Le
Pape répond aux « dubia » de cinq cardinaux
Réponse à la réponse du Pape (II)
Pour couper court aux dubia exprimées par les cinq cardinaux
(voir notre première réaction du 4 octobre 2023), et étayer ses prises
de position en matière de doctrine, le Pape a cru bon de s’appuyer,
relativement au critère de discernement de la vérité, sur la célèbre formule de
saint Vincent de Lérins : « elle s’affermit avec les années, augmente avec
le temps, est exaltée au fil des âges », ou, selon d’autres traductions,
« elle se consolide au fil des années, se développe avec le temps, s’approfondit
avec l’âge » ; et, en anglais, « progressing, consolidating with
the years, developing with time, deepening with age », ut annis
scilicet consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate.
La méthode de saint Vincent de Lérins n’est pas sans rappeler la
pensée du cardinal John Henry Newman sur le développement homogène et cohérent
du dogme chrétien, dans son Essai sur le développement de la doctrine
chrétienne. Thomas Guarino, auteur de « Vincent de Lérins et le
développement de la doctrine chrétienne », nous apprend qu’il est
clairement inspiré par Vincent : « Ô prêtre, ô
interprète, ô docteur, dit le moine, […] enseigne les mêmes choses que tu as
apprises ; dis les choses d’une manière nouvelle sans dire pourtant des choses
nouvelles, ou, selon une autre traduction, « enseigne seulement ce que tu
as appris ; fais-le d’une manière nouvelle, mais garde-toi d’y introduire
des nouveautés » Non nova sed nove »
(Commonitorium ou Communitorium, n. 93 p. 75).
D’où il suit que le développement des dogmes essentiels ne consiste pas
« dans l’acquisition de vérités nouvelles, distinctes les unes des
autres, mais dans la connaissance de plus en plus approfondie du seul et
même objet réel de la foi ». En substance, entre l’immutabilité
du dogme et son développement, l’antinomie n’est qu’apparente.
Aussi, citant des textes tirés de l’Ancien testament (comme Exode
21 : 20-21), ou du Nouveau Testament (1 Corinthiens 11 : 3-10 ; 1 Timothée 2 :
11-14), et de
la bulle d’un prédécesseur (Dum Diversas de Nicolas V, 1452), le saint
Père fait-il allusion à la réception qui en est faite à notre époque pour
démontrer le bien-fondé de sa position.
A moins que le Pape, soucieux de réhabiliter l’idéologie
évolutionniste si chère à son ami Teilhard de Chardin, ne prenne prétexte des
critiques des conservateurs catholiques américains accusés d’être des « réactionnaires »,
d’« aller à reculons » et de vivre « dans un climat de
fermeture » ; qu’il ne prenne prétexte de ce que, parlant d’esclavage,
l’Eglise l’ait condamné après en avoir longtemps admis la licéité ; de
droits de l’homme, qu’elle en ait pris la défense après en avoir, sous Pie VI,
condamné les dix-sept articles ; de laïcité, qu’elle prône aujourd’hui la
séparation d’avec l’Etat après avoir toujours soutenu la distinction de leurs
sphères respectives ; à moins donc que le Pape ne prenne prétexte de
toutes ces contradictions pour estimer que le développement homogène et l’approfondissement
de la doctrine et de la foi chrétiennes ne sont pas incompatibles avec un
changement radical de doctrine, comme pour Amoris laetitia et la peine de mort. Quant à revendiquer la
« continuité » avec la doctrine de l’Eglise, cela revient à énoncer
rien de moins qu’une pétition de principe, aurait dit le cardinal Müller, faute
de prouver l’inexistence d’aucune « discontinuité ». Ajoutant à la confusion, le
cardinal Schönborn semble exclure du domaine de « l’immuabilité de la
Foi », les questions relatives à la morale, pour restreindre son champ d’application
à « la doctrine sur la Trinité, l’Incarnation ou l’institution de l’Eucharistie ».
