Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (III)
L’Orient-Le Jour
Jeudi 16 février
2012 N°13382
II La guerre juste (2e partie)
C) L’intention droite. La guerre juste suppose,
chez ceux qui la font, une « intention droite » qui se propose
de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. « En effet, relève saint Thomas,
même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause
juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une
intention mauvaise ». Saint Thomas cite à l’appui ce passage de saint
Augustin qu’on a vu plus haut : « le désir de nuire, la cruauté
dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie
dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui
est coupable dans les guerres […] » Il ressort de là qu’une guerre juste
peut être corrompue par des facteurs qui tiennent soit aux dispositions
intérieures des belligérants soit à la conduite même de la guerre.
Des dispositions intérieures. On a vu plus haut ce qui,
d’après saint Augustin, est condamnable dans la violence ; les sentiments
et les comportements qu’il fallait répudier. Mais ce n’est pas encore assez
pour saint Augustin puisqu’il ne s’agit là que de préceptes négatifs. Or le
combattant est appelé à bien davantage comme se montrer « pacifique en
combattant ». Voici comment un philosophe catholique qui a vécu les affres
de deux guerres mondiales fait écho à ce précepte positif : « Il peut donc
arriver, dit Gustave Thibon, que, par obéissance aux lois de la Cité, l’homme
de paix soit obligé de ceindre le glaive. Comment alors purifier la
violence ? Dans ces conjonctures extrêmes, il faut résister autant qu’on
le peut à la contagion de la haine et transmuer l’action en
passion. L’épée
est à l’âme pacifique condamnée à la guerre ce que la croix est au martyr. Il
n’est permis de tuer qu’avec l’état d’âme dans lequel on voudrait mourir.
Mettre la violence au service de la paix, faire les gestes de la haine en
gardant l’amour dans son cœur, c’est là, sur le plan humain, une impossible
gageure, une de ces contradictions de la nature que la grâce seule peut
surmonter. Car la guerre est exigeante : le risque absolu (celui de la
mort) qu’elle comporte appelle dans l’âme un contrepoids non moins absolu, et ce
contrepoids, si ce n’est pas le vrai Dieu, ne peut être qu’une idole. Aussi,
rares sont les guerriers qui savent mourir et tuer sans se faire une idole
positive de la cause qu’ils défendent et une idole négative de leur ennemi. “Je
sais que tu es brave et que le sang du guerrier bouillonne en toi, a-t-on pu
dire au jeune homme qui marche vers le combat. Je n’ai pas peur que tu manques
d’héroïsme. La sainteté est à l’héroïsme humain ce qu’est le ciel aux plus purs
sommets de la terre. Lutte jusqu’à la mort, mais ne divinise pas la
guerre : au cœur du combat, n’oublie pas cet amour et cette faiblesse
dernière en qui la guerre doit se fondre et se dénouer” » (Nietzsche ou le
déclin de l’esprit).
Il est impossible de montrer à la fois un esprit
pacifique dans le combat et une cruauté dans la vengeance. C’est une question
de cohérence. Et c’est tout l’effort entrepris par l’Eglise au cours des
siècles pour humaniser la conduite extérieure de la guerre.
De la conduite de la guerre. On touche ici à une
question pratique d’une importance cruciale tellement il est difficile de faire
entendre raison aux chefs d’Etat. Dans la passion du moment, remarque Auphan,
ils sont toujours convaincus de leur bon droit et que leur cause est légitime.
L’histoire offre très peu d’exemples d’une agression qui soit manifeste et
unilatérale. A l’occasion des cérémonies commémoratives du 60e
anniversaire du Débarquement en Normandie les 5 et 6 juin 2004 à Bayeux, le
cardinal Joseph Ratzinger, représentant alors Jean-Paul II,
déclarait : « S’il y a jamais eu dans l’histoire, un “bellum
justum”, c’est bien ici, dans l’engagement des Alliés, car l’intervention
servait finalement aussi au bien de ceux contre le pays desquels a été menée la
guerre. »
Aussi la manière de faire la guerre au plan des
moyens, pour la rendre moins inhumaine, importe en définitive plus que sa
justification au plan de la finalité.
