Le confessionnalisme, ou, l’histoire d’un double mythe (II)
L’Orient-Le Jour
Jeudi 17 décembre
2009 N°12744
Questions mixtes
L’autonomie (ou laïcité) de l’Etat souffre deux
sortes de limites ou d’exceptions : d’une part la négation du droit naturel et de
la loi morale, et de l’autre, les questions mixtes qui retiennent plus
particulièrement notre attention aujourd’hui en raison de leur relation avec le
statut personnel. Parmi les questions qui relèvent en effet de l’ordre
temporel, il en est qui touchent également à l’ordre spirituel. Elles sont
communes aux deux ordres, à la jointure du droit ecclésiastique et du droit
séculier. D’où leur dénomination de « mixtes ». Dans ces cas là,
parce que toute la vie temporelle est ordonnée au spirituel, et qu’il y a des
vérités naturelles qui sont nécessaires non seulement aux sociétés temporelles,
mais aussi au salut surnaturel des âmes, le droit ecclésiastique, selon saint
Thomas d’Aquin, a le pas sur le droit séculier. Elles sont toutefois
exceptionnelles. Saint Thomas d’Aquin n’acceptera pas par exemple que
l’Empereur et les rois tiennent leur puissance du sacre ni du bon vouloir de
l’Eglise. Leur légitimité existe de par le seul droit naturel. Il retiendra en
revanche le cas du mariage. Parce qu’il remplit, outre sa fonction naturelle
(la propagation de l’espèce), une fonction surnaturelle à savoir qu’il figure
l’union du Christ et de l’Eglise, et qu’il doit servir à l’accroissement de la
charité, saint Thomas prononce l’interdiction totale du divorce, de la polygamie
et de l’inceste (Supplément de la Somme, qu. 67, 65, 54, etc.).
Perpétuité du mariage
Mais l’observation des faits en quoi consiste la méthode
du droit naturel va conduire saint Thomas à établir que la perpétuité du
mariage est naturelle (Suppl., qu. 67). Dans le même sens Jean-Paul
II, dans son discours à la Rote le 28
janvier 2002, a présenté l’indissolubilité comme inhérente à l’essence du
mariage, et comme un bien pour les époux, pour les enfants, et pour la société,
dont elle est l’un des indispensables piliers. Il a dit en substance que ce qui
est indissoluble, ce n’est pas seulement le mariage-sacrement, le mariage
catholique. L’indissolubilité fait partie de la nature du mariage. « La
valeur de l’indissolubilité, a dit le prédécesseur de Benoît XVI, ne peut pas
être considérée comme l’objet d’une simple option privée : elle affecte
l’un des piliers de toute la société ». Aussi s’est-il élevé contre l’idée
fausse « assez répandue que le mariage indissoluble est pour les croyants, si
bien qu’ils ne peuvent pas “l’imposer” à la société civile dans son
ensemble ». Il invoque l’évangile selon Matthieu, en son chapitre 19,
3-9 : c’est à cause de la dureté de vos cœurs que Moïse vous a permis
de répudier vos épouses, mais au commencement, il n’en était pas ainsi.
« Au commencement, explique Jean Madiran, c’est-à-dire : dans l’ordre
naturel de la création. Donc l’indissolubilité n’est pas un idéal subjectif,
elle n’est pas “imposée” par une loi humaine, elle appartient à la réalité
objective du mariage, elle relève de la loi naturelle, qui est une loi
divine, la loi du Créateur ».
En effet, en comparant la nature de l’homme avec
celle des autres animaux, saint Thomas observe qu’une union passagère du mâle
et de la femelle, le temps d’une saison, dans le cas de certains oiseaux,
suffit à assurer la perpétuation de l’espèce. Une bête des bois, tel un renard,
n’a besoin de ses congénères que les premiers jours de son existence, après
quoi, il peut très bien atteindre à la perfection propre à son espèce en vivant
dans un isolement absolu. Sous le rapport de la conservation de l’espèce, il
n’en va pas de même dans les sociétés humaines. Le petit de l’homme
physiquement plus faible que le petit de l’animal et appelé par nature à faire
bien l’homme, a besoin d’une éducation de son corps et de son esprit, donc d’un
milieu familial d’autant plus durable que l’homme, pour mener la vie de
l’esprit, a besoin de ressources matérielles stables nécessitant que les
familles fassent des économies et « thésaurisent pour leurs
enfants », etc., etc. D’où il suit que la nature semble défavorable au
divorce qui doit être tenu pour une déviation de l’ordre naturel (qu. 67).