Dans la meilleure des hypothèses, la plus bienveillante, sur
laquelle nous ne nous appesantirons pas, la position du pape François s’expliquerait
par une possible adhésion du souverain pontife à ce qu’on appelle la
« morale de gradualité » ou « morale de situation »[6]. Mais lorsque le pape François
cite, à l’appui de son raisonnement, les passages susmentionnés des Ecritures
et de Dum Diversas de Nicolas V pour en inférer une évolution d’un
contraire à l’autre, la tentation est grande de privilégier une autre
explication, la moins bienveillante. Car ce n’est plus une impression de
déjà-vu, lu et entendu qu’il nous donne. A la place de saint Vincent de Lérins,
il nous rappelle furieusement par sa phraséologie la dialectique marxiste. Et
nous sommes en droit de nous demander si la position du saint Père est pure de
tout alliage idéologique sans aucun relent hétérogène au christianisme. Même s’il
n’est pas aisé de savoir s’il faut reconnaître dans la doctrine du Pape l’empreinte
de la dialectique communisme ou une ressemblance purement fortuite, la
similitude entre les deux approches, bergoglienne et communiste, ne me paraît
pas une telle vue de l’esprit que l’on ne soit saisi par leur convergence.
Qu’il nous soit donc permis de présenter face à face les deux
approches en faisant au préalable un détour par la doctrine marxiste et communiste
où, par un tour de passe-passe, les concepts de dialectique et de nature
vont subir une métamorphose.
Dans la suite de l’article, nous renverrons à l’abréviation Histoire
du P.C.U.S., « Histoire du parti communiste (bolchévik) de
l’URSS », pour présenter sa doctrine dans
les termes où elle est présentée au militant communiste, et indiquerons pour
les citations du pape François, les sources dont elles sont tirées.
- Histoire du P.C.U.S. : « Dialectique
provient du mot grec dialego qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans
l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en
découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l’adversaire
et en les surmontant. Certains philosophes de l’Antiquité estimaient que la
découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires
étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité. Ce mode dialectique de penser,
étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenu la méthode dialectique
de connaissance de la nature […] ».
[Le mode dialectique est donc la « méthode de
connaissance » du communisme. Mais par un « tour d’escamotage,
dit Maritain, […] le mot dialectique saute des contradictions logiques dans le
discours aux contrariétés réelles de la nature ». La dialectique ne consiste plus
dans la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions
contraires pour découvrir la vérité, mais dans la connaissance des
contradictions qui sont dans les choses. Il ne s’agit plus de confronter les
arguments opposés, pour les surmonter et atteindre la vérité par « le choc
des opinions contraires ».
Reprenons, là où nous l’avions interrompu, la suite du paragraphe
extrait de l’Histoire du P.C.U.S.] :
- Histoire du P.C.U.S. : […] « D’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants
et changeants, et
le développement de la nature est le résultat du développement des
contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces
contraires de la nature ».
« d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du
point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions
internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé
et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent
; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau,
entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et
ce qui se développe est le contenu interne du processus de
développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements
qualitatifs. »
- Pape François [lors d’un échange avec un groupe de
jésuites qui a eu lieu le 5 août à Lisbonne pendant les Journées mondiales de
la jeunesse] : « Aux États-Unis, la situation n’est pas facile : il y a une
attitude profondément réactionnaire » ; « je voudrais
rappeler à ces gens que cela ne sert à rien d’être “rétrogradeˮ [le
pape emploie le mot italien “indietrismoˮ] et nous devons comprendre qu’il
existe une juste évolution de la compréhension des questions de foi et
de morale » ; « Lorsque vous voulez retourner en arrière,
vous bâtissez quelque chose de fermé, déconnecté des racines de l’Église et
vous perdez la sève de la Révélation ».
[Poursuivons la lecture du paragraphe précédent sous la lettre
d) de l’Histoire du P.C.U.S.]
- Histoire du P.C.U.S. : « C’est pourquoi la
méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur
au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse
des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes
aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une “lutteˮ des tendances contraires
qui agissent sur la base de ces contradictions. »
[Contrairement aux apparences, ce point ne fait que confirmer la
similitude de la phraséologie du Pape avec le discours communiste. Et on serait
pris en défaut si, au lieu de s’en tenir à ce qu’il fait, on s’en tenait strictement
à ce qu’il dit]
- Pape François (s’adressant au nouveau préfet du Dicastère de la
foi) : « De plus, vous savez que l’Église “grandit dans son
interprétation de la parole révélée et dans sa compréhension de la véritéˮ sans
que cela implique l’imposition d’une manière unique de l’exprimer. En effet,
“des courants de pensée différents en philosophie, en théologie et dans la
pratique pastorale, s’ils sont ouverts à la réconciliation par l’Esprit dans le
respect et l’amour, peuvent permettre à l’Église de grandirˮ. Cette croissance harmonieuse
préservera la doctrine chrétienne plus efficacement que n’importe quel
mécanisme de contrôle ».
