Nos Patriarches et la Révolution syrienne
L’Orient-Le Jour
26-27 juillet 2012
Le soutien indéfectible et sans détour des
patriarches d’Antioche au régime syrien dans sa guerre contre l’opposition a
choqué plus d’un au sein de la population, toutes communautés confondues, sans
en excepter la classe politique. Dans les chancelleries occidentales l’incompréhension
signifiait en langage diplomatique rien moins qu’exaspération.
Pour justifier leur plaidoyer en faveur du régime,
les Patriarches mirent en avant leur souci de protéger les minorités chrétiennes
de l’inconnu ou d’un islamisme qui serait pire que la dictature. Inspiré de
calculs de prudence politique, un tel motif vaut ce qu’il vaut. Une raison plus
fondamentale que Leurs Béatitudes firent valoir plus timidement et en allusion à
l’exhortation de saint Paul (I Tim. II, 1 et suiv.), tient à la docilité de
principe prônée par l’Eglise à l’égard de l’autorité. Cette attitude « scandaleusement »
complaisante à l’égard du régime de Damas suscita de vives critiques dont je
retiens deux des plus saillantes :
- Que le régime triomphe ou qu’il chute, les
minorités chrétiennes risquent fort d’être les premières victimes, ou comme
boucs émissaires, ou comme complices.
- La victoire des Libéraux en Libye infirme la
thèse que l’islam est incompatible avec la démocratie.
Je ne suis pas qualifié pour juger du bien-fondé
de ces analyses. Ma réponse se situera sur un plan doctrinal, à la lumière de l’enseignement
de l’Eglise catholique et notamment, de la politique dite du « Ralliement ».
Enoncée par le pape Léon XIII dans deux
encycliques : « Au milieu des sollicitudes » du 16 février, et « Notre
consolation » du 3 mai, ainsi que dans la lettre au cardinal Lecot du 13
août 1893, cette doctrine s’adressait nommément aux Catholiques de France. Que
dit-elle en substance ?
Les Catholiques français, faut-il le rappeler,
formaient la majorité de la nation. Pourtant en France, quelque cause qui ait
pu les déclencher, le Pape constate que « le christianisme devient, de la
part des sectes, l’objet d’hostilités implacables ». Pour répondre à une
opposition fondamentale des Républicains au christianisme, qu’il qualifie de « vaste
complot que certains hommes ont formé d’anéantir en France le christianisme »,
Léon XIII exhorte à s’unir et « à redoubler d’amour et d’efforts dans la défense
de la foi catholique, en même temps que de leur patrie » tous « les
Français qui professent la religion catholique », dont « la grande
sollicitude doit être d’en assurer la conservation » ; et à « mettre
de côté toute préoccupation capable d’en amoindrir la force et l’efficacité ».
Il les exhortait en somme, d’après Jean Madiran,
« à suspendre les activités politiques qui n’avaient pas pour objet
direct, immédiat, unique, cette défense urgente » (Les Deux démocraties, 1977).
Les Monarchistes - les Catholiques l’étaient alors presque tous - se trouvaient
de ce fait sommés de se « rallier » aux institutions démocratiques du
régime républicain. Non que la démocratie fût considérée par le Pape comme le
seul régime politique moral. L’Eglise a toujours distingué politique et morale,
la politique n’ayant pas pour objet de réaliser le bien moral « mais d’assurer
les conditions sociales de sa réalisation par chaque personne » (Tanoüarn,
Monde et Vie du 5 mai 2012). « De par son essence même, la cité est tenue
d’assurer à ses membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie
proprement humaine » (Maritain). Pour cela, absolument parlant, et suivant
la leçon d’Aristote, plusieurs formes de gouvernement sont légitimes : la
monarchie, l’aristocratie, la démocratie et le régime mixte (un mélange de
monarchie et de démocratie). « On peut affirmer (…), en toute vérité, que
chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire
le bien commun pour lequel l’autorité sociale est constituée. » Il n’empêche
que si l’on descend des abstractions sur le terrain des conclusions pratiques,
telle forme de régime politique peut être mieux adaptée à telle nation eu égard
à « l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours
humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même
fondamentales ».
« Dans cet ordre d’idées spéculatif, les
Catholiques comme tout citoyen ont pleine liberté de préférer une forme de
gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes
sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux
maximes de la doctrine chrétienne » et donc, s’ils le désirent, de
poursuivre et perfectionner la théorie de la monarchie. A condition de n’avoir
garde, dans leur comportement pratique, de s’écarter du principe que « tous
les individus sont tenus d’accepter » les gouvernements établis, aux
conditions et réserves morales habituelles (1) ; « et de ne rien
tenter pour les renverser ou pour en changer la forme ». « De là
vient que l’Eglise (…) a toujours réprouvé les doctrines et toujours condamné
les hommes rebelles à l’autorité légitime. »
A ce stade du raisonnement, rien dans la
position de nos Patriarches qui n’apparaisse en totale conformité avec l’enseignement
de l’Eglise. Mais poursuivons jusqu’au bout l’argumentation de Léon XIII.
