vendredi 1 mars 2024

Inscription de l'IVG dans la Constitution française

 

Inscription de l'IVG dans la Constitution française

 

Dans la foulée de l’adhésion de l’Assemblée nationale et du Sénat au projet d’inscription de l’avortement dans la Constitution, le Congrès est convoqué le lundi 4 mars pour consommer l’autodestruction légale de la France. « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres », lit-on dans Isaïe (5, 20). Malheur aussi, peut-on ajouter sans grand risque d’erreur, à ceux qui s’autofélicitent d’appeler la décadence civilisation et la civilisation décadence. Même au temporel.

L’inscription d’un « droit » à l’avortement dans la Constitution française, quelque formule qu'on ait choisie pour enrober une si abominable forfaiture, est assurément un sujet de souffrance pour les personnes de bonne volonté en général et les catholiques en particulier. Il ne faut pas que ce soit un sujet de désespérance. La souffrance de la croix est toujours proportionnée à nos forces. C’est ce qui explique que saint Paul pût se dire « rempli de consolation, [surabondant] de joie au milieu de toutes nos tribulations » (2 Corinthiens 7, 4). Tandis que la désespérance découle de notre présomptueux acharnement à vouloir changer ce qui ne dépend pas de nous quand il suffit pour y arriver, au dire des Anciens, de faire ce qui dépend immédiatement de nous.

Carlos Hage Chahine

Le 1er mars 2024

dimanche 18 février 2024

Le Pape répond aux « dubia » de cinq cardinaux. Réponse à la réponse du Pape (II)

Le Pape répond aux « dubia » de cinq cardinaux

Réponse à la réponse du Pape (II)

Pour couper court aux dubia exprimées par les cinq cardinaux (voir notre première réaction du 4 octobre 2023), et étayer ses prises de position en matière de doctrine, le Pape a cru bon de s’appuyer, relativement au critère de discernement de la vérité, sur la célèbre formule de saint Vincent de Lérins : « elle s’affermit avec les années, augmente avec le temps, est exaltée au fil des âges », ou, selon d’autres traductions, « elle se consolide au fil des années, se développe avec le temps, s’approfondit avec l’âge » ; et, en anglais, « progressing, consolidating with the years, developing with time, deepening with age », ut annis scilicet consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate.

La méthode de saint Vincent de Lérins n’est pas sans rappeler la pensée du cardinal John Henry Newman sur le développement homogène et cohérent du dogme chrétien, dans son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne. Thomas Guarino, auteur de « Vincent de Lérins et le développement de la doctrine chrétienne », nous apprend qu’il est clairement inspiré par Vincent : « Ô prêtre, ô interprète, ô docteur, dit le moine, […] enseigne les mêmes choses que tu as apprises ; dis les choses d’une manière nouvelle sans dire pourtant des choses nouvelles, ou, selon une autre traduction, « enseigne seulement ce que tu as appris ; fais-le d’une manière nouvelle, mais garde-toi d’y introduire des nouveautés » Non nova sed nove » (Commonitorium ou Communitorium, n. 93 p. 75). D’où il suit que le développement des dogmes essentiels ne consiste pas « dans l’acquisition de vérités nouvelles, distinctes les unes des autres, mais dans la connaissance de plus en plus approfondie du seul et même objet réel de la foi »[1]. En substance, entre l’immutabilité du dogme et son développement, l’antinomie n’est qu’apparente.

Aussi, citant des textes tirés de l’Ancien testament (comme Exode 21 : 20-21), ou du Nouveau Testament (1 Corinthiens 11 : 3-10 ; 1 Timothée 2 : 11-14), et de la bulle d’un prédécesseur (Dum Diversas de Nicolas V, 1452), le saint Père fait-il allusion à la réception qui en est faite à notre époque pour démontrer le bien-fondé de sa position[2].