Il n’est pour s’en convaincre que de relire les assertions du
cardinal Schönborn, qui ne passe pas pour un « ennemi » du Pape :
Répondant à une question sur le fait que certaines personnes Lgbtq+
puissent se sentir blessées par les mots du Catéchisme de l’Église catholique
faisant référence au « désordre » moral, le cardinal Schönborn a rappelé
qu’il avait lui-même été secrétaire de la rédaction du Catéchisme. « Il
s’agit, a-t-il dit, de l’œuvre de l’Église, promulguée par le Pape. Et
depuis, il n’y a eu qu’un seul changement, lorsque François est intervenu sur
la peine de mort ». Le fait qu’il y en ait d’autres dépend uniquement de la
décision du Souverain pontife ».
[Il y a un autre potentiel changement. Il concerne
l’interprétation d’« Amoris Laetitia », donnée dans un document des
évêques de la région de Buenos Aires du 5 septembre 2016, qui permet l’accès
aux sacrements de la confession et de l’Eucharistie aux personnes divorcées qui
ont contracté une seconde union civile, même si elles continuent à vivre comme
mari et femme, sans avoir l’intention de changer de vie. « Cette situation
de contradiction morale manifeste, affirme le cardinal Müller, est traitée par
la norme du Code de Droit canonique sur la non-admission à la communion
eucharistique de ceux qui “persistent avec obstination dans un péché grave et
manifesteˮ ». On ne voit pas comment l’ancien
préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi aurait pu voir à ce sujet
un « cas limite d’hérésie formelle » s’il y avait eu effectivement
approfondissement et développement harmonieux de la doctrine catholique].
- Histoire du P.C.U.S. : « Jusqu’à une certaine
période, le développement des forces productives et les changements dans le
domaine des rapports de production s’effectuent spontanément, indépendamment de
la volonté des hommes. Mais il n’en est ainsi que jusqu’à un certain moment, jusqu’au
moment où les forces productives qui ont déjà surgi et se développent, seront
suffisamment mûres. Quand les forces productives nouvelles sont venues à
maturité, les rapports de production existants et les classes dominantes qui
les personnifient, se transforment en une barrière “insurmontable”, qui ne peut
être écartée de la route que par l’activité consciente de classes nouvelles,
par l’action violente de ces classes, par la révolution. C’est alors
qu’apparaît d’une façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées
sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique,
appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens. […] Le
processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des
hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ;
l’évolution, à la révolution ».
Pape François : [Dans sa constitution apostolique intitulée
Veritatis gaudium, la «joie de la vérité», promulguée le 29 janvier
2018, le Souverain pontife invite les universités et facultés catholiques à
examiner « les critères de fond pour un renouvellement et une relance de
la contribution des études ecclésiastiques à une Église en sortie
missionnaire »] « Cette tâche considérable, dit-il, et qui ne
peut pas être reportée demande, au niveau culturel de la formation
universitaire et de la recherche scientifique, l’engagement généreux et
convergent vers un changement radical de paradigme, et même – je me permets de
le dire – vers une « révolution culturelle courageuse ».
[Prenant prétexte de l’évolution de l’Eglise sur la question de
l’esclavage, et abstraction du fait signalé plus haut du caractère juridique de
cette question en tant qu’elle ressortit aux “res exterioresˮ, « le
processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes »,
et ne voilà-t-il pas que le saint-Père anticipe et intervient par voie
d’autorité en matière de liturgie, de bénédiction des couples homosexuels, etc.]
Le cardinal Raymond Burke s’y est-il trompé en voyant dans le
synode sur la synodalité « une
boîte de Pandore » et un processus « révolutionnaire » ?
« Synodality and its adjective, synodal, have become slogans behind which
a revolution is at work to change radically the Church’s self-understanding, in
accord with a contemporary ideology which denies much of what the Church has
always taught and practiced ».
