Liban et contre-Liban
L’Orient-Le Jour
28 décembre 2007
C’était trop beau ? Le Liban libre, indépendant
et souverain, né de l’insurrection du Cèdre est aujourd’hui condamné à composer
avec le contre-Liban. Certes il n’est pas mort, ce Liban tant désiré et
attendu. Mais il est obligé de transiger, et il eût été insensé sinon criminel
de ne pas le faire. Les multiples cris d’un peuple à bout, impatient de marasme
économique et de sacrifices - « nous voulons vivre » dit le slogan
qui a fleuri sur les panneaux publicitaires - ont ajouté à la pression qui
pesait sur nos dirigeants. En réalité la majorité gouvernementale, qui a payé
un non moins lourd tribut, n’avait pas beaucoup de choix. La politique est une
pesée de risques. Lorsque le prix à payer pour la liberté devient trop élevé,
plus cher que la liberté elle-même, la vertu cardinale de prudence commande de
limiter les dégâts. Dans sa grande lucidité, Walid Joumblatt avait par avance dédouané
la majorité gouvernementale et ses pairs du collectif du 14 mars, des choix
douloureux qu’ils auraient à prendre. Si déshonorante soit-elle, jusqu’à la
capitulation ne serait pas la pire des solutions si elle permet de sauver ce
qui peut l’être. En attendant de se relever.
Si les obstructionnistes avaient voulu, par la
vacance de la présidence de la République, prouver aux Libanais qu’il n’y avait
pas lieu d’être « millénaristes » ni de craindre « la fin du
monde » pour la nuit du 23 au 24 novembre, ils n’auraient pas pu mieux
faire. Le Liban n’est pas mort au matin du 24 novembre 2007. Ni les matins
suivants. C’est que le mal est désormais plus insidieux. La présidence maronite
est en passe de devenir une coque vide, une présidence honorifique, superfétatoire,
sans pouvoir aucun sur le cours des événements. Après nous avoir fait avaler la
vacance de la présidence, il n’y a plus qu’à nous faire avaler l’évanescence de
la fonction présidentielle. Mais l’objectif connexe au premier demeure la
refonte de la Constitution. « Ou
vous acceptez de remanier la Constitution dans le sens d’une redistribution par
tiers du pouvoir, ou vous acceptez ma propre interprétation de la Constitution
et c’est tout un », semble dire le Hezbollah. Et ce n’est qu’un début
aurions-nous tendance à croire. Or pour modifier la Constitution, il n’y a pas
trente six solutions. Il y faut soit une guerre dévastatrice faisant 150 à
200.000 morts, soit montrer ses armes pour n’avoir pas à s’en servir. Histoire
de bloquer les Institutions en ne laissant d’autre issue que la refonte de
la Constitution. Et plus on la modifie sous des prétextes fallacieux, plus on
banalise la modification. Qu’une partie du camp chrétien fasse défection, et
voilà la Constitution refondue sans coup férir.
Le Liban de toujours demeure un Liban en
puissance. Il attendra encore pour devenir un Liban en acte. C’est la condition
de tous les êtres de la nature, et les sociétés en sont un, d’être mouvants et
plus exactement en perpétuelle tension de la puissance à l’acte. Une tension
qui propulse l’être au plein épanouissement des virtualités incluses dans sa
nature. Telle graine en acte est une fleur en puissance. Un vœu de perfection
travaille les choses de la nature et les dirige de la puissance à l’acte. Mais,
observe Michel Villey, s’il arrive normalement que la plante accède à la forme
achevée de la rose, suivant sa loi biologique - et encore sauf accidents
contingents et imprévisibles tels que la sécheresse ou l’inondation - les
obstacles se multiplient dès que l’on aborde le secteur des choses humaines ou
mêlées d’humain, telles que les sociétés. Dans cette sphère où intervient la
liberté humaine, élément perturbateur mais qui fait partie intégrante de la
nature, il y a loin que la société atteigne sa « cause finale », son état
de perfection. Le désordre y sévit plus souvent car y pullulent l’orgueil, les
injustices et toutes les formes de démesure
(hybris) qui font la matière des tragédies grecques, et, en langage chrétien,
des péchés. L’homme, qui a le pouvoir de suivre sa nature ou de ne pas la
suivre, a plus tendance à se laisser entraîner de part et d’autre du sommet,
sur les pentes faciles de l’excès ou du défaut, qu’à tenir la ligne des crêtes.