C’est pourquoi Jean-Paul II a appelé non seulement les chrétiens (qui croient
en l’indissolubilité du mariage) mais aussi les « altre persone di
buona volontà », à s’opposer avec fermeté à toutes les législations
qui sont favorables au divorce ou encore qui assimilent au mariage les unions
libres et les unions homosexuelles.
Il s’en faut que cette doctrine soit passéiste. La
grande pitié des familles ravagées par la décadence des mœurs, porte plutôt à
croire dépassées les condamnations hâtives de prétendus empiètements de
l’Eglise. La doctrine de l’Eglise sur la « saine et légitime
laïcité » confirme l’assurance du P. Calmel que, face au danger du
cléricalisme qui menace toujours la chrétienté, l’Eglise possède tout ce qu’il
faut pour lui barrer la route, le repousser et en préserver ses ministres.
Le pacte social
L’homme est essentiellement un héritier. Il naît
débiteur d’ailleurs insolvable à l’égard de la société à qui il doit tout, de
l’honneur du langage à tous les biens matériels, intellectuels et spirituels
qui lui sont transmis du seul fait de sa naissance, sans aucune contrepartie
immédiate. Le pacte social est essentiellement fondé sur cette dette contractée
par l’individu envers la société qui lui préexiste ainsi qu’à tous les projets
de société usinés dans les « pensoirs » des intellectuels, selon le
mot de De Corte. Un pacte social qui serait l’œuvre du seul accord des volontés
est une chimère rousseauiste qui suppose que l’homme soit né adulte, comme
disait Renan, ou même « adulte trouvé » selon la précision de Jean
Madiran, ayant tout appris tout seul, jusqu’à l’art de négocier un contrat social,
sans rien devoir à personne. Alors qu’il est certain qu’un sauvage dans la
forêt, à qui ses semblables n’auraient rien appris, ne serait pas même un
animal comme les autres. La société pousse spontanément,
« naturellement » comme par une sorte d’instinct. La convention
humaine vient seulement compléter ce que la nature a d’informulé ou de muet.
« La meilleure forme de société, dit Gustave Thibon, est celle où le
second de ces éléments se situe dans le prolongement du premier, où la loi
écrite vient étayer et codifier la loi non écrite qui émane [...] du génie
particulier de telle ou telle nation [...] le droit romain s’inscrivait
dans la ligne du génie du peuple romain, la constitution helvétique correspond
au vœu interne des habitants de la Confédération, la démocratie et le droit
coutumier britanniques se sont élaborés en fonction du caractère
anglo-saxon, etc. [...] Inversement,
une société dégénère dans la mesure où le second pôle (celui de la loi écrite)
contrarie ou résorbe le premier - là où l’écorce étouffe la sève. »
Toutes les lois étrangères aux mœurs ou en avance
sur les mœurs, ajoute Thibon, ne font qu’aggraver les maux qu’ils prétendent
guérir. Ainsi des lois contre l’alcoolisme ou la prostitution et tous les
essais de réforme inadaptés à l’état des mœurs. Car comme disait Cicéron :
« Que valent les bonnes lois sans les bonnes mœurs ? » Ce qui ne veut
pas dire qu’il faille aligner les lois sur les mœurs, ainsi que l’enseigne le
sociologisme, mais qu’il est vain d’espérer redresser les mœurs uniquement à
coups de lois. Le pacte social libanais ne déroge pas à ce schéma. A vouloir
abolir le confessionnalisme, qui est une spécificité libanaise correspondant au
génie de la société libanaise, au mépris des circonstances historiques qui lui
ont donné naissance, on aurait tout lieu de craindre sa
« radicalisation », selon les termes de notre ministre de la Justice,
et son retour, comme le diable de l’Evangile, avec sept autres esprits plus
méchants que lui (Luc XI, 26). Sous la forme, par exemple, d’une
officialisation de la prépotence chiite à la faveur de l’inévitable loi du
nombre.
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