Ce qui constitue le principe le plus caractéristique du processus
révolutionnaire, est la négation du principe d’identité ou de
non-contradiction, qui exclut que deux propositions puissent être vraies tout
en étant contradictoires en même temps et sous le même rapport. N’est-ce pas la remise en question de ce
principe qui ressort de l’article d’Emmanuel Perrier, o.p. « Fiducia
supplicans face au sens de la foi » (revuethomiste.fr) ? « Quant à la
conclusion [de ladite Déclaration], conclut le dominicain, elle
contredit un Responsum du même
Dicastère, émis trois ans auparavant. » Or la négation de ce principe « constitue,
au dire du philosophe canadien Charles de Koninck, le premier principe de la
philosophie moderne de la révolution ». Ecoutons Staline :
« Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que
les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions
internes ». Et Staline cite Lénine à
l’appui : « La dialectique, au sens propre du mot, est l’étude des
contradictions dans l’essence même des choses ». Et, plus loin : « Le développement
est la ‘‘lutte’’ des contraires ».
A la lumière de la comparaison entre la phraséologie du Pape et la
théorie (sans oublier la praxis) communiste, il est permis de se demander si l’on
n’assiste pas à la naissance d’une extension de la doctrine communiste du
matérialisme dialectique et historique sous les espèces d’un matérialisme
théologique. Il n’est pas sûr que la revendication par François d’une
« révolution culturelle » au sein de l’Eglise (Veritatis gaudium)
et l’accusation infâmante d’indiettristes, autrement dit de
« réactionnaires », « idéologues », « arriérés » rétrogrades,
lancée contre ses contradicteurs américains, soit un simple effet de rhétorique
et l’expression d’un excès de langage.
Ce n’est pas tout saint-Père ! Votre réaction serait par trop
hâtive au regard du fort soupçon de malentendu sur le sens des mots entre
l’Eglise et le monde moderne. Le langage a certes beaucoup évolué mais pas au
sens où sa fonction essentielle lui assigne de participer « au dynamisme
de la nature intellectuelle en quête de vérité » afin qu’il demeure lesté de cette
signification objective propre à la vérité, laquelle est une « adaequatio
rei et intellectus » : adéquation de l’esprit et de la
chose » (St Thomas d’Aquin, De Veritate, qu. 1, a. 1 c).
Soit que le Vôtre se soit ressenti de l’influence du nominalisme, du kantisme,
du subjectivisme, du positivisme, etc., soit que, le sens des mots ayant
changé, ils ne recouvrent plus les mêmes réalités, il se peut, il est même
certain que l’Eglise n’entend pas l’esclavage, les droits de l’homme ni la
laïcité au sens où le monde moderne les entend.
A P P E N D I C E
Les concepts de nature et de dialectique
dans la philosophie aristotélicienne-thomiste
Si en un sens, la « nature », au sens
aritotélicien-thomiste, est le premier acte de tout être créé tendant en tant qu’être inachevé à
un but précis, au sens fort, ce qui « définit, le plus précisément, la
nature », c’est son achèvement lui-même, son
plein épanouissement, autrement dit sa fin, dite encore sa cause finale
(la première des quatre causes). Et la dialectique est précisément le lieu
idoine où les opinions vont disputer en quête de ce terme à conquérir, savoir
son essence, sa raison d’être.
Au sens du Stagirite et du docteur commun de l’Eglise, l’intelligence
a pour objet et pour fonction de connaître le réel, de discerner dans la nature
mouvante ce à quoi elle tend, ce à quoi les choses tendent, c’est-à-dire
leur maximum d’être. A rebours des idéalistes qui séparent l’être du devoir-être,
et du monde des choses, un monde de « valeurs » résultant de l’évaluation
de l’esprit humain, à rebours donc des idéalistes, pour saint Thomas, « au
sein de la nature, se trouve du bien, de la valeur » : ens et bonum convertuntur.