A moins que le Pape, soucieux de réhabiliter l’idéologie évolutionniste si chère à son ami Teilhard de Chardin, ne prenne prétexte des critiques des conservateurs catholiques américains accusés d’être des « réactionnaires », d’« aller à reculons » et de vivre « dans un climat de fermeture » ; qu’il ne prenne prétexte de ce que, parlant d’esclavage, l’Eglise l’ait condamné après en avoir longtemps admis la licéité ; de droits de l’homme, qu’elle en ait pris la défense après en avoir, sous Pie VI, condamné les dix-sept articles ; de laïcité, qu’elle prône aujourd’hui la séparation d’avec l’Etat après avoir toujours soutenu la distinction de leurs sphères respectives ; à moins donc que le Pape ne prenne prétexte de toutes ces contradictions pour estimer que le développement homogène et l’approfondissement de la doctrine et de la foi chrétiennes ne sont pas incompatibles avec un changement radical de doctrine, comme pour Amoris laetitia et la peine de mort[3]. Quant à revendiquer la « continuité » avec la doctrine de l’Eglise, cela revient à énoncer rien de moins qu’une pétition de principe, aurait dit le cardinal Müller, faute de prouver l’inexistence d’aucune « discontinuité »[4]. Ajoutant à la confusion, le cardinal Schönborn semble exclure du domaine de « l’immuabilité de la Foi », les questions relatives à la morale, pour restreindre son champ d’application à « la doctrine sur la Trinité, l’Incarnation ou l’institution de l’Eucharistie »[5].

Dans la meilleure des hypothèses, la plus bienveillante, sur laquelle nous ne nous appesantirons pas, la position du pape François s’expliquerait par une possible adhésion du souverain pontife à ce qu’on appelle la « morale de gradualité » ou « morale de situation » [6]. Mais lorsque le pape François cite, à l’appui de son raisonnement, les passages susmentionnés des Ecritures et de Dum Diversas de Nicolas V pour en inférer une évolution d’un contraire à l’autre, la tentation est grande de privilégier une autre explication, la moins bienveillante. Car ce n’est plus une impression de déjà-vu, lu et entendu qu’il nous donne. A la place de saint Vincent de Lérins, il nous rappelle furieusement par sa phraséologie la dialectique marxiste. Et nous sommes en droit de nous demander si la position du saint Père est pure de tout alliage idéologique sans aucun relent hétérogène au christianisme. Même s’il n’est pas aisé de savoir s’il faut reconnaître dans la doctrine du Pape l’empreinte de la dialectique communisme ou une ressemblance purement fortuite, la similitude entre les deux approches, bergoglienne et communiste, ne me paraît pas une telle vue de l’esprit que l’on ne soit saisi par leur convergence.

Qu’il nous soit donc permis de présenter face à face les deux approches en faisant au préalable un détour par la doctrine marxiste et communiste où, par un tour de passe-passe, les concepts de dialectique et de nature vont subir une métamorphose[7].

Dans la suite de l’article, nous renverrons à l’abréviation Histoire du P.C.U.S., « Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS »[8], pour présenter sa doctrine dans les termes où elle est présentée au militant communiste, et indiquerons pour les citations du pape François, les sources dont elles sont tirées.

- Histoire du P.C.U.S. : « Dialectique provient du mot grec dialego qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonne­ment de l’adversaire et en les surmontant. Certains philosophes de l’Antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité. Ce mode dialectique de penser, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenu la méthode dialectique de connaissance de la nature […] »[9].

[Le mode dialectique est donc la « méthode de connaissance » du communisme. Mais par un « tour d’escamotage, dit Maritain, […] le mot dialectique saute des contradictions logiques dans le discours aux contrariétés réelles de la nature »[10]. La dialectique ne consiste plus dans la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires pour découvrir la vérité, mais dans la connaissance des contradictions qui sont dans les choses. Il ne s’agit plus de confronter les arguments opposés, pour les surmonter et atteindre la vérité par « le choc des opinions contraires ».

Reprenons, là où nous l’avions interrompu, la suite du paragraphe extrait de l’Histoire du P.C.U.S.] :

- Histoire du P.C.U.S. : […] « D’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mou­vants et changeants[11], et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature »[12].

« d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs. »[13]

- Pape François [lors d’un échange avec un groupe de jésuites qui a eu lieu le 5 août à Lisbonne pendant les Journées mondiales de la jeunesse] : « Aux États-Unis, la situation n’est pas facile : il y a une attitude profondément réactionnaire » ; « je voudrais rappeler à ces gens que cela ne sert à rien d’être “rétrogradeˮ [le pape emploie le mot italien “indietrismoˮ] et nous devons comprendre qu’il existe une juste évolution de la compréhension des questions de foi et de morale » ; « Lorsque vous voulez retourner en arrière, vous bâtissez quelque chose de fermé, déconnecté des racines de l’Église et vous perdez la sève de la Révélation »[14].

