Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (II)
L’Orient-Le Jour
Samedi 11-Dimanche
12 février 2012 N°13378
II La guerre juste (1re partie)
Le christianisme a beau ne pas être une religion de
pacifistes, il n’en exige pas moins des conditions très strictes pour autoriser
le recours à la guerre. Saint Thomas d’Aquin définit la guerre légitime par
trois critères cumulatifs : l’autorité du Prince, la cause juste et l’intention
droite.
A) L’autorité du prince. Le premier de ces critères
tient à l’autorité qualifiée pour déclarer la guerre : l’autorité du
prince. Aujourd’hui on dirait l’Etat souverain. Ce qui excluait, hier, les
guerres privées féodales et les razzias entre tribus arabes et exclurait,
aujourd’hui, guérillas, « gouvernements clandestins ou […] noyaux de
conspirateurs en exil » (Auphan). Une question incidente se pose à propos
des milices au sens libanais, dans la mesure où elles ne sont une émanation ni
directe ni indirecte de l’Etat. Il me semble opportun de faire ici une
distinction entre les milices qui, dans un pays à structure pluraliste, où la
guerre civile tourne très vite à la guerre entre nations, visent à suppléer à
la défaillance et à la désagrégation de l’Etat et celles qui font
sciemment et systématiquement obstruction à son édification.
C’est l’ordre naturel, écrit saint Augustin, qui
demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux
princes. Il s’ensuit, ajoutent les commentateurs contemporains de saint Thomas,
que si cette autorité souveraine passait à un niveau plus élevé s’étendant à
d’autres nations, la décision de guerre relèverait de ce dernier. On pense
notamment au développement de la communauté internationale et son organisation
au sein d’un Conseil de sécurité. A condition toutefois que l’autorité publique
souveraine : prince, roi, président de la République, Conseil de Sécurité,
soit toujours liée au bien commun, et évite de sombrer dans la tyrannie et l’arbitraire,
sous peine de justifier alors une légitime révolte (Somme, IIa-IIae, qu. 42).
Sous réserve que les deux autres conditions soient réunies, à savoir :
B) La cause juste. Le deuxième critère
énoncé par saint Thomas consiste en une cause juste. « Il est requis,
écrit le théologien, que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque
faute ». Il explique son propos par cette citation de saint
Augustin : « On a coutume de définir guerres justes celles qui
punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou
une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer
ce qui a été enlevé par violence. » Saint Thomas d’Aquin n’acceptera pas
que l’Empereur et les rois tiennent leur puissance du sacre ni du bon vouloir
de l’Eglise. Leur autorité existe de par le seul droit naturel. Suivant la
doctrine d’Aristote, saint Thomas considère la souveraineté, la domination
politique, la sujétion, la hiérarchie, comme conformes au plan de la nature et
non plus comme un simple remède historique aux péchés des hommes. L’homme est
animal politique, naturellement destiné à vivre sous une hiérarchie et dans un
groupe organisé. Par conséquent l’ordre politique ne ressortit pas à l’ordre de
la grâce (Somme, IIa IIae, qu. 10, art. 10). Saint Thomas enseigne l’existence
de la souveraineté au bénéfice des infidèles. Il est arrivé dans l’histoire que
des princes infidèles aient détenu un « dominium » sur des
chrétiens ; l’avènement du christianisme ne les en a pas dépossédés
(Villey, « La Politique de saint Thomas » in Dictionnaire des grandes
œuvres politiques). L’origine surnaturelle comme justification théorique des
souverainetés ôtée, c’est toute la conception sacrale de la monarchie de droit
divin qui devenait caduque ; et la « hiérocratie » médiévale
condamnée au déclin.
Dans son message de Noël 1948, où d’ailleurs il fait
définitivement justice du pacifisme, Pie XII énonce le principe général :
« La volonté chrétienne de paix, avertit le Pape, est d’une autre
trempe qu’un simple sentiment d’impressionnabilité qui ne détesterait la guerre
qu’à cause de ses horreurs et pas aussi à cause de son injustice ». Et
d’ajouter qu’« un peuple menacé ou déjà victime d’une injuste agression,
s’il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence
passive ». Sous peine d’être taxé de lâcheté, « la volonté chrétienne
de paix », en cas d’ « injuste agression », se doit donc de réagir et de se défendre.
S’il faut détester la guerre, si néanmoins il faut
la faire, ce n’est pas tant pour la paix, aussi désirable soit-elle, que pour
des motifs de justice. La paix n’est pas la fin ultime. « La fin de la
paix, précise encore Pie XII, est de bien protéger les biens de l’humanité en
tant que biens du Créateur. Or, parmi ces biens il en est de telle importance
pour la communauté humaine que leur défense contre une agression injuste est,
sans nul doute, pleinement justifiée. » Vatican II répétera que « la
paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une œuvre de justice » (Gaudium
et Spes, § 78, al. 1). Comme quoi sans justice, il n’y a pas de paix véritable.
