, de Chesterton : « ôtez le surnaturel, il ne reste plus que ce qui n’est pas naturel ». Ce qui se traduit dans le langage de Maritain dans Théonas : « L’humanité qui rompt avec la vie de l’Eglise est précipitée plus bas que si le Christ n’était pas venu. » Et qui élucide la parole mystérieuse du Christ : « Si je n’étais pas venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils seraient sans péché » (Jn 15, 22).

2-      Dans cet ouvrage, vous vous inquiétez du rejet du spirituel dans la sphère privée, tout en rejetant les abus des théocraties dominatrices. Comment trouver ce précieux équilibre ?

Si Dieu existe, - et « Dieu existe » répondait Soljenitsyne du tac au tac à son interrogateur sur un plateau de télévision -, on ne peut faire comme s’il n’existe pas. C’est pourtant ce que font les Etats qui prétendent observer une neutralité entre les religions et dans le même temps imposent, par un acte contraignant, l’expulsion de Dieu de tout espace public. Dieu n’a pas créé une poussière d’individus séparés de tout lien préexistant. Créateur et Maître aussi bien des individus que des familles, des nations, et du cosmos, Dieu a imprimé à toute sa Création des lois que l’on ne peut transgresser. Le reconnaître n’est pas une négation de la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, qui est la marque de la « saine et légitime laïcité de l’Etat ». C’en est même, je rougis de devoir rappeler ce rudiment, la condition préalable. La laïcité véritable suppose, au moins, le respect de la loi naturelle qui est, comme son l’indique, profane. Ce ne sont donc pas les « abus des théocraties », comme le laisse entendre votre question, que la doctrine catholique de la laïcité dénonce, mais le principe même de la théocratie qui est en soi un abus. La laïcité instaurée par le Christ vient précisément restaurer un équilibre des pouvoirs en répartissant entre César et les pontifes des pouvoirs qu’une trop longue confusion réunissait sur la tête de César à la fois empereur et pontife. Rappelez-vous, dans la cité païenne, le pouvoir spirituel était absorbé dans le pouvoir temporel en même temps, dit Maritain, que l’Etat était divinisé. C’est précisément par souci d’équilibre que « le Christ, comme l’explique le pape Gélase Ier au IVe siècle, conscient de la fragilité humaine, a voulu que les autorités chargées de pourvoir au salut des fidèles, fussent équilibrées dans une prudente ordonnance » et pour cela « distingué les devoirs de chaque puissance ». C’était une garantie ou plutôt, selon l’expression de ce saint Pape, « le remède salutaire de l’humilité à tout retour de l’humain orgueil. » Il termine par cette exhortation « qu’aucun ne passe les bornes de son domaine, que chacun se tienne avec modestie à son propre rôle. Et de la sorte nul ne songera à étouffer l’autre ». L’objurgation ne se prête à aucune ambiguïté. Pour avoir dénié à César la « moitié » de ses pouvoirs, et malgré l’exhortation qui leur était faite par saint Paul d’être soumis à l’autorité, les chrétiens des premiers siècles se sont vus reprocher le manque de loyauté envers l’Etat et attirer les foudres de Rome. Dans certaine historiographie, l’accusation perdure contre les chrétiens d’avoir une part de responsabilité dans la chute de l’Empire. Ce qui est à craindre en revanche ce sont les « théocraties » laïques, qui, usurpant au profit de l’homme et des idéologies que nous évoquions plus haut, le caractère absolu qui était réservé au dogme, ont absolutisé le relatif. C’est méconnaître l’homme, disait Aristote, de ne lui proposer que de l’humain. A force d’évacuer Dieu de toutes les sphères publiques, la divinité a ressurgi pour camper des êtres relatifs, tels que la classe, la race, la nation, la déesse liberté, voire la démocratie qu’en France le candidat à la présidence de la République François Hollande déclarait « plus forte que les religions », etc., etc. Marxisme-léninisme, communisme, nazisme, laïcisme ont tous en partage la rage de réaliser dans le temps les promesses de l’éternité. On peut se demander si le terrorisme islamiste n’est pas le dernier-né de ces idéologies révolutionnaires, issu et nourri de cette sorte de messianisme qui est le propre de la Révolution.

3-      Comment votre réflexion peut-elle s’articuler sur un plan pragmatique au cas si particulier du Liban ?

