Druze d’abord
L’Orient-Le Jour
Mercredi 2 février
2011
Y a-t-il une énigme Joumblatt ? On sait qu’au
lendemain de la courte bataille de la Montagne du 7 mai 2008 dont il était
sorti victorieux, travaillé au corps par Nabih Berri et anticipant les
résultats d’une disproportion manifeste des forces en présence, le leader
druze, par un geste inattendu, se croit acculé à la reddition. Du moins
politiquement. Il entame alors un virage de 180°, voire une révolution de 360°,
pour revenir à ses premiers amours idéologiques et au clivage droite/gauche
ressorti de sa remise pour la circonstance. Il se livre alors à des surenchères
verbales en matière de résistance, de moumâna’a et d’alignement sur la
politique arabe de la Syrie. Jusqu’au slogan : « Liban
d’abord », devise emblématique de Saad Hariri, le chef du PSP le
considérera trop offensant pour la Syrie et comme un désaveu de la cause
palestinienne, et par conséquent le bannira de son vocabulaire. Autant de
gestes qui seront certes payés de retour. Il lui aura tout de même fallu passer
par l’épreuve des excuses publiques, et la contrition préalable, pour que la
Syrie économe de ses bonnes grâces et jalouse de son honneur blessé mais
néanmoins clémente et magnanime, se laisse enfin infléchir et fasse prévaloir
ses calculs politiques sur ses rancœurs passées. Walid bey a-t-il
prudentiellement jugé que la poursuite de sa politique serait ruineuse pour sa
communauté, il doit certainement avoir ses raisons que la raison ignore.
Certains analystes politiques libanais se sont
empressés de voir dans toutes ces reculades de M. Joumblatt, la poursuite par
touches successives d’un retournement que les craintes de réticences et
d’« une vague d’isolationnisme » druzes eussent empêché d’opérer d’un
seul bond. A la vérité, ce ne sont là que des supputations que rien ne permet
d’étayer. D’abord la discipline légendaire des Druzes, et l’alignement total
sur les positions de Joumblatt du cheikh Aqel de la Communauté druze Monsieur
Naïm Hassan vient d’en donner la preuve, sait taire ses états d’âme les plus
légitimes quand elle estime que les intérêts supérieurs de la communauté sont
en jeu. Et puis surtout Walid Joumblatt continue de défendre avec la même
ardeur Taëf, l’accord d’armistice de 1949 et la réconciliation de la Montagne.
Il y a, dans son attitude, et jusqu’à nouvel ordre, étant donné la versatilité
de sa nature, une ambivalence que les vrais familiers des mœurs orientales
mettent sur le compte d’une pratique ancestrale, autorisée par certaines
communautés minoritaires et dissidentes de l’Islam lorsqu’il y a risque pour la
vie : la « dissimulation ». De quoi s’agit-il ?
Oublions l’hypocrisie orientale que Gustave Thibon
appelle plaisamment la pudeur orientale toute en « discrétion, finesse,
tact, instinct du jeu, prudence et souplesse... » par opposition à la
notion occidentale de « sincérité », véritable « culte du oui et
du non et de la précision absolue [qui] s’adapte à la réalité
psychologique comme des pattes d’ours sur un métier à broder » (Le Pain de
chaque jour, p. 142). Tout bien considérée, l’attitude de Joumblatt obéit au
principe du grand écart. Renouant avec la bonne vieille habitude du double jeu,
il donnera l’impression d’avoir un pied dans chaque camp, de passer d’un camp à
l’autre sans changer de bord. Il continuera de réclamer toute la vérité sur
l’assassinat de Rafic Hariri sauf à fermer les yeux sur le châtiment des
coupables ; il tournera le dos à la majorité, avec armes et bagages, sauf
à saborder la « Rencontre démocratique » dispensée de se plier à la
discipline du parti ; à ses nouveaux amis il fera croire qu’il ne les a
jamais quittés, à ses anciens amis qu’il leur abandonne une partie de son
cœur : « Joumblatt choisira à son corps défendant l’autre option mais
il est resté de cœur avec nous », soutenait la semaine dernière avec une
bonne foi touchante le secrétaire général du Courant du Futur Antoine Andraos,
etc., etc. C’est cela la dissimulation, cette gymnastique cérébrale, à
mi-chemin entre l’hypocrisie et la restriction mentale. Contre la vie sauve, le
dissimulateur est prêt à toutes les contorsions. Non content de ne pas laisser
voir ce qu’il est, il veut encore paraître, nous dit Gustave Thibon, ce qu’il
n’est pas. Mais quand la dissimulation n’est plus un rôle, quand elle vous
tient lieu de seconde nature, il est impossible de discerner l’apparent du
réel, le vrai du factice. Le masque n’est plus sur le visage, il entre dans
le visage. Le dissimulateur ne joue plus la comédie, il devient comédie. On ne
devine plus ce qu’il y a sous le masque, car il n’y a plus de dessous au masque
(L’Echelle de Jacob, p. 100).
Bien malin, dans ces conditions, qui pourrait sonder
le cœur et nous révéler le fond de la pensée d’un Walid Joumblatt. Comment
savoir si sa position actuelle s’apparente à un revirement, et d’ailleurs par
rapport à quoi ? Le problème avec le dissimulateur, c’est qu’il n’est pas
aisé de savoir ce qu’il est pour en inférer ce qu’il n’est pas, et inversement.
Il est fort capable d’alterner volte-face, révolution complète ou dissimulation
selon ses intérêts. Joumblatt agit visiblement sous la seule motion de la
devise « Druze d’abord ». Que les droits et les intérêts de sa propre
communauté passent avant ceux des autres, qui peut le lui reprocher ? Le
bon sens le commande. Charité bien ordonnée, dit-on, commence par soi-même. Ce
que le dicton populaire arabe traduit à peu près par ces termes : je tiens
trop à mon poignet pour lui préférer mon bracelet.
Pour autant, celui qui feint de redécouvrir le
purisme progressiste et révolutionnaire et qui, sur tous les tons, décline les
louanges du laïcisme et de l’anticonfessionnalisme, est malvenu de fustiger le
slogan « Liban d’abord » pour s’arc-bouter sur la préférence druze.
C’est d’abord une question de cohérence. Mais surtout l’amour de soi n’est pas
exclusif de l’amour des autres. De la plus petite communauté où il se
déploie : la famille, jusqu’à la communauté universelle où il s’achève,
l’individu est inséré dans un réseau de communautés médiatrices : le
village, le bourg, la commune, la ville, la région, la province, la communauté
religieuse (en ses incarnations temporelles), la patrie, etc. Si la communauté
druze est un ensemble multiséculaire, constitué et stable, la maison Liban,
elle, encore que trop jeune et pas assez vigoureuse, est un tout harmonieux
supérieur, selon la hiérarchie des communautés, recelant plus de perfection, et
donc plus d’être que ses parties. Une partie se révolte contre le tout et voilà
la mosaïque qui craquelle aux jointures.
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