L’élan du Liban vers la réalisation de toutes ses virtualités d’indépendance,
de souveraineté et de liberté vient donc d’être brisé par le contre-Liban. Et c’est
sans doute là que réside l’explication de la controverse sans fin qui s’est déroulée
sous les yeux des Libanais désemparés autour de la Constitution.
Disons d’emblée que le déferlement d’arguties
juridiques auxquelles nous avons assisté ces derniers mois, a peu à voir avec
une « malfaçon » de notre Constitution. Il faut y voir surtout le résultat
des tentatives frénétiques déployées contre l’Etat libanais (re)naissant pour l’empêcher
de se parfaire. La société parfaite, dit Aristote, n’existe que dans le cadre
de la cité, aujourd’hui on dirait la nation. Il n’est de droit au sens plein du
terme que dans la cité. Mais dans la cité organisée, où il existe un corps de règles,
des tiers désintéressés qui tranchent les litiges, et des juristes pour les
conseiller, et un mécanisme institutionnel de résolution des conflits, et un
appareil judiciaire, et une force publique pour faire exécuter les sentences.
La querelle constitutionnelle à coups d’arguments musclés et autres exhibitions
armées, comme si la Constitution pouvait s’accommoder si peu que ce fût de la
présence d’un Etat dans l’Etat, la querelle constitutionnelle dis-je, si elle
est surréaliste, est d’abord un aspect de la guerre à outrance menée contre l’Etat
libanais. Il est normal que des divergences d’interprétation divisent les protagonistes,
mais dans les cités organisées, les institutions savent secréter une issue
rapide à la crise. Et les Libanais, qui ont une expérience plus ou moins
grande, selon leur état de vie, de la pratique juridique et judiciaire, savent
que les débats contradictoires devant les prétoires, ou parlementaires à l’Assemblée
nationale, loin de s’éterniser, trouvent toujours un dénouement quand vient le
moment de clore la controverse. Nul doute donc que la querelle
constitutionnelle eût trouvé, elle aussi, un dénouement rapide sans la menace
des armes proférée par cet Etat dans l’Etat. Que faire dans ces conditions
lorsque tout un peuple crie sa volonté de vivre ?
L’opposition répond par des slogans plus
percutants : « Nous voulons vivre dignement ». Nous avons trop
vite oublié que la liberté, non pas au sens métaphysique où Epictète, en dépit
de sa condition d’esclave, ne se considérait pas moins homme, doué d’une âme,
que son maître, mais les libertés civiles, se conquièrent, elles, de haute
lutte et ne tombent pas comme la manne du ciel. Il y faut des sacrifices. Ou
alors nous subirons le sort du chien crevé au fil de l’eau. C’est le moment
peut-être de rappeler aux Libanais épris de liberté et d’indépendance que les
grandes batailles sont d’un autre ordre. « Toutes les batailles de ce
monde, disait André Charlier, sont au commencement - et même à la fin - des
batailles spirituelles. Et notre siècle est le siècle de la plus grande
bataille de tous les temps. » Un de ses disciples, aujourd’hui moine au
Barroux, explique le propos du maître : « Quand le communisme
triomphe dans la rue, on a remarqué que c’est parce qu’il avait déjà pris place
dans les âmes. » Le mal qui frappe aujourd’hui plus particulièrement les
chrétiens du Liban, puisque ce sont des chrétiens qui ont le triste privilège d’offrir
au Hezbollah sa victoire, c’est l’esprit de révolte distillé par une certaine
forme d’inculturation sous les espèces
d’un laïcisme révolutionnaire qui est une contrefaçon de la saine et légitime
laïcité enseignée par l’Eglise. Foin des communautés ! Foin des
confessions ! Foin des patriarches ! Foin des traditions ! Des
chrétiens rêveurs et idéalistes, rongés par le prurit d’un Liban nouveau
construit sur les ruines de l’ancien.
***
S’il faut parler de refondation, et pourquoi pas ?
mais c’est aussi, mais c’est surtout de « réarmement intellectuel et moral »
qu’il faut parler.
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