De nombreuses voix s’élèvent au Liban pour réclamer pêle-mêle l’abolition du confessionnalisme accusé de tous les maux et une laïcité intégrale. A les en croire l’une ne va pas sans l’autre et inversement. Comme si confessionnalisme et laïcité étaient antinomiques. Oui le Liban est, à sa base, un Etat confessionnel ou plutôt multiconfessionnel, mais il s’en faut qu’il soit théocratique. Que je sache, nous ne sommes pas plus gouvernés par le clergé qu’assujettis à des lois d’inspiration sacrale. Hormis bien sûr le domaine du statut personnel, ce dont je vais m’expliquer. J’ai même risqué, dans mon livre, l’affirmation que le Liban est le dernier Etat laïque de la planète. Il n’en demeure pas moins que le confessionnalisme n’est pas sans lien avec la religion, en ce sens que si le sens religieux des Libanais, toutes communautés confondues, venait à disparaître, le système du même nom perd du même coup sa raison d’être.

La seule entorse, la seule véritable exception à la laïcité au Liban tient, ou, pour être plus précis, a tenu pendant longtemps au sens collectivement religieux qui fut celui des Libanais. Pour les chrétiens, le mariage religieux indissoluble est un sacrement qui figure l’union du Christ avec son Eglise. Par égard pour une coexistence saine et basée sur le respect mutuel entre communautés, je ne me crois pas, sur un sujet susceptible de toucher à la foi, autorisé à parler pour les musulmans ; à charge pour eux de réciprocité. Cependant, vu les progrès de l’indifférence religieuse sinon de l’incroyance, je conçois qu’il ne soit plus possible de faire plus longtemps de la foi une condition de citoyenneté et encore moins un carcan. La baisse du sens religieux et la multiplication qui s’ensuivit des litiges liés au statut personnel, exposaient les tribunaux religieux compétents à prendre de trop grandes libertés avec le droit canon, comme de déguiser les divorces en nullité du mariage. Le mariage civil facultatif dont il est question peut dans ces conditions offrir une alternative propre à ménager la liberté religieuse et à la fois mettre les tribunaux religieux à l’abri de se moquer du Bon Dieu. Quant au confessionnalisme, il n’est pas en soi pervers et anti-laïque. Qui dit laïc, dit forcément profane, soit tout le contraire du sacré. Or quoi de plus profane que la loi naturelle, accessible à la raison humaine, que les docteurs de l’Eglise disent commune aux croyants et aux non croyants ? Je ne vois pas au Liban de meilleur lieu de rencontre et de coopération entre les différentes communautés que la loi naturelle ainsi d’ailleurs que le préconisait le pape Pie XII sur un plan universel. Né de circonstances historiques comme seule alternative expédiente pour les chrétiens, après des siècles de domination et de dhimmitude, le confessionnalisme a su ménager aux communautés un espace commun sans préjudice de l’autonomie indispensable à leurs particularismes. Moyennant quoi elles étaient en mesure de gérer ensemble ce qui les rassemble et séparément ce qui les sépare. Les orientalistes ne s’y sont pas trompés en qualifiant les communautés religieuses de véritables nations. Il ne faut donc pas plus raboter le confessionnalisme que l’exacerber. Les sociologues conviennent que les religions sont agglutinantes. C’est comme inscrit dans leur nature de produire des frondaisons temporelles de type culturel. Mais le jour où le confessionnalisme dépasse son domaine réservé qui se limite aux spécificités propres à chaque communauté, pour empiéter sur l’espace commun à toutes, ce jour-là est le signe d’une mutation du système sous les espèces d’une communaulâtrie où la confession est érigée en idole comme la race ou la classe ou la nation. Or l’espace commun est le lieu privilégié d’une compétition politique voué à la défense d’un bien commun supérieur. Il ne suffit pas que les Libanais disent et redisent leur volonté de vivre ensemble.  Se reconnaissent-ils dans le Liban ? ou sert-il seulement des intérêts convergents mais passagers, le temps de boucler leurs valises ? Car pour constituer une nation, encore faut-il que ce vouloir se greffe sur le sentiment d’appartenir à une communauté qui ne supprime ni ne remplace les confessions mais les transcende. Telle est la marque de l’identité qu’il est égal que l’on dise une communauté et que l’on dise une communauté. L’année climatérique 2005 a révélé aux Libanais l’existence, propice à un clivage politique, d’aspirations communes à l’indépendance et à la souveraineté de leur pays. Traduisent-elles un sentiment réel d’appartenance à une communauté supra-confessionnelle ? Ce sentiment est-il embryonnaire, encore balbutiant, il revient aux Libanais de saisir la chance qui leur est donnée d’en faire un attachement ancré, durable, viscéral ou de la laisser passer.

Propos recueillis par Zeina Saleh-Kayali

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