« Ce qui ne correspond pas à une nature, précise Jorge Laporta, ce qui est
extra-naturel, n’est pas son bien. Ne peut être bon pour un sujet que ce qui
constitue sa fin ou un moyen d’y parvenir. » C’est en ce sens que l’on entend le
réalisme aristotélicien-thomiste par opposition au « réalisme »
marxiste qui tient la matière « pour la réalité fondamentale » en
dehors de laquelle « il n’y a point d’autre réalité ». Pour autant que l’on puisse parler
de réalisme à propos du « matérialisme dialectique ».
Un principe élémentaire de la métaphysique aristotélicienne de
saint Thomas, indique Laporta, c’est que « tout être créé désire
naturellement ce qui constitue l’achèvement de [sa] nature, sa raison d’être, sa
fin », « soit une fin déjà conquise,
soit une fin à acquérir ». « Par “fin d’un êtreˮ, ajoute le
philosophe, on entend “l’achèvement conforme à sa poussée naturelleˮ ». Aussi les choses sont en perpétuel
mouvement, en tension d’un état à l’autre, passant de la puissance, potentia
(ce que la chose est en puissance, le pouvoir être), à l’acte, actus
(être réalisé). « L’ordination, l’élan, la tendance, l’impulsion, la
poussée, l’aspiration, le désir spontané, le besoin inné de tout être
provisoire vers sa réalisation totale, son être définitif, complet, accompli,
achevé, final, voilà l’appétit naturel » ; lequel appétit naturel
indique l’ordination métaphysique de chaque nature. « L’histoire de l’univers
n’est autre chose que cela : le mouvement de tous les êtres inachevés, qui
poursuivent nécessairement leur plein épanouissement ».
En pratique les êtres naturels ne font que tendre vers leur
fin, leur « forme parfaite ». « Hélas, ajoute le philosophe, un
obstacle arrête souvent l’évolution normale des choses » vers le sommet. « Ils en
restent loin, dit Villey ; ils manquent le sommet, se laissent glisser sur
la pente de l’un ou l’autre versant », celui de l’excès ou celui du
défaut. Et « il est vrai, écrit Michel Villey, que peu d’êtres atteignent
cet accomplissement total, et que s’ils y sont parvenus, aussi bien l’homme que
la plante vont à nouveau s’en éloigner. Il y aura vieillissement et mort. Mais
la valeur de la beauté nous l’aurons perçue dans la rose pleinement épanouie ;
ou, puisque peu de plantes accèdent à ce parfait épanouissement, elle est le
pôle, vers lequel on constate qu’elle est aimantée » du fait d’une sorte de force ou d’attraction
gravitationnelle exercée par sa fin.
Aussi s’il est vrai que les sociétés, perçues par Aristote à la manière
d’un botaniste, sont des choses de la nature, qu’elles existent naturellement,
mouvantes comme les espèces végétales et animales, leur particularité, selon le
philosophe français du droit et de la nature, « est de rarement
parvenir à “l’acteˮ. Impossible de maintenir jusqu’au bout la comparaison
ébauchée » avec la plante. « Il est permis, ajoute Villey, de donner
du blé, de la vigne, des espèces animales, des définitions permanentes – parce
que ces choses sont demeurées identiques à travers l’histoire ». Tel n’est
pas le cas des groupes sociaux. La constitution d’Athènes, qui « n’est pas
écrite, n’est pas l’œuvre d’un législateur, elle existe naturellement »,
est « sans cesse violée, la cité livrée à des ploutocrates, des
démagogues, des tyrans ». La nature a quelque chose de
mystérieux et de sacré qui ne se dévoile pas facilement à la manière des idées
ou des représentations mentales. Celles-ci sont « filles de la
pensée ». Et dans la mesure où elles sont construites par l’esprit, elles lui sont
entièrement transparentes en tant qu’« elles en sont les dociles servantes
[…], sans rébellion ». « Rien n’est plus difficile, observe Marcel De
Corte, que de pénétrer la réalité des êtres et des choses […] Le réel résiste à
l’esprit et saisir sa nature intime est une œuvre de longue haleine où l’expérience
a un rôle immense qu’il faut raviver ». Il n’est discernable que par l’observation
du monde extérieur (le mot théorie vient du grec theorein, contempler, observer).
C’est alors qu’intervient « l’exercice de l’art
dialectique » au sens de Michel Villey. A partir d’une chose, une « réalité
qui de prime abord nous est inconnue », la cause sur laquelle les
juristes ou les philosophes discutent, il s’agit de lire (l’étymologie de l’intelligence
est intus legere), de ressortir et d’extraire le juste, le droit positif. Les choses, ces êtres naturels,
sont la « cause initiale », la matière sur laquelle on
discute. « Le Lycée, [d’Aristote], avait étudié une centaine de
“constitutionsˮ, dont celle d’Athènes [dans le but de] saisir les formes
[les formes parfaites, achevées] “naturellesˮ à chaque cité, par une recherche
dialectique, à travers la diversité des opinions et des exemples ».
****
Le Pape a coutume de recourir à la
métaphore de l’arbre
pour justifier certains changements intervenus, sous son pontificat ou des
pontificats précédents, en matière de liturgie et de doctrine. Sa réaction est
très pertinente, à condition de toujours reconnaître la finalité immanente des
choses, - « le cheval ne tend pas à être âne ou aigle, mais à être cheval
[et inversement]. L’homme ne tend pas à être brute ou ange, mais à être
homme »
-, et de reconnaître dans les êtres et les choses, l’arbre majestueux et
verdoyant de l’arbre vieilli et rabougri et, ce qui est pire, de ne pas prendre
les choses pour autres qu’elles ne sont, ce qui est conforme à la théorie de
l’évolution mais contraire à la nature des choses.
Newman (John Henry), Le Développement du dogme
chrétien, par Henri Brémond, 3e édition, Paris, Bloud et Cie, p.
7. A l’appui de la position du Pape, l’archevêque de Vienne, le cardinal
Schönborn reprend la même idée de base. « En ce qui concerne la relation
entre l’actualité du Magistère, la contribution des théologiens et le « sensum
fidelium », lit-on dans Vatican News, c’est à nouveau le cardinal
Schönborn qui a expliqué que nous devions relire ce que saint Jean XXIII a dit
au début du Concile Vatican II à propos de l’immuabilité de la doctrine et de
la manière dont elle est présentée. “Il y a, a-t-il ajouté, de grands
développements au niveau de la compréhension, mais il y a aussi l’immuabilité
de la foi : on ne peut pas changer la doctrine sur la Trinité, l’Incarnation ou
l’institution de l’Eucharistieˮ. C'est sur cela que repose un credo qui est
valable partout dans le monde, et même si les cultures diffèrent, la substance
de la foi ne peut être changée, même si elle a beaucoup évolué depuis le temps
des apôtres » (https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2023-10/synode-la-lettre-au-peuple-de-dieu-sera-publiee-le-25-octobre.html).
Alors que la Loi nouvelle est essentiellement une loi intérieure (le Christ non
venit mutare condiciones sed mentes), François s’obstine à voir un « lien intime lié à la vérité éternelle de la dignité
inaliénable de la personne humaine », dans des situations ayant trait à
des conditions strictement extérieures et muables par nature en fonction
des temps, des lieux et des circonstances : le statut juridique de
l’esclave et la tenue des femmes dans les assemblées religieuses. Il a sans doute échappé aux
théologiens du Pape, ceux en particulier qui ont son oreille, de relire le
tableau des lois fait par saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique. Ils auraient
évité un fort regrettable malentendu sur l’articulation de la grâce et de la
nature : « Ne pensez pas, enseigne le Christ, que je sois venu abolir
la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu les abolir, mais les
accomplir » (Matth., 5, 17). Ils auraient compris la différence entre
les préceptes cérémoniaux, devenus mortifères avec l’avènement de
Jésus-Christ, et qu’il y aurait péché à suivre ; les préceptes judiciaux,
« morts » mais non mortifères ; s’ils sont évacués, evacuata
[du fait de leur teneur juridique essentiellement muable], il n’est pas
interdit de s’en inspirer ou de suivre tel ou tel précepte judiciel ; et
enfin les préceptes moraux dont le cœur est le Décalogue, dont saint
Thomas admire la « convenance » aux préceptes seconds de la loi
naturelle découverts par les païens, à la morale universelle et au jugement de
notre raison.
Encore que cette dernière question relève davantage d’une appréciation
circonstancielle du pouvoir temporel.
Voir
la lettre du cardinal Gerhard Ludwig Müller à son confrère le cardinal Dominik
Duka, publiée par Sandro Magister sur son blog Settimo Cielo, en date du
13 octobre 2023.
Répondant à une question sur le fait que certaines personnes Lgbtq+ puissent se
sentir blessées par les mots du Catéchisme de l'Église catholique faisant
référence au « désordre » moral, « il s'agit, a-t-il dit, de l'œuvre de
l'Église, promulguée par le Pape. Et depuis, il n'y a eu qu'un seul changement,
lorsque François est intervenu sur la peine de mort ». Le fait qu'il y en ait
d'autres dépend uniquement de la décision du Souverain pontife. (Cf. sa
conférence de presse du 23 octobre 2023, https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2023-10/synode-la-lettre-au-peuple-de-dieu-sera-publiee-le-25-octobre.html).
Selon la théorie de la gradualité, observe l’abbé Chautard, on « ne
considère pas tant l’état objectif du pécheur qu’une disposition subjective de
sa volonté ». En somme, poursuit l’auteur, « une personne qui vit
habituellement dans un vice peut légitimement s’estimer incapable de suivre
pleinement la loi. Dès lors, la loi ne s’applique plus à elle. Du moins
s’applique-t-elle progressivement. Il y a là une subjectivisation de la loi
morale, la conscience individuelle fixant le degré d’obéissance à la loi à
laquelle elle est tenue d’obéir, Dieu n’en demandant pas davantage pour le
moment. » (Cf. l’« Etude critique de M… sur le
livre-entretien du pape François “Le nom de Dieu est miséricordeˮ, paru
chez Robert Laffont en 2016. Reprenant une citation de Romano Amerio, l’auteur
de cette étude ajoute que « le système de gradualité […] pose en thèse que
l’exigence du commandement moral s’impose graduellement, et confond donc la
gradualité de la réponse de fait donnée par l’homme avec la gradualité du
commandement lui-même » (Iota unum, Etudes des variations de l’Eglise
catholique au XXème siècle, traduit par : R.P. Frans van Groenen dael
sj., p. 391). Cette théorie pourrait être la clé de la position papale. Cela
ressortirait de la causerie engagée, lors de son voyage apostolique au
Portugal, à l’occasion des Journées Mondiales de la Jeunesse, avec les Jésuites
rencontrés le 5 août 2023, au « Colégio de São João de Brito », une
école gérée par la Compagnie de Jésus. « Nous ne devons pas être
superficiels et naïfs, dit-il, en forçant les gens à adopter des choses et des
comportements pour lesquels ils ne sont pas encore mûrs, ou dont ils ne sont
pas capables » (Rapportée dans l’édition numérique de la Civilta
cattolica du 28 août 2023, mise à jour le 15 septembre 2023).
Sur
ces deux notions, une différence fondamentale oppose cette idéologie à la
pensée aristotélicienne-thomiste (voir infra notre Appendice).
Histoire
du parti communiste (bolchévik) de l’URSS. Précis rédigé par une commission
du Comité Central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. Approuvé par le Comité Central du
P.C. (b) de l’U.R.S.S. Éditions en langue étrangère. Moscou, 1938. Réimprimé
aux Etats-Unis, 2012, https://redstarpublishers.org/HistoirePCBURSS.pdf, p. 114.
Histoire
du parti communiste (bolchévik) de l’URSS. Précis rédigé par une commission
du Comité Central du P.C. (b) de l’U.R.S.S. Approuvé par le Comité Central du
P.C. (b) de l’U.R.S.S. Éditions en langue étrangère. Moscou, 1938. Réimprimé
aux Etats-Unis, 2012, https://redstarpublishers.org/HistoirePCBURSS.pdf, p. 114.
In
MADIRAN (Jean), La Vieillesse du monde. Essai sur le communisme, Dominique
Martin Morin, 1975, p. 108.
C’est
nous qui soulignons.
Histoire
du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 114.