[Poursuivons la lecture du paragraphe précédent sous la lettre d) de l’Histoire du P.C.U.S.]

- Histoire du P.C.U.S. : « C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une “lutteˮ des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions. »

[Contrairement aux apparences, ce point ne fait que confirmer la similitude de la phraséologie du Pape avec le discours communiste. Et on serait pris en défaut si, au lieu de s’en tenir à ce qu’il fait, on s’en tenait strictement à ce qu’il dit]

- Pape François (s’adressant au nouveau préfet du Dicastère de la foi) : « De plus, vous savez que l’Église “grandit dans son interprétation de la parole révélée et dans sa compréhension de la véritéˮ sans que cela implique l’imposition d’une manière unique de l’exprimer. En effet, “des courants de pensée différents en philosophie, en théologie et dans la pratique pastorale, s’ils sont ouverts à la réconciliation par l’Esprit dans le respect et l’amour, peuvent permettre à l’Église de grandirˮ. Cette croissance harmonieuse préservera la doctrine chrétienne plus efficacement que n’importe quel mécanisme de contrôle »[15].

Il n’est pour s’en convaincre que de relire les assertions du cardinal Schönborn, qui ne passe pas pour un « ennemi » du Pape :

Répondant à une question sur le fait que certaines personnes Lgbtq+ puissent se sentir blessées par les mots du Catéchisme de l’Église catholique faisant référence au « désordre » moral, le cardinal Schönborn a rappelé qu’il avait lui-même été secrétaire de la rédaction du Catéchisme. « Il s’agit, a-t-il dit, de l’œuvre de l’Église, promulguée par le Pape. Et depuis, il n’y a eu qu’un seul changement, lorsque François est intervenu sur la peine de mort ». Le fait qu’il y en ait d’autres dépend uniquement de la décision du Souverain pontife »[16].

[Il y a un autre potentiel changement. Il concerne l’interprétation d’« Amoris Laetitia », donnée dans un document des évêques de la région de Buenos Aires du 5 septembre 2016, qui permet l’accès aux sacrements de la confession et de l’Eucharistie aux personnes divorcées qui ont contracté une seconde union civile, même si elles continuent à vivre comme mari et femme, sans avoir l’intention de changer de vie. « Cette situation de contradiction morale manifeste, affirme le cardinal Müller, est traitée par la norme du Code de Droit canonique sur la non-admission à la communion eucharistique de ceux qui “persistent avec obstination dans un péché grave et manifesteˮ »[17]. On ne voit pas comment l’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi aurait pu voir à ce sujet un « cas limite d’hérésie formelle »[18] s’il y avait eu effectivement approfondissement et développement harmonieux de la doctrine catholique].

- Histoire du P.C.U.S. : « Jusqu’à une certaine période, le développement des forces productives et les changements dans le domaine des rapports de production s’effectuent spontanément, indépendamment de la volonté des hommes. Mais il n’en est ainsi que jusqu’à un certain moment, jusqu’au moment où les forces productives qui ont déjà surgi et se développent, seront suffisamment mûres. Quand les forces productives nouvelles sont venues à maturité, les rapports de production existants et les classes dominantes qui les personnifient, se transforment en une barrière “insurmontable”, qui ne peut être écartée de la route que par l’activité consciente de classes nouvelles, par l’action violente de ces classes, par la révolution. C’est alors qu’apparaît d’une façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens. […] Le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ; l’évolution, à la révolution »[19].

Pape François : [Dans sa constitution apostolique intitulée Veritatis gaudium, la «joie de la vérité», promulguée le 29 janvier 2018, le Souverain pontife invite les universités et facultés catholiques à examiner « les critères de fond pour un renouvellement et une relance de la contribution des études ecclésiastiques à une Église en sortie missionnaire »] « Cette tâche considérable, dit-il, et qui ne peut pas être reportée demande, au niveau culturel de la formation universitaire et de la recherche scientifique, l’engagement généreux et convergent vers un changement radical de paradigme, et même – je me permets de le dire – vers une « révolution culturelle courageuse ».

[Prenant prétexte de l’évolution de l’Eglise sur la question de l’esclavage, et abstraction du fait signalé plus haut du caractère juridique de cette question en tant qu’elle ressortit aux “res exterioresˮ, « le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes », et ne voilà-t-il pas que le saint-Père anticipe et intervient par voie d’autorité en matière de liturgie, de bénédiction des couples homosexuels, etc.]

Le cardinal Raymond Burke s’y est-il trompé en voyant dans le synode sur la synodalité  « une boîte de Pandore » et un processus « révolutionnaire » ? « Synodality and its adjective, synodal, have become slogans behind which a revolution is at work to change radically the Church’s self-understanding, in accord with a contemporary ideology which denies much of what the Church has always taught and practiced ».

Ce qui constitue le principe le plus caractéristique du processus révolutionnaire, est la négation du principe d’identité ou de non-contradiction, qui exclut que deux propositions puissent être vraies tout en étant contradictoires en même temps et sous le même rapport.  N’est-ce pas la remise en question de ce principe qui ressort de l’article d’Emmanuel Perrier, o.p. « Fiducia supplicans face au sens de la foi » (revuethomiste.fr) ? « Quant à la conclusion [de ladite Déclaration], conclut le dominicain, elle contredit un Responsum[20] du même Dicastère, émis trois ans auparavant. » Or la négation de ce principe « constitue, au dire du philosophe canadien Charles de Koninck, le premier principe de la philosophie moderne de la révolution »[21]. Ecoutons Staline : « Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes »[22]. Et Staline cite Lénine à l’appui : « La dialectique, au sens propre du mot, est l’étude des contradictions dans l’essence même des choses »[23]. Et, plus loin : « Le développement est la ‘‘lutte’’ des contraires »[24].

A la lumière de la comparaison entre la phraséologie du Pape et la théorie (sans oublier la praxis) communiste, il est permis de se demander si l’on n’assiste pas à la naissance d’une extension de la doctrine communiste du matérialisme dialectique et historique[25] sous les espèces d’un matérialisme théologique. Il n’est pas sûr que la revendication par François d’une « révolution culturelle » au sein de l’Eglise (Veritatis gaudium) et l’accusation infâmante d’indiettristes, autrement dit de « réactionnaires », « idéologues », « arriérés » rétrogrades, lancée contre ses contradicteurs américains, soit un simple effet de rhétorique et l’expression d’un excès de langage.

Ce n’est pas tout saint-Père ! Votre réaction serait par trop hâtive au regard du fort soupçon de malentendu sur le sens des mots entre l’Eglise et le monde moderne. Le langage a certes beaucoup évolué mais pas au sens où sa fonction essentielle lui assigne de participer « au dynamisme de la nature intellectuelle en quête de vérité »[26] afin qu’il demeure lesté de cette signification objective propre à la vérité, laquelle est une « adaequatio rei et intellectus » : adéquation de l’esprit et de la chose » (St Thomas d’Aquin, De Veritate, qu. 1, a. 1 c). Soit que le Vôtre se soit ressenti de l’influence du nominalisme, du kantisme, du subjectivisme, du positivisme, etc., soit que, le sens des mots ayant changé, ils ne recouvrent plus les mêmes réalités, il se peut, il est même certain que l’Eglise n’entend pas l’esclavage[27], les droits de l’homme ni la laïcité au sens où le monde moderne les entend.

A P P E N D I C E

Les concepts de nature et de dialectique dans la philosophie aristotélicienne-thomiste

Si en un sens, la « nature », au sens aritotélicien-thomiste, est le premier acte de tout être créé[28] tendant en tant qu’être inachevé à un but précis, au sens fort, ce qui « définit, le plus précisément, la nature »[29], c’est son achèvement lui-même, son plein épanouissement, autrement dit sa fin, dite encore sa cause finale (la première des quatre causes). Et la dialectique est précisément le lieu idoine où les opinions vont disputer en quête de ce terme à conquérir, savoir son essence, sa raison d’être.

Au sens du Stagirite et du docteur commun de l’Eglise, l’intelligence a pour objet et pour fonction de connaître le réel, de discerner dans la nature mouvante ce à quoi elle tend, ce à quoi les choses tendent, c’est-à-dire leur maximum d’être. A rebours des idéalistes qui séparent l’être du devoir-être, et du monde des choses, un monde de « valeurs » résultant de l’évaluation de l’esprit humain, à rebours donc des idéalistes, pour saint Thomas, « au sein de la nature, se trouve du bien, de la valeur »[30] : ens et bonum convertuntur. « Ce qui ne correspond pas à une nature, précise Jorge Laporta, ce qui est extra-naturel, n’est pas son bien. Ne peut être bon pour un sujet que ce qui constitue sa fin ou un moyen d’y parvenir. »[31] C’est en ce sens que l’on entend le réalisme aristotélicien-thomiste par opposition au « réalisme » marxiste qui tient la matière « pour la réalité fondamentale » en dehors de laquelle « il n’y a point d’autre réalité »[32]. Pour autant que l’on puisse parler de réalisme à propos du « matérialisme dialectique »[33].

Un principe élémentaire de la métaphysique aristotélicienne de saint Thomas, indique Laporta, c’est que « tout être créé désire naturellement ce qui constitue l’achèvement de [sa] nature, sa raison d’être, sa fin »[34], « soit une fin déjà conquise, soit une fin à acquérir ». « Par “fin d’un êtreˮ, ajoute le philosophe, on entend “l’achèvement conforme à sa poussée naturelleˮ »[35]. Aussi les choses sont en perpétuel mouvement, en tension d’un état à l’autre, passant de la puissance, potentia (ce que la chose est en puissance, le pouvoir être), à l’acte, actus (être réalisé). « L’ordination, l’élan, la tendance, l’impulsion, la poussée, l’aspiration, le désir spontané, le besoin inné de tout être provisoire vers sa réalisation totale, son être définitif, complet, accompli, achevé, final, voilà l’appétit naturel » ; lequel appétit naturel indique l’ordination métaphysique de chaque nature. « L’histoire de l’univers n’est autre chose que cela : le mouvement de tous les êtres inachevés, qui poursuivent nécessairement leur plein épanouissement »[36].

En pratique les êtres naturels ne font que tendre vers leur fin, leur « forme parfaite ». « Hélas, ajoute le philosophe, un obstacle arrête souvent l’évolution normale des choses »[37] vers le sommet. « Ils en restent loin, dit Villey ; ils manquent le sommet, se laissent glisser sur la pente de l’un ou l’autre versant »[38], celui de l’excès ou celui du défaut. Et « il est vrai, écrit Michel Villey, que peu d’êtres atteignent cet accomplissement total, et que s’ils y sont parvenus, aussi bien l’homme que la plante vont à nouveau s’en éloigner. Il y aura vieillissement et mort. Mais la valeur de la beauté nous l’aurons perçue dans la rose pleinement épanouie ; ou, puisque peu de plantes accèdent à ce parfait épanouissement, elle est le pôle, vers lequel on constate qu’elle est aimantée »[39] du fait d’une sorte de force ou d’attraction gravitationnelle exercée par sa fin.

Aussi s’il est vrai que les sociétés, perçues par Aristote à la manière d’un botaniste, sont des choses de la nature, qu’elles existent naturellement, mouvantes comme les espèces végétales et animales, leur particularité, selon le philosophe français du droit et de la nature, « est de rarement parvenir à “l’acteˮ. Impossible de maintenir jusqu’au bout la comparaison ébauchée » avec la plante. « Il est permis, ajoute Villey, de donner du blé, de la vigne, des espèces animales, des définitions permanentes – parce que ces choses sont demeurées identiques à travers l’histoire ». Tel n’est pas le cas des groupes sociaux. La constitution d’Athènes, qui « n’est pas écrite, n’est pas l’œuvre d’un législateur, elle existe naturellement », est « sans cesse violée, la cité livrée à des ploutocrates, des démagogues, des tyrans »[40]. La nature a quelque chose de mystérieux et de sacré qui ne se dévoile pas facilement à la manière des idées ou des représentations mentales. Celles-ci sont « filles de la pensée ». Et dans la mesure où elles sont construites[41] par l’esprit, elles lui sont entièrement transparentes en tant qu’« elles en sont les dociles servantes […], sans rébellion ». « Rien n’est plus difficile, observe Marcel De Corte, que de pénétrer la réalité des êtres et des choses […] Le réel résiste à l’esprit et saisir sa nature intime est une œuvre de longue haleine où l’expérience a un rôle immense qu’il faut raviver »[42]. Il n’est discernable que par l’observation du monde extérieur (le mot théorie vient du grec theorein, contempler, observer).

C’est alors qu’intervient « l’exercice de l’art dialectique » au sens de Michel Villey. A partir d’une chose, une « réalité qui de prime abord nous est inconnue », la cause sur laquelle les juristes ou les philosophes discutent, il s’agit de lire (l’étymologie de l’intelligence est intus legere), de ressortir et d’extraire le juste, le droit positif[43]. Les choses, ces êtres naturels, sont la « cause initiale », la matière sur laquelle on discute. « Le Lycée, [d’Aristote], avait étudié une centaine de “constitutionsˮ, dont celle d’Athènes [dans le but de] saisir les formes [les formes parfaites, achevées] “naturellesˮ à chaque cité, par une recherche dialectique, à travers la diversité des opinions et des exemples »[44].

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Le Pape a coutume de recourir à la métaphore de l’arbre[45] pour justifier certains changements intervenus, sous son pontificat ou des pontificats précédents, en matière de liturgie et de doctrine. Sa réaction est très pertinente, à condition de toujours reconnaître la finalité immanente des choses, - « le cheval ne tend pas à être âne ou aigle, mais à être cheval [et inversement]. L’homme ne tend pas à être brute ou ange, mais à être homme »[46] -, et de reconnaître dans les êtres et les choses, l’arbre majestueux et verdoyant de l’arbre vieilli et rabougri et, ce qui est pire, de ne pas prendre les choses pour autres qu’elles ne sont, ce qui est conforme à la théorie de l’évolution mais contraire à la nature des choses.



[1] Newman (John Henry), Le Développement du dogme chrétien, par Henri Brémond, 3e édition, Paris, Bloud et Cie, p. 7. A l’appui de la position du Pape, l’archevêque de Vienne, le cardinal Schönborn reprend la même idée de base. « En ce qui concerne la relation entre l’actualité du Magistère, la contribution des théologiens et le « sensum fidelium », lit-on dans Vatican News, c’est à nouveau le cardinal Schönborn qui a expliqué que nous devions relire ce que saint Jean XXIII a dit au début du Concile Vatican II à propos de l’immuabilité de la doctrine et de la manière dont elle est présentée. “Il y a, a-t-il ajouté, de grands développements au niveau de la compréhension, mais il y a aussi l’immuabilité de la foi : on ne peut pas changer la doctrine sur la Trinité, l’Incarnation ou l’institution de l’Eucharistieˮ. C'est sur cela que repose un credo qui est valable partout dans le monde, et même si les cultures diffèrent, la substance de la foi ne peut être changée, même si elle a beaucoup évolué depuis le temps des apôtres » (https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2023-10/synode-la-lettre-au-peuple-de-dieu-sera-publiee-le-25-octobre.html).

[2] Alors que la Loi nouvelle est essentiellement une loi intérieure (le Christ non venit mutare condiciones sed mentes), François s’obstine à voir un « lien intime lié à la vérité éternelle de la dignité inaliénable de la personne humaine », dans des situations ayant trait à des conditions strictement extérieures et muables par nature en fonction des temps, des lieux et des circonstances : le statut juridique de l’esclave et la tenue des femmes dans les assemblées religieuses. Il a sans doute échappé aux théologiens du Pape, ceux en particulier qui ont son oreille, de relire le tableau des lois fait par saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique. Ils auraient évité un fort regrettable malentendu sur l’articulation de la grâce et de la nature : « Ne pensez pas, enseigne le Christ, que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir » (Matth., 5, 17). Ils auraient compris la différence entre les préceptes cérémoniaux, devenus mortifères avec l’avènement de Jésus-Christ, et qu’il y aurait péché à suivre ; les préceptes judiciaux, « morts » mais non mortifères ; s’ils sont évacués, evacuata [du fait de leur teneur juridique essentiellement muable], il n’est pas interdit de s’en inspirer ou de suivre tel ou tel précepte judiciel ; et enfin les préceptes moraux dont le cœur est le Décalogue, dont saint Thomas admire la « convenance » aux préceptes seconds de la loi naturelle découverts par les païens, à la morale universelle et au jugement de notre raison.

[3] Encore que cette dernière question relève davantage d’une appréciation circonstancielle du pouvoir temporel.

[4] Voir la lettre du cardinal Gerhard Ludwig Müller à son confrère le cardinal Dominik Duka, publiée par Sandro Magister sur son blog Settimo Cielo, en date du 13 octobre 2023.

