vendredi 9 janvier 2015

Nos Patriarches et la Révolution syrienne


Nos Patriarches et la Révolution syrienne
L’Orient-Le Jour
26-27 juillet 2012


Le soutien indéfectible et sans détour des patriarches d’Antioche au régime syrien dans sa guerre contre l’opposition a choqué plus d’un au sein de la population, toutes communautés confondues, sans en excepter la classe politique. Dans les chancelleries occidentales l’incompréhension signifiait en langage diplomatique rien moins qu’exaspération.

Pour justifier leur plaidoyer en faveur du régime, les Patriarches mirent en avant leur souci de protéger les minorités chrétiennes de l’inconnu ou d’un islamisme qui serait pire que la dictature. Inspiré de calculs de prudence politique, un tel motif vaut ce qu’il vaut. Une raison plus fondamentale que Leurs Béatitudes firent valoir plus timidement et en allusion à l’exhortation de saint Paul (I Tim. II, 1 et suiv.), tient à la docilité de principe prônée par l’Eglise à l’égard de l’autorité. Cette attitude « scandaleusement » complaisante à l’égard du régime de Damas suscita de vives critiques dont je retiens deux des plus saillantes :

- Que le régime triomphe ou qu’il chute, les minorités chrétiennes risquent fort d’être les premières victimes, ou comme boucs émissaires, ou comme complices.
- La victoire des Libéraux en Libye infirme la thèse que l’islam est incompatible avec la démocratie.

Je ne suis pas qualifié pour juger du bien-fondé de ces analyses. Ma réponse se situera sur un plan doctrinal, à la lumière de l’enseignement de l’Eglise catholique et notamment, de la politique dite du « Ralliement ».

Enoncée par le pape Léon XIII dans deux encycliques : « Au milieu des sollicitudes » du 16 février, et « Notre consolation » du 3 mai, ainsi que dans la lettre au cardinal Lecot du 13 août 1893, cette doctrine s’adressait nommément aux Catholiques de France. Que dit-elle en substance ?

Les Catholiques français, faut-il le rappeler, formaient la majorité de la nation. Pourtant en France, quelque cause qui ait pu les déclencher, le Pape constate que « le christianisme devient, de la part des sectes, l’objet d’hostilités implacables ». Pour répondre à une opposition fondamentale des Républicains au christianisme, qu’il qualifie de « vaste complot que certains hommes ont formé d’anéantir en France le christianisme », Léon XIII exhorte à s’unir et « à redoubler d’amour et d’efforts dans la défense de la foi catholique, en même temps que de leur patrie » tous « les Français qui professent la religion catholique », dont « la grande sollicitude doit être d’en assurer la conservation » ; et à « mettre de côté toute préoccupation capable d’en amoindrir la force et l’efficacité ».

Il les exhortait en somme, d’après Jean Madiran, « à suspendre les activités politiques qui n’avaient pas pour objet direct, immédiat, unique, cette défense urgente » (Les Deux démocraties, 1977). Les Monarchistes - les Catholiques l’étaient alors presque tous - se trouvaient de ce fait sommés de se « rallier » aux institutions démocratiques du régime républicain. Non que la démocratie fût considérée par le Pape comme le seul régime politique moral. L’Eglise a toujours distingué politique et morale, la politique n’ayant pas pour objet de réaliser le bien moral « mais d’assurer les conditions sociales de sa réalisation par chaque personne » (Tanoüarn, Monde et Vie du 5 mai 2012). « De par son essence même, la cité est tenue d’assurer à ses membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie proprement humaine » (Maritain). Pour cela, absolument parlant, et suivant la leçon d’Aristote, plusieurs formes de gouvernement sont légitimes : la monarchie, l’aristocratie, la démocratie et le régime mixte (un mélange de monarchie et de démocratie). « On peut affirmer (…), en toute vérité, que chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun pour lequel l’autorité sociale est constituée. » Il n’empêche que si l’on descend des abstractions sur le terrain des conclusions pratiques, telle forme de régime politique peut être mieux adaptée à telle nation eu égard à « l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales ».

« Dans cet ordre d’idées spéculatif, les Catholiques comme tout citoyen ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne » et donc, s’ils le désirent, de poursuivre et perfectionner la théorie de la monarchie. A condition de n’avoir garde, dans leur comportement pratique, de s’écarter du principe que « tous les individus sont tenus d’accepter » les gouvernements établis, aux conditions et réserves morales habituelles (1) ; « et de ne rien tenter pour les renverser ou pour en changer la forme ». « De là vient que l’Eglise (…) a toujours réprouvé les doctrines et toujours condamné les hommes rebelles à l’autorité légitime. »

A ce stade du raisonnement, rien dans la position de nos Patriarches qui n’apparaisse en totale conformité avec l’enseignement de l’Eglise. Mais poursuivons jusqu’au bout l’argumentation de Léon XIII.

