En
marge du Congrès mondial contre la peine de mort à Genève
Les vrais ressorts de la politique pénale (I)
L’Orient-Le Jour
Mardi
9 mars 2010 N°12807
Du 24 au 26 février s’est tenu à Genève le 4e Congrès
mondial contre la peine de mort. Ont participé à ces rencontres des juristes,
des magistrats, des politiques, des universitaires, aux côtés des hauts
représentants des Etats tels que le chef du Gouvernement espagnol José Luis
Zapatero et notre ministre de la Justice Monsieur Ibrahim Najjar. L’engagement
de ce juriste de renom, en faveur de l’abolition de la peine de mort au Liban
apporte à cette cause un renfort considérable. Il l’a déjà mise en chantier
dans le projet de réforme de la justice, qu’il a lancé sous le Gouvernement
Siniora II et placé sous le signe de « l’efficacité » et de
« l’humanisme », prévoyant entre autres l’abolition de la peine de mort
et une politique de réduction des peines (voir L’Orient-Le Jour du 8
septembre 2009). Nous n’avons aucune raison de douter des élans de générosité,
de mansuétude, ainsi que des soucis de réinsertion des délinquants dans la
société, qui animent les abolitionnistes. Mais nous n’aurons garde de les juger
sur la sincérité des sentiments, hors de propos dans l’administration de la
justice. Sciemment ou sans le savoir, la
politique pénale procède d’une philosophie. Mieux vaut le savoir et la mettre
en lumière afin, s’il y a lieu, de la mettre en question. « L’homme,
dit Meyerson, fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et
surtout sans s’en douter la plupart du temps ». Et De Corte :
« Ne pas avoir de philosophie, c’est encore en avoir une. »
La cause des abolitionnistes n’échappe pas à cette
règle. Il est de fait que nous ne nous rendons pas suffisamment compte des
conséquences des principes généraux sur les actions et la conduite concrètes.
Il suffit que la doctrine générale soit un peu éloignée de la conclusion
dernière pour que nous perdions de vue le lien de causalité entre elles.
Prenons un exemple. Pour peu que nous professions le dogme
rousseauiste que l’homme est bon par
nature, que c'est la société qui le corrompt - retournement de la
doctrine chrétienne -, ou que nous adhérions à une idéologie de gauche, et nous
voilà aussitôt pris de compassion envers les criminels de droit commun,
incapables de les juger sévèrement pour des crimes qui n’intéressent pas
l’histoire. Gabriel Marcel décrit ce phénomène à sa manière. « Les
criminels, dit-il, (voyez certains romans et films) apparaissent comme
éminemment sympathiques, et les bourgeois rétrogrades qui pratiquent les
écœurantes vertus de leur classe rétrograde sont moins reluisants que tel
voleur pédéraste » (Les Hommes contre l’humain, p. 11). En
revanche, continue-t-il, le péché majeur inexpiable, c’est le crime politique
qui va contre le sens de l’histoire, supposé connu et que nul n’est censé
ignorer. Comme pour lui donner raison, la condamnation à la peine capitale que
vient de prononcer le Tribunal militaire présidé par le Général Nizar Khalil
contre Mahmoud Rafeh et Hussein Khattab, pour intelligence avec l’ennemi et
leur implication dans l’assassinat des frères Majzoub (voir An-Nahar du
19 février 2009), est loin d’avoir suscité dans les rangs des abolitionnistes
habituellement prompts à monter au créneau, l’émoi auquel on se fût attendu
s’il s’était agi de criminels de droit commun.
I- La philosophie moderne de la politique pénale : l’utilitarisme juridique
Forte de ses prodigieuses découvertes dans le
domaine des sciences de la nature (astronomie, mécanique, physique, chimie,
biologie) et à l’essor des techniques qui s’ensuivit, la méthode
scientifique va étendre son empire à un domaine nouveau : l’homme et
la société. Cultivant un mépris pour les méthodes démodées de la métaphysique
et de la morale qui ne fournissent que des connaissances vagues et mal
assurées, elle se contentera désormais des seules vérités scientifiques adossées
à la voie de savoir la plus sûre, à savoir l’expérience et l’observation des
« faits ». C’est de ce mouvement que naîtront vers la fin du XVIIIe
siècle et le début du XIXe, la psychologie, l’économie classique, l’histoire
moderne, la sociologie et « l’utilitarisme juridique » dont les
méthodes seront calquées sur celles des sciences exactes. Elles seront fondées
sur les « faits » objectivement observables, supposés asservis au
déterminisme et obéissant à la loi de causalité efficiente autrement dit
à un mécanisme qui les relie entre eux par un système de relations d’antécédent
à conséquent. Dans l’analyse des mobiles des actes humains, la psychologie
réduira le rôle de la raison, élément métaphysique, pour se concentrer
sur l’instinct de jouissance, fait « objectif » et
« scientifique ». L’économie classique dérivera de cette approche de
la psychologie. On entend reconstruire tout l’homme et ses institutions
sociales à partir de cet instinct.
Jeremy Bentham (1748-1832)
répute comme loi scientifique que toute action de l'homme serait mue par la
poursuite du plaisir, et la fuite des peines. Pour ce prophète de la
philosophie du droit utilitariste, c’est un fait observable que l’ordre social a pour cause les appétits
individuels. Partant de là, le droit n’aura d’autre utilité que d’être
une technique, un outil au service de la « maximation des plaisirs ».
Prétendre pour le législateur à des lois « justes » n’est plus qu’une
fiction théologique et un vestige de l’arbitraire métaphysique. La science qui
constate que tout homme recherche son plaisir saura à partir de l’analyse des
causes de ces plaisirs calculer les moyens de les maximer, et de
diminuer la quantité de peines en nombre ou en intensité. Une législation
pénale « scientifiquement calculée, préservera les plaisirs des
propriétaires sans accroître, plus que le calcul ne l’aura montré nécessaire,
les peines des voleurs » (Philosophie
du droit. Paris, t. II, pp. 101-102). C’est à partir de l’utilitarisme,
observe Michel Villey, qu’on comprend l’annexion de l’art juridique dans
l’économie ainsi que cette « union orageuse » qui fait enseigner,
dans nos facultés, l’économie avec le droit.
Les effets de cette doctrine vont immanquablement
se faire sentir en matière pénale à la fois sur le délit et sur la peine,
respectivement matière et instrument de la loi pénale. Le droit européen,
remarque le philosophe français du droit, aura été largement inspiré par
Bentham et autres sectateurs de l'utilitarisme. C’est sous leur influence
notamment, que la liste des délits sera refondue. Le délit étant un
comportement nocif, générateur de peine, il faudrait supprimer du
« catalogue tout d'abord les offenses à Dieu (sacrilège - blasphème -
hérésie) ou à la prétendue morale : les délits sexuels - la pédérastie (elle ne
fait de peine à personne), le suicide, l'avortement [...] Par contre, restent
le vol, l'homicide, les divers dommages » (op. cit., t. I, p. 155).
Quant à la peine, elle a pour fonction de
« détourner ceux qui auraient l'idée de commettre des actes dommageables
de l'intérêt escompté de l'opération, tout simplement par la menace d'une peine
supérieure au plaisir qu'ils y auraient trouvé » (ibid.) ; et, si
la menace se révèle insuffisante, il suffira, pour les mettre hors d'état de
nuire, d'une mesure, si l'on ose dire, de prophylaxie: la prison où ils
seront à l'abri.
« Aucune raison d'y ajouter un surcroît de
supplices inutiles, des roues, des chevalets, des carcans. Le but est d'obtenir
au total le chiffre optimum : accroissement du plaisir des uns, payé par la
moindre quantité de souffrance pour les délinquants, ce qui devrait par l'effet
de la nouvelle science être l'objet d'un calcul précis [...] » (ibid.).
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