Entretien publié le 28 août 2023, par le magazine Civilta Cattolica, www.laciviltacattolica.fr/ici-leau-a-ete-bien-remuee-francois-en-conversation-avec-des-jesuites-au-portugal/;
www.bfmtv.com/societe/religions/le-pape-deplore-une-attitude-profondement-reactionnaire-parmi-les
catholiques-americains_AD-202308280839.html ;
https://www.rtn.ch/rtn/Actualite/Monde/Catholiques-americains-le-pape-deplore-une-attitude-reactionnaire.html
(pour la traduction).
https://fr.zenit.org/2023/07/03/lettre-du-pape-au-nouveau-prefet-de-doctrine-de-la-foi/
Voir
la lettre du cardinal Gerhard Müller au cardinal Dominik Duka (https://www.diakonos.be/settimo-cielo/exclusif-muller-ecrit-a-duka-fernandez-va-a-lencontre-de-la-doctrine-catholique-et-le-pape-est-avec-lui/).
D’après l’interview accordé au site catholique conservateur américain LifeSiteNews
et retiré depuis.
La Déclaration
et le Responsum de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à un dubium
au sujet de la bénédiction des unions de personnes du même sexe, du 22 février
2021
De
la primauté du bien commun contre les personnalistes, Québec, Editions de
l’Université de Laval, Montréal, Editions Fides, 1943, p. 107.
Lénine,
cahiers de philosophie, p. 263, éd. russe, cité in Histoire du
parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p. 118.
Lénine, t. XIII, p. 301, éd. russe, cité in
Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p.
118.
« Le
matérialisme historique étend les principes de du matérialisme dialectique à
l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie
sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société »
(Histoire du parti communiste (bolchévik) de l’URSS, op. cit., p.
113).
DE
CORTE (Marcel), L’Intelligence en péril de mort, Dismas, p. 27.
https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2023-10/le-pape-repond-aux-dubia-de-cinq-cardinaux.html
LAPORTA (Jorge), op. cit., p. 26.
VILLEY (Michel), Philosophie du droit, t. 2, p. 128.
KONINCK (Charles de), Notre critique du communisme est-elle bien
fondée ? Québec, Les Presses Universitaires, [1950], p. 14.
« Notre monde du XXe siècle est si peu matérialiste qu’il est, d’un bout à
l’autre, jusqu’en ses turpitudes et son érotisme, une construction de l’esprit.
Le marxisme lui-même, en dépit de ses prétentions et de ses fanfaronnades, n’a
rien de matérialiste. Il est une idée projetée dans la société pour la
détruire, en malaxer la poussière, la fondre en une pâte molle et obéissante,
et lui imposer une forme longtemps mûrie dans un esprit séquestré en lui-même,
loin de la réalité. Il est mensonge jusque dans les noms dont il
s’affuble : “matérialisme dialectiqueˮ ou “matérialisme scientifiqueˮ. Son
idéalisme éclate dans sa haine de toute réalité divine et humaine, dans son
prurit d’asservir la nature à sa volonté de puissance, dans le gaspillage inouï
des ressources matérielles auquel il se livre pour maintenir son orthodoxie
idéologique dans les pays où il s’installe » (De Corte, L’Intelligence
en péril de mort, Dismas, 1987, p. 45).
Philosophie
du droit, Dalloz, t.2, pp. 128 et suiv.
« L’idéalisme, observe De Corte, s’apprend parce qu’il est un mécanisme
d’idées fabriquées par l’esprit et qu’il est toujours possible d’enseigner un
tel art manufacturier […] L’idéalisme est une technique qui vise à emprisonner
la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute technique est
d’être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se
transmettent aisément d’esprit en esprit dès que leur texture et leur plan sont
mis à nu. Mais l’acte même de connaître, la synthèse de l’intelligence et du
réel ne passe pas d’un individu à un autre parce qu’il est un acte
vécu : chacun doit l’accomplir pour son propre compte, chacun doit
éprouver personnellement la présence de la réalité et de son contenu
intelligible, chacun doit concevoir par lui-même » (op. cit., pp.
46-47).
L’Intelligence
en péril de mort, pp. 53-57.
VILLEY, op. cit., t.2, p. 141.
Aux
membres de l’Association des professeurs et amateurs de liturgie, groupe
italien célébrant son 50e anniversaire, le Pape François a rappelé que la
liturgie est une œuvre vivante, tel un arbre avec des racines, et a redit son
opposition à un retour en arrière « déguisé en tradition » (https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2022-09/pape-francois-audience-liturgie-tradition-traditionalisme-eglise.html).
De
Corte, La Philosophie du bonheur, in Primauté de la contemplation, Itinéraires,
1979, p. 105.