[5] Répondant à une question sur le fait que certaines personnes Lgbtq+ puissent se sentir blessées par les mots du Catéchisme de l'Église catholique faisant référence au « désordre » moral, « il s'agit, a-t-il dit, de l'œuvre de l'Église, promulguée par le Pape. Et depuis, il n'y a eu qu'un seul changement, lorsque François est intervenu sur la peine de mort ». Le fait qu'il y en ait d'autres dépend uniquement de la décision du Souverain pontife. (Cf. sa conférence de presse du 23 octobre 2023, https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2023-10/synode-la-lettre-au-peuple-de-dieu-sera-publiee-le-25-octobre.html).

[6] Selon la théorie de la gradualité, observe l’abbé Chautard, on « ne considère pas tant l’état objectif du pécheur qu’une disposition subjective de sa volonté ». En somme, poursuit l’auteur, « une personne qui vit habituellement dans un vice peut légitimement s’estimer incapable de suivre pleinement la loi. Dès lors, la loi ne s’applique plus à elle. Du moins s’applique-t-elle progressivement. Il y a là une subjectivisation de la loi morale, la conscience individuelle fixant le degré d’obéissance à la loi à laquelle elle est tenue d’obéir, Dieu n’en demandant pas davantage pour le moment. » (Cf. l’« Etude critique de M… sur le livre-entretien du pape François “Le nom de Dieu est miséricordeˮ, paru chez Robert Laffont en 2016. Reprenant une citation de Romano Amerio, l’auteur de cette étude ajoute que « le système de gradualité […] pose en thèse que l’exigence du commandement moral s’impose graduellement, et confond donc la gradualité de la réponse de fait donnée par l’homme avec la gradualité du commandement lui-même » (Iota unum, Etudes des variations de l’Eglise catholique au XXème siècle, traduit par : R.P. Frans van Groenen dael sj., p. 391). Cette théorie pourrait être la clé de la position papale. Cela ressortirait de la causerie engagée, lors de son voyage apostolique au Portugal, à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse, avec les Jésuites rencontrés le 5 août 2023, au « Colégio de São João de Brito », une école gérée par la Compagnie de Jésus. « Nous ne devons pas être superficiels et naïfs, dit-il, en forçant les gens à adopter des choses et des comportements pour lesquels ils ne sont pas encore mûrs, ou dont ils ne sont pas capables » (Rapportée dans l’édition numérique de la Civilta cattolica du 28 août 2023, mise à jour le 15 septembre 2023).

[7] Sur ces deux notions, une différence fondamentale oppose cette idéologie à la pensée aristotélicienne-thomiste (voir infra notre Appendice).

[8] Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS. Précis rédigé par une commission du Comité Central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. Approuvé par le Comité Central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. Éditions en langue étrangère. Moscou, 1938. Réimprimé aux Etats-Unis, 2012, https://redstarpublishers.org/HistoirePCBURSS.pdf, p. 114.

[9] Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS. Précis rédigé par une commission du Comité Central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. Approuvé par le Comité Central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. Éditions en langue étrangère. Moscou, 1938. Réimprimé aux Etats-Unis, 2012, https://redstarpublishers.org/HistoirePCBURSS.pdf, p. 114.

[10] In MADIRAN (Jean), La Vieillesse du monde. Essai sur le communisme, Dominique Martin Morin, 1975, p. 108.

[11] C’est nous qui soulignons.

[12] Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 114.

[13] Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 117.

[14] Entretien publié le 28 août 2023, par le magazine Civilta Cattolica, www.laciviltacattolica.fr/ici-leau-a-ete-bien-remuee-francois-en-conversation-avec-des-jesuites-au-portugal/; www.bfmtv.com/societe/religions/le-pape-deplore-une-attitude-profondement-reactionnaire-parmi-les catholiques-americains_AD-202308280839.html ; https://www.rtn.ch/rtn/Actualite/Monde/Catholiques-americains-le-pape-deplore-une-attitude-reactionnaire.html (pour la traduction).

[15] https://fr.zenit.org/2023/07/03/lettre-du-pape-au-nouveau-prefet-de-doctrine-de-la-foi/

[16] https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2023-10/synode-la-lettre-au-peuple-de-dieu-sera-publiee-le-25-octobre.html

[17] Voir la lettre du cardinal Gerhard Müller au cardinal Dominik Duka (https://www.diakonos.be/settimo-cielo/exclusif-muller-ecrit-a-duka-fernandez-va-a-lencontre-de-la-doctrine-catholique-et-le-pape-est-avec-lui/).

