vendredi 9 janvier 2015

Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (II)


Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (II)
L’Orient-Le Jour
Samedi 11-Dimanche 12 février 2012 N°13378

II La guerre juste (1re partie)

Le christianisme a beau ne pas être une religion de pacifistes, il n’en exige pas moins des conditions très strictes pour autoriser le recours à la guerre. Saint Thomas d’Aquin définit la guerre légitime par trois critères cumulatifs : l’autorité du Prince, la cause juste et l’intention droite.

A) L’autorité du prince. Le premier de ces critères tient à l’autorité qualifiée pour déclarer la guerre : l’autorité du prince. Aujourd’hui on dirait l’Etat souverain. Ce qui excluait, hier, les guerres privées féodales et les razzias entre tribus arabes et exclurait, aujourd’hui, guérillas, « gouvernements clandestins ou […] noyaux de conspirateurs en exil » (Auphan). Une question incidente se pose à propos des milices au sens libanais, dans la mesure où elles ne sont une émanation ni directe ni indirecte de l’Etat. Il me semble opportun de faire ici une distinction entre les milices qui, dans un pays à structure pluraliste, où la guerre civile tourne très vite à la guerre entre nations, visent à suppléer à la défaillance et à la désagrégation de l’Etat et celles qui font sciemment et systématiquement obstruction à son édification.

C’est l’ordre naturel, écrit saint Augustin, qui demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes. Il s’ensuit, ajoutent les commentateurs contemporains de saint Thomas, que si cette autorité souveraine passait à un niveau plus élevé s’étendant à d’autres nations, la décision de guerre relèverait de ce dernier. On pense notamment au développement de la communauté internationale et son organisation au sein d’un Conseil de sécurité. A condition toutefois que l’autorité publique souveraine : prince, roi, président de la République, Conseil de Sécurité, soit toujours liée au bien commun, et évite de sombrer dans la tyrannie et l’arbitraire, sous peine de justifier alors une légitime révolte (Somme, IIa-IIae, qu. 42). Sous réserve que les deux autres conditions soient réunies, à savoir :

B) La cause juste. Le deuxième critère énoncé par saint Thomas consiste en une cause juste. « Il est requis, écrit le théologien, que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute ». Il explique son propos par cette citation de saint Augustin : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence. » Saint Thomas d’Aquin n’acceptera pas que l’Empereur et les rois tiennent leur puissance du sacre ni du bon vouloir de l’Eglise. Leur autorité existe de par le seul droit naturel. Suivant la doctrine d’Aristote, saint Thomas considère la souveraineté, la domination politique, la sujétion, la hiérarchie, comme conformes au plan de la nature et non plus comme un simple remède historique aux péchés des hommes. L’homme est animal politique, naturellement destiné à vivre sous une hiérarchie et dans un groupe organisé. Par conséquent l’ordre politique ne ressortit pas à l’ordre de la grâce (Somme, IIa IIae, qu. 10, art. 10). Saint Thomas enseigne l’existence de la souveraineté au bénéfice des infidèles. Il est arrivé dans l’histoire que des princes infidèles aient détenu un « dominium » sur des chrétiens ; l’avènement du christianisme ne les en a pas dépossédés (Villey, « La Politique de saint Thomas » in Dictionnaire des grandes œuvres politiques). L’origine surnaturelle comme justification théorique des souverainetés ôtée, c’est toute la conception sacrale de la monarchie de droit divin qui devenait caduque ; et la « hiérocratie » médiévale condamnée au déclin.

Dans son message de Noël 1948, où d’ailleurs il fait définitivement justice du pacifisme, Pie XII énonce le principe général : « La volonté chrétienne de paix, avertit le Pape, est d’une autre trempe qu’un simple sentiment d’impressionnabilité qui ne détesterait la guerre qu’à cause de ses horreurs et pas aussi à cause de son injustice ». Et d’ajouter qu’« un peuple menacé ou déjà victime d’une injuste agression, s’il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence passive ». Sous peine d’être taxé de lâcheté, « la volonté chrétienne de paix », en cas d’ « injuste agression »,  se doit donc de réagir et de se défendre.

S’il faut détester la guerre, si néanmoins il faut la faire, ce n’est pas tant pour la paix, aussi désirable soit-elle, que pour des motifs de justice. La paix n’est pas la fin ultime. « La fin de la paix, précise encore Pie XII, est de bien protéger les biens de l’humanité en tant que biens du Créateur. Or, parmi ces biens il en est de telle importance pour la communauté humaine que leur défense contre une agression injuste est, sans nul doute, pleinement justifiée. » Vatican II répétera que « la paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une œuvre de justice » (Gaudium et Spes, § 78, al. 1). Comme quoi sans justice, il n’y a pas de paix véritable.

