vendredi 9 janvier 2015

Les vrais ressorts de la politique pénale (I)


En marge du Congrès mondial contre la peine de mort à Genève
Les vrais ressorts de la politique pénale (I)
L’Orient-Le Jour
Mardi 9 mars 2010 N°12807

Du 24 au 26 février s’est tenu à Genève le 4e Congrès mondial contre la peine de mort. Ont participé à ces rencontres des juristes, des magistrats, des politiques, des universitaires, aux côtés des hauts représentants des Etats tels que le chef du Gouvernement espagnol José Luis Zapatero et notre ministre de la Justice Monsieur Ibrahim Najjar. L’engagement de ce juriste de renom, en faveur de l’abolition de la peine de mort au Liban apporte à cette cause un renfort considérable. Il l’a déjà mise en chantier dans le projet de réforme de la justice, qu’il a lancé sous le Gouvernement Siniora II et placé sous le signe de « l’efficacité » et de « l’humanisme », prévoyant entre autres l’abolition de la peine de mort et une politique de réduction des peines (voir L’Orient-Le Jour du 8 septembre 2009). Nous n’avons aucune raison de douter des élans de générosité, de mansuétude, ainsi que des soucis de réinsertion des délinquants dans la société, qui animent les abolitionnistes. Mais nous n’aurons garde de les juger sur la sincérité des sentiments, hors de propos dans l’administration de la justice. Sciemment ou sans le savoir, la politique pénale procède d’une philosophie. Mieux vaut le savoir et la mettre en lumière afin, s’il y a lieu, de la mettre en question. « L’homme, dit Meyerson, fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s’en douter la plupart du temps ». Et De Corte : « Ne pas avoir de philosophie, c’est encore en avoir une. »

La cause des abolitionnistes n’échappe pas à cette règle. Il est de fait que nous ne nous rendons pas suffisamment compte des conséquences des principes généraux sur les actions et la conduite concrètes. Il suffit que la doctrine générale soit un peu éloignée de la conclusion dernière pour que nous perdions de vue le lien de causalité entre elles. Prenons un exemple. Pour peu que nous professions le dogme rousseauiste que l’homme est bon par nature, que c'est la société qui le corrompt - retournement de la doctrine chrétienne -, ou que nous adhérions à une idéologie de gauche, et nous voilà aussitôt pris de compassion envers les criminels de droit commun, incapables de les juger sévèrement pour des crimes qui n’intéressent pas l’histoire. Gabriel Marcel décrit ce phénomène à sa manière. « Les criminels, dit-il, (voyez certains romans et films) apparaissent comme éminemment sympathiques, et les bourgeois rétrogrades qui pratiquent les écœurantes vertus de leur classe rétrograde sont moins reluisants que tel voleur pédéraste » (Les Hommes contre l’humain, p. 11). En revanche, continue-t-il, le péché majeur inexpiable, c’est le crime politique qui va contre le sens de l’histoire, supposé connu et que nul n’est censé ignorer. Comme pour lui donner raison, la condamnation à la peine capitale que vient de prononcer le Tribunal militaire présidé par le Général Nizar Khalil contre Mahmoud Rafeh et Hussein Khattab, pour intelligence avec l’ennemi et leur implication dans l’assassinat des frères Majzoub (voir An-Nahar du 19 février 2009), est loin d’avoir suscité dans les rangs des abolitionnistes habituellement prompts à monter au créneau, l’émoi auquel on se fût attendu s’il s’était agi de criminels de droit commun.

I- La philosophie moderne de la politique pénale : l’utilitarisme juridique


Forte de ses prodigieuses découvertes dans le domaine des sciences de la nature (astronomie, mécanique, physique, chimie, biologie) et à l’essor des techniques qui s’ensuivit, la méthode scientifique va étendre son empire à un domaine nouveau : l’homme et la société. Cultivant un mépris pour les méthodes démodées de la métaphysique et de la morale qui ne fournissent que des connaissances vagues et mal assurées, elle se contentera désormais des seules vérités scientifiques adossées à la voie de savoir la plus sûre, à savoir l’expérience et l’observation des « faits ». C’est de ce mouvement que naîtront vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, la psychologie, l’économie classique, l’histoire moderne, la sociologie et « l’utilitarisme juridique » dont les méthodes seront calquées sur celles des sciences exactes. Elles seront fondées sur les « faits » objectivement observables, supposés asservis au déterminisme et obéissant à la loi de causalité efficiente autrement dit à un mécanisme qui les relie entre eux par un système de relations d’antécédent à conséquent. Dans l’analyse des mobiles des actes humains, la psychologie réduira le rôle de la raison, élément métaphysique, pour se concentrer sur l’instinct de jouissance, fait « objectif » et « scientifique ». L’économie classique dérivera de cette approche de la psychologie. On entend reconstruire tout l’homme et ses institutions sociales à partir de cet instinct.

Jeremy Bentham (1748-1832) répute comme loi scientifique que toute action de l'homme serait mue par la poursuite du plaisir, et la fuite des peines. Pour ce prophète de la philosophie du droit utilitariste, c’est un fait observable que l’ordre social a pour cause les appétits individuels. Partant de là, le droit n’aura d’autre utilité que d’être une technique, un outil au service de la « maximation des plaisirs ». Prétendre pour le législateur à des lois « justes » n’est plus qu’une fiction théologique et un vestige de l’arbitraire métaphysique. La science qui constate que tout homme recherche son plaisir saura à partir de l’analyse des causes de ces plaisirs calculer les moyens de les maximer, et de diminuer la quantité de peines en nombre ou en intensité. Une législation pénale « scientifiquement calculée,  préservera les plaisirs des propriétaires sans accroître, plus que le calcul ne l’aura montré nécessaire, les peines des voleurs »  (Philosophie du droit. Paris, t. II, pp. 101-102). C’est à partir de l’utilitarisme, observe Michel Villey, qu’on comprend l’annexion de l’art juridique dans l’économie ainsi que cette « union orageuse » qui fait enseigner, dans nos facultés, l’économie avec le droit.

Les effets de cette doctrine vont immanquablement se faire sentir en matière pénale à la fois sur le délit et sur la peine, respectivement matière et instrument de la loi pénale. Le droit européen, remarque le philosophe français du droit, aura été largement inspiré par Bentham et autres sectateurs de l'utilitarisme. C’est sous leur influence notamment, que la liste des délits sera refondue. Le délit étant un comportement nocif, générateur de peine, il faudrait supprimer du « catalogue tout d'abord les offenses à Dieu (sacrilège - blasphème - hérésie) ou à la prétendue morale : les délits sexuels - la pédérastie (elle ne fait de peine à personne), le suicide, l'avortement [...] Par contre, restent le vol, l'homicide, les divers dommages » (op. cit., t. I, p. 155).

Quant à la peine, elle a pour fonction de « détourner ceux qui auraient l'idée de commettre des actes dommageables de l'intérêt escompté de l'opération, tout simplement par la menace d'une peine supérieure au plaisir qu'ils y auraient trouvé » (ibid.) ; et, si la menace se révèle insuffisante, il suffira, pour les mettre hors d'état de nuire, d'une mesure, si l'on ose dire, de prophylaxie: la prison où ils seront à l'abri.

« Aucune raison d'y ajouter un surcroît de supplices inutiles, des roues, des chevalets, des carcans. Le but est d'obtenir au total le chiffre optimum : accroissement du plaisir des uns, payé par la moindre quantité de souffrance pour les délinquants, ce qui devrait par l'effet de la nouvelle science être l'objet d'un calcul précis [...] » (ibid.).

C'est ainsi qu'ont disparu les châtiments corporels jugés dégradants et contraires à la dignité de l'homme, et remplacés par des « peines » - mot devenu inadéquat - de substitution qui se résument à une incarcération plus ou moins longue. Mais force est de constater que le résultat est des plus navrants. Le nombre de crimes et de délits n'a jamais été aussi important et les « peines » aussi peu dissuasives pour les récidivistes et autres réitérants ! (pour les mineurs). La dignité de l'homme quant à elle - et au premier chef celle des détenus - n'en sort pas grandie. Le climat malsain qui règne dans l'univers carcéral, où les prisonniers macèrent dans leurs vices au lieu de purger leurs crimes ne favorise pas particulièrement leur réinsertion. Bien au contraire, il y a tout lieu de craindre que ces individus qui ont mal tourné avant la prison ne s'en sortent pas après. On peut risquer l'hypothèse que s'ils avaient reçu le juste châtiment qu'ils méritaient et qui leur aurait permis, sinon de soulager leur conscience, du moins, de payer leurs dettes, ils auraient eu plus de chance de s'amender.

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