[18] D’après l’interview accordé au site catholique conservateur américain LifeSiteNews et retiré depuis.

[19] Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., pp. 142-143.

[20] La Déclaration et le Responsum de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à un dubium au sujet de la bénédiction des unions de personnes du même sexe, du 22 février 2021

[21] De la primauté du bien commun contre les personnalistes, Québec, Editions de l’Université de Laval, Montréal, Editions Fides, 1943, p. 107.

[22] Voir supra.

[23] Lénine, cahiers de philosophie, p. 263, éd. russe, cité in Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 118.

[24]  Lénine, t. XIII, p. 301, éd. russe, cité in Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 118.

[25] « Le matérialisme historique étend les principes de du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société » (Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 113).

[26] DE CORTE (Marcel), L’Intelligence en péril de mort, Dismas, p. 27.

[27] https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2023-10/le-pape-repond-aux-dubia-de-cinq-cardinaux.html

[28] LAPORTA (Jorge), op. cit., p. 26.

[29] Ibid., p. 26.

[30] VILLEY (Michel), Philosophie du droit, t. 2, p. 128.

[31] La Destinée de la nature humaine selon saint Thomas, Paris, Vrin, 1965, p. 100.

[32] KONINCK (Charles de), Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? Québec, Les Presses Universitaires, [1950], p. 14.

[33] « Notre monde du XXe siècle est si peu matérialiste qu’il est, d’un bout à l’autre, jusqu’en ses turpitudes et son érotisme, une construction de l’esprit. Le marxisme lui-même, en dépit de ses prétentions et de ses fanfaronnades, n’a rien de matérialiste. Il est une idée projetée dans la société pour la détruire, en malaxer la poussière, la fondre en une pâte molle et obéissante, et lui imposer une forme longtemps mûrie dans un esprit séquestré en lui-même, loin de la réalité. Il est mensonge jusque dans les noms dont il s’affuble : “matérialisme dialectiqueˮ ou “matérialisme scientifiqueˮ. Son idéalisme éclate dans sa haine de toute réalité divine et humaine, dans son prurit d’asservir la nature à sa volonté de puissance, dans le gaspillage inouï des ressources matérielles auquel il se livre pour maintenir son orthodoxie idéologique dans les pays où il s’installe » (De Corte, L’Intelligence en péril de mort, Dismas, 1987, p. 45).

[34] Op. cit., 1965, p. 24.

[35] Op. cit., p. 100.

[36] Op. cit., pp. 25-26.

[37] Op. cit., p. 27.

[38] Le Droit et les droits de l’homme, PUF, p. 52 et suiv.

[39] Philosophie du droit, Dalloz, t.2, pp. 128 et suiv.

[40] Op. cit., p. 140.

[41] « L’idéalisme, observe De Corte, s’apprend parce qu’il est un mécanisme d’idées fabriquées par l’esprit et qu’il est toujours possible d’enseigner un tel art manufacturier […] L’idéalisme est une technique qui vise à emprisonner la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute technique est d’être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d’esprit en esprit dès que leur texture et leur plan sont mis à nu. Mais l’acte même de connaître, la synthèse de l’intelligence et du réel ne passe pas d’un individu à un autre parce qu’il est un acte vécu : chacun doit l’accomplir pour son propre compte, chacun doit éprouver personnellement la présence de la réalité et de son contenu intelligible, chacun doit concevoir par lui-même » (op. cit., pp. 46-47).

[42] L’Intelligence en péril de mort, pp. 53-57.

[43] Op. cit., p. 141.

[44] VILLEY, op. cit., t.2, p. 141.

[45] Aux membres de l’Association des professeurs et amateurs de liturgie, groupe italien célébrant son 50e anniversaire, le Pape François a rappelé que la liturgie est une œuvre vivante, tel un arbre avec des racines, et a redit son opposition à un retour en arrière « déguisé en tradition » (https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2022-09/pape-francois-audience-liturgie-tradition-traditionalisme-eglise.html).

[46] De Corte, La Philosophie du bonheur, in Primauté de la contemplation, Itinéraires, 1979, p. 105.