On peut rattacher à cette condition générale de
« cause juste » un certain nombre d’exigences préalables, dont la
satisfaction est requise avant tout recours à la force et prévus dans le
Compendium de la Doctrine Sociale de
l'Eglise (DES, numéros 497 et suiv.) :
- « que tous les autres moyens d’y mettre fin
se soient révélés impraticables ou inefficaces » ;
- « que l'emploi des armes n'entraîne pas des
maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer » ; le
secrétaire général du Hezbollah l’avait lui-même reconnu dans son allocution du
27 août 2006 : « Si j’avais su… » ; cela vaut aussi bien
pour l’engagement de la guerre que pour le renversement d’un régime
tyrannique : il ne faut pas, dit saint Thomas d’Aquin, qu’une juste
révolte s’opère « d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est
soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du
régime tyrannique » (Somme théologique, IIa-IIae, Qu. 42, art. 2) ;
cela revient à exiger que les dommages prévisibles ne surpassent pas ceux de
cette injustice, qu’il vaudrait mieux alors subir ; ce qui implique, par
voie de conséquence,
- que les circonstances soient mûres et « que
soient réunies les conditions sérieuses de succès » ; autrement dit
que la probabilité de victoire soit
plus forte que les dommages imposés. « Ce point est
certainement l'un des plus difficiles à évaluer puisque entrant dans le cadre
du calcul des probabilités » (Michael
Walser) ; les circonstances et notamment le calendrier de
l’éclatement de l’ « Insurrection du Cèdre » (improprement
appelée « Révolution du Cèdre ») prouvent le bien-fondé de cette
condition ; si importante que fût pour les familles des victimes et pour
le pays l’assassinat de Rafic Hariri et de ses compagnons, le coût de ce
soulèvement qui a abouti au départ des Syriens, est sans commune mesure avec
les dommages qui auraient pu résulter d’un éclatement prématuré (on est
très loin de l’hypocrite calcul qui consiste, selon le dicton, à « baiser
la main qu’on ne saurait tordre ») ;
« Il faut avoir présent à l’esprit, dit
l’amiral Paul Auphan, le pacte moral informulé, mais aussi sacré qu’un serment,
qui lie tout chef militaire à ses subordonnés. Quel que soit son échelon
hiérarchique - sergent, capitaine ou général - le subordonné reçoit d’en haut
un ordre, une mission qu’il exécute de son mieux, au besoin jusqu’à la mort.
Mais, en contrepartie d’un sacrifice accepté d’avance, il sait que son chef ne
risquera sa vie [c.-à-d. la vie du subordonné], dans le plan que sa compétence
a conçu, que si le résultat le justifie, mieux : l’exige. La discipline
militaire est fondée sur cette confiance réciproque. La conséquence de cette
définition est qu’on viole aussi bien la discipline en se dérobant à un ordre
supérieur qu’en prenant soi-même, comme chef, des décisions qui feraient tuer
des subordonnés pour rien ou par une sorte de tromperie, comme il en est,
hélas, des exemples » (cf. « Weygand » in Itinéraires,
1965, N°93, p. 142).
Aussi le sacrifice du soldat n’a rien à voir avec
celui du kamikaze. Voici comment, au lendemain de l’attentat du 11 septembre
2001, le cardinal Jean-Marie Lustiger qualifiait la démarche de ce
dernier : « Oui, c’est la haine qui arme les bras et qui rend les
gens fous au point de préférer se tuer pour tuer. C’est l’inverse des martyrs.
Le martyr donne sa vie pour sauver des vies. Le fou, suicidaire, le kamikaze,
se tue pour tuer. »
La légitime défense - et c’est un pléonasme - contre
une agression injuste ne dispense nullement d’une telle appréciation qui appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la
charge du bien commun.
La réponse à une agression injuste est donc un
devoir. Car le joug de l’occupation pourrait être plus insupportable que les
horreurs de la guerre. N’est-ce pas alors la pire des lâchetés que de se
laisser faire ? La charité à l’égard des plus faibles ne commande-t-elle
pas de les défendre contre l’injustice et de les arracher aux griffes de
l’ennemi ? Cependant cette approche situe la légitimité de la guerre sur le
plan de la finalité. Cela ne signifie nullement qu’il faille vaincre à
tout prix et par tous les moyens. L’obligation de recourir à la force ne
dispense pas de l’obligation de considérer la légitimité de la guerre au plan
des moyens. Sont-ils tous permis ?
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