Bien sûr, thème aristotélicien thomiste par excellence, les choses de la nature, et notamment les institutions politiques, sont muables. En dehors de l’Eglise établie par Jésus-Christ, qui « a pu conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de gouvernement », aucune autre forme de pouvoir civil dans une nation ne peut être tenue « comme tellement définitive qu’elle doive demeurer immuable ». Les choses varient en fonction des mœurs et des circonstances de temps et de lieu. Parfois le temps « se borne à modifier quelque chose à la forme de gouvernement établie ; d’autres fois, il va jusqu’à substituer aux formes primitives, d’autres formes totalement différentes, sans en excepter le mode de transmission du pouvoir souverain ». Il s’agit de changements radicaux, de révolutions qui « succèdent parfois à des crises violentes, trop souvent sanglantes », où « l’ordre public est bouleversé jusque dans ses fondements ».

Dans cette dernière hypothèse, Léon XIII voit une opportunité d’agir. En effet, dans une telle situation, pour obvier à l’installation du chaos de l’anarchie , « une nécessité sociale s’impose à la nation (…) de pourvoir à elle-même » sans retard. Un bouleversement de l’ordre public jusque dans ses fondements survient-il, « la création et l’existence de nouveaux gouvernements (…) nécessairement requis par l’ordre public » devient une « nécessité sociale » ; et l’occasion propice aux Catholiques français - puisque c’est d’eux qu’il s’agit dans l’optique du « Ralliement » - de faire prévaloir le régime de leur prédilection, qu’ils n’eussent pu tenter autrement sans provoquer de graves perturbations. « Si Dieu permet, écrit Jean Madiran, que ces graves perturbations se produisent néanmoins, on peut à ce moment-là, et alors seulement, mener une action politique destinée à changer de régime ».

Certes les Chrétiens de Syrie ne constituent pas aujourd’hui la majorité comme l’étaient hier les Catholiques de France. A ceci près, les événements de Syrie recoupent les conditions posées naguère par Léon XIII aux Catholiques français pour agir : « anarchie », « crises violentes », « ordre public bouleversé jusque dans ses fondements ». La nécessité de trouver une alternative au régime actuel n’est-elle pas au demeurant au centre des préoccupations de l’Occident dans l’affaire syrienne ? Toute l’énergie des Occidentaux, obnubilés par son absence, n’est-elle pas tendue vers la recherche d’une telle alternative ?

Quel régime, quelle forme de gouvernement seraient les mieux adaptés au caractère, à l’histoire, aux mœurs des Syriens ? Dès lors que, sans les avoir provoquées, de « graves perturbations se produisent », ceux-là, à quelque communauté qu’ils appartiennent, et notamment les minorités chrétiennes, sont invités à faire prévaloir le régime qu’ils souhaitent. Comme minorité, les Chrétiens de Syrie le sont d’autant plus qu’ils pourraient légitimement avoir d’autres aspirations qu’une éternelle dhimmitude. Loin de l’avoir suspendue, la parenthèse du Baas l’a durcie « en toute laïcité », selon l’heureuse formule de Nagib Aoun, et une démocratie du nombre, si elle devait triompher, la perpétuera infailliblement. D’où l’urgence de faire entendre leur voix et indiquer leur choix « au milieu des sollicitudes » des « Amis de la Syrie ». Sont-ils plutôt favorables à une démocratie à la libanaise, à la française, ou à une monarchie à l’anglaise ? Telle est aujourd’hui la « nécessité sociale » justifiant « la création et l’existence de nouveaux gouvernements » qu’ils doivent y songer activement et sans délai.

Sans doute au niveau de responsabilité et au poste d’observation qui sont les leurs, nos Patriarches bénéficient-ils sur le plan pratique d’un point de vue qui nous fait défaut. S’élève-t-on cependant au plan des principes, face à la révolution qui bouleverse la Syrie jusque dans ses fondements, ils semblent malvenus d’arguer de l’obéissance servile au régime établi et encore moins de la protection des minorités chrétiennes qu’un prix aussi monstrueux ne saurait plus justifier.

(1) On peut penser, à titre d’exemple, à l’objection de conscience préconisée par Jean-Paul II, face à des législations injustes. « Les chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation civile, sont en opposition avec la loi de Dieu » (L’Evangile de la vie, 74).

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