Bien sûr, thème aristotélicien thomiste par
excellence, les choses de la nature, et notamment les institutions politiques,
sont muables. En dehors de l’Eglise établie par Jésus-Christ, qui « a pu
conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de
gouvernement », aucune autre forme de pouvoir civil dans une nation ne
peut être tenue « comme tellement définitive qu’elle doive demeurer
immuable ». Les choses varient en fonction des mœurs et des circonstances
de temps et de lieu. Parfois le temps « se borne à modifier quelque
chose à la forme de gouvernement établie ; d’autres fois, il va jusqu’à substituer
aux formes primitives, d’autres formes totalement différentes, sans en excepter
le mode de transmission du pouvoir souverain ». Il s’agit de changements
radicaux, de révolutions qui « succèdent parfois à des crises violentes,
trop souvent sanglantes », où « l’ordre public est bouleversé jusque
dans ses fondements ».
Dans cette dernière hypothèse, Léon XIII voit
une opportunité d’agir. En effet, dans une telle situation, pour obvier à l’installation
du chaos de l’anarchie , « une nécessité sociale s’impose à la nation
(…) de pourvoir à elle-même » sans retard. Un bouleversement de l’ordre
public jusque dans ses fondements survient-il, « la création et l’existence
de nouveaux gouvernements (…) nécessairement requis par l’ordre public »
devient une « nécessité sociale » ; et l’occasion propice aux
Catholiques français - puisque c’est d’eux qu’il s’agit dans l’optique du « Ralliement »
- de faire prévaloir le régime de leur prédilection, qu’ils n’eussent pu tenter
autrement sans provoquer de graves perturbations. « Si Dieu permet, écrit
Jean Madiran, que ces graves perturbations se produisent néanmoins, on peut à
ce moment-là, et alors seulement, mener une action politique destinée à changer
de régime ».
Certes les Chrétiens de Syrie ne constituent pas
aujourd’hui la majorité comme l’étaient hier les Catholiques de France. A ceci
près, les événements de Syrie recoupent les conditions posées naguère par Léon
XIII aux Catholiques français pour agir : « anarchie », « crises
violentes », « ordre public bouleversé jusque dans ses fondements ».
La nécessité de trouver une alternative au régime actuel n’est-elle pas au
demeurant au centre des préoccupations de l’Occident dans l’affaire syrienne ?
Toute l’énergie des Occidentaux, obnubilés par son absence, n’est-elle pas
tendue vers la recherche d’une telle alternative ?
Quel régime, quelle forme de gouvernement
seraient les mieux adaptés au caractère, à l’histoire, aux mœurs des
Syriens ? Dès lors que, sans les avoir provoquées, de « graves
perturbations se produisent », ceux-là, à quelque communauté qu’ils
appartiennent, et notamment les minorités chrétiennes, sont invités à faire prévaloir
le régime qu’ils souhaitent. Comme minorité, les Chrétiens de Syrie le sont d’autant
plus qu’ils pourraient légitimement avoir d’autres aspirations qu’une éternelle
dhimmitude. Loin de l’avoir suspendue, la parenthèse du Baas l’a durcie « en
toute laïcité », selon l’heureuse formule de Nagib Aoun, et une démocratie
du nombre, si elle devait triompher, la perpétuera infailliblement. D’où l’urgence
de faire entendre leur voix et indiquer leur choix « au milieu des
sollicitudes » des « Amis de la Syrie ». Sont-ils plutôt
favorables à une démocratie à la libanaise, à la française, ou à une monarchie à
l’anglaise ? Telle est aujourd’hui la « nécessité sociale »
justifiant « la création et l’existence de nouveaux gouvernements »
qu’ils doivent y songer activement et sans délai.
Sans doute au niveau de responsabilité et au
poste d’observation qui sont les leurs, nos Patriarches bénéficient-ils sur le
plan pratique d’un point de vue qui nous fait défaut. S’élève-t-on cependant au
plan des principes, face à la révolution qui bouleverse la Syrie jusque dans
ses fondements, ils semblent malvenus d’arguer de l’obéissance servile au régime
établi et encore moins de la protection des minorités chrétiennes qu’un prix
aussi monstrueux ne saurait plus justifier.
(1) On peut penser, à titre d’exemple, à l’objection
de conscience préconisée par Jean-Paul II, face à des législations injustes. « Les
chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu
d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle
aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation civile, sont en
opposition avec la loi de Dieu » (L’Evangile de la vie, 74).