Il n’entre pas dans notre propos d’énumérer toutes
les lois et les coutumes de la guerre, mais d’indiquer les plus importantes
dont il est aisé de vérifier la compatibilité avec les fondements de la
civilisation en tant qu’elles supposent la loyauté dans le combat et le respect
de la vie des non combattants. Elles se retrouvent dans les Conventions souscrites
à La Haye par les nations civilisées et exigent des armées régulières ainsi que
des milices et corps de volontaires qu’ils :
- portent un uniforme ou un « signe distinctif
reconnaissable à distance » ;
- portent les armes ouvertement ;
(ce qui revient à interdire, écrit l’amiral Auphan,
« les assassinats commis au temps de l’occupation dans le métro ou dans la
rue, par un passant apparemment inoffensif qui tire tout à coup un pistolet de
sa poche »)
- distinguent entre combattants et non combattants
de manière à épargner les populations civiles ;
- s’abstiennent de « tuer ou de blesser par
trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie » ;
- s’abstiennent d’achever un blessé, de tuer ou de
molester un prisonnier qui s’est rendu ;
- s’abstiennent « d’employer des armes, des
projectiles ou des matières propres à causer des maux
superflus » (principe de proportionnalité qui commande de ne recourir
qu’à des moyens de violence proportionnés aux objectifs) ;
- respectent « l’honneur et les droits de la
famille, la vie des individus et la propriété privée » et, en cas
d’occupation d’un pays adverse, assurent « l’ordre et la vie
publics » conformément « aux lois en vigueur dans le pays
» ; etc., etc. ;
Les hostilités qui n’obéissent pas aux conditions et
aux lois de la guerre juste, obéissent fatalement à celles du terrorisme et des
crimes de guerre. La fin ne justifie pas les moyens : aucun but ni idéal,
fût-il de résistance à l’occupant, ne saurait absoudre ni légitimer les actes
de guerre qui blessent ce code d’honneur. Cela étant, le terrorisme n’est plus
le monopole de guérilleros ou résistants qui, indifférents aux lois de la
guerre, n’en respectent aucune, quand ils ne les transgressent pas toutes à la
fois comme dans le cas des fous suicidaires.
*******
Depuis la seconde guerre mondiale, observe l’amiral
Auphan, une mutation s’est opérée avec l’apparition de « deux techniques
nouvelles [qui] ont profondément altéré l’esprit des combats et des
combattants ». D’une part le bombardement systématique et terroriste des
agglomérations urbaines, sans intérêt industriel ou militaire comme en
Angleterre et en Allemagne, sans discrimination entre militaires occupants et
civils occupés comme en France, prit une ampleur jamais atteinte ; à côté
d’Avranches petite ville de Normandie, prise le 31 Juillet 44 par les Alliés au
prix d’immenses destructions mais dont « le sacrifice aura servi » et
qui, pour finir, « est morte au champ de bataille et non à
l’abattoir », combien « d’autres villes normandes stupidement
massacrées, où pour arrêter une heure les colonnes allemandes, des cités sans
pareilles, villes d’histoire et d’art, s’anéantissaient avec un dixième de
leurs habitants traités à l’abyssinienne » (Jean de La Varende) ?
Sans parler des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki qui ont
entièrement déshumanisé la guerre moderne. D’autre part, une guerre subversive
caractérisée par une « perversion égale et fatale de la fin et des
moyens » s’acharnait non plus à défendre une frontière ou à occuper une
province contestée, mais à renverser le régime en place chez l’adversaire.
Usant de moyens tels que « le martelage cérébral par la radio, les
attentats, les sabotages, les assassinats ordonnés dans l’ombre par des
anonymes ou des irresponsables, tombant le plus souvent sur d’innocentes
victimes, provoquant l’escalade d’injustes représailles ou d’indignes tortures,
faisant perdre la tête aux mainteneurs de l’ordre, préparant en définitive le
peuple, lassé par un tel laminage, à accepter n’importe quelle
servitude », cette guerre, ajoute Auphan, passait ainsi « du plan des
corps à celui des âmes ».
Depuis que nous sommes entrés et confortablement
installés dans l’Âge de la technique, c’est le souci d’efficacité qui, sauf
très rare exception, règne partout en maître. Sauf très rare exception, nous
n’avons d’yeux que pour le résultat. Pour y arriver, tous les moyens sont bons.
Avec le recul de la bonne foi et de la vertu de prudence, dont nous avons perdu
jusqu’au sens originel, qui consiste dans le choix d’un moyen adéquat à la fin
correcte poursuivie, mais qui ne subsiste plus qu’au sens dégradé et technicisé
à l’extrême « d’habileté à esquiver les écueils et les risques inhérents à
la vie humaine », nous sommes entrés dans l’Âge de la Barbarie. Signe des
temps, le terrorisme qui a « altéré l’esprit des combats et des
combattants », n’est plus le monopole de personne : terrorismes
d’Etats, terrorismes de Résistances rivalisent à l’envi. Sans un « minimum
de sens moral » qui « aperçoit dans l’adversaire d’aujourd’hui
l’allié, sinon l’ami de demain » (Dom Gérard Calvet), il s’en faut de
beaucoup qu’on puisse seulement limiter la guerre et ses effets.
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