On peut rattacher à cette condition générale de « cause juste » un certain nombre d’exigences préalables, dont la satisfaction est requise avant tout recours à la force et prévus dans le Compendium de la Doctrine Sociale de l'Eglise (DES, numéros 497 et suiv.) :

- « que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces » ;
- « que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer » ; le secrétaire général du Hezbollah l’avait lui-même reconnu dans son allocution du 27 août 2006 : « Si j’avais su… » ; cela vaut aussi bien pour l’engagement de la guerre que pour le renversement d’un régime tyrannique : il ne faut pas, dit saint Thomas d’Aquin, qu’une juste révolte s’opère « d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du régime tyrannique » (Somme théologique, IIa-IIae, Qu. 42, art. 2) ; cela revient à exiger que les dommages prévisibles ne surpassent pas ceux de cette injustice, qu’il vaudrait mieux alors subir ; ce qui implique, par voie de conséquence,
- que les circonstances soient mûres et « que soient réunies les conditions sérieuses de succès » ; autrement dit que la probabilité de victoire soit plus forte que les dommages imposés. « Ce point est certainement l'un des plus difficiles à évaluer puisque entrant dans le cadre du calcul des probabilités » (Michael Walser) ; les circonstances et notamment le calendrier de l’éclatement de l’ « Insurrection du Cèdre » (improprement appelée « Révolution du Cèdre ») prouvent le bien-fondé de cette condition ; si importante que fût pour les familles des victimes et pour le pays l’assassinat de Rafic Hariri et de ses compagnons, le coût de ce soulèvement qui a abouti au départ des Syriens, est sans commune mesure avec les dommages qui auraient pu résulter d’un éclatement prématuré (on est très loin de l’hypocrite calcul qui consiste, selon le dicton, à « baiser la main qu’on ne saurait tordre ») ;

« Il faut avoir présent à l’esprit, dit l’amiral Paul Auphan, le pacte moral informulé, mais aussi sacré qu’un serment, qui lie tout chef militaire à ses subordonnés. Quel que soit son échelon hiérarchique - sergent, capitaine ou général - le subordonné reçoit d’en haut un ordre, une mission qu’il exécute de son mieux, au besoin jusqu’à la mort. Mais, en contrepartie d’un sacrifice accepté d’avance, il sait que son chef ne risquera sa vie [c.-à-d. la vie du subordonné], dans le plan que sa compétence a conçu, que si le résultat le justifie, mieux : l’exige. La discipline militaire est fondée sur cette confiance réciproque. La conséquence de cette définition est qu’on viole aussi bien la discipline en se dérobant à un ordre supérieur qu’en prenant soi-même, comme chef, des décisions qui feraient tuer des subordonnés pour rien ou par une sorte de tromperie, comme il en est, hélas, des exemples » (cf. « Weygand » in Itinéraires, 1965, N°93, p. 142).

Aussi le sacrifice du soldat n’a rien à voir avec celui du kamikaze. Voici comment, au lendemain de l’attentat du 11 septembre 2001, le cardinal Jean-Marie Lustiger qualifiait la démarche de ce dernier : « Oui, c’est la haine qui arme les bras et qui rend les gens fous au point de préférer se tuer pour tuer. C’est l’inverse des martyrs. Le martyr donne sa vie pour sauver des vies. Le fou, suicidaire, le kamikaze, se tue pour tuer. »

La légitime défense - et c’est un pléonasme - contre une agression injuste ne dispense nullement d’une telle appréciation qui appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun.

La réponse à une agression injuste est donc un devoir. Car le joug de l’occupation pourrait être plus insupportable que les horreurs de la guerre. N’est-ce pas alors la pire des lâchetés que de se laisser faire ? La charité à l’égard des plus faibles ne commande-t-elle pas de les défendre contre l’injustice et de les arracher aux griffes de l’ennemi ? Cependant cette approche situe la légitimité de la guerre sur le plan de la finalité. Cela ne signifie nullement qu’il faille vaincre à tout prix et par tous les moyens. L’obligation de recourir à la force ne dispense pas de l’obligation de considérer la légitimité de la guerre au plan des moyens. Sont-ils tous permis ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire