vendredi 9 janvier 2015

Le confessionnalisme, ou, l’histoire d’un double mythe (I)

Le confessionnalisme, ou, l’histoire d’un double mythe (I)

L’Orient-Le Jour

Mardi 15 décembre 2009 N°12742

 

Dans une initiative pour le moins intempestive, et au moment où on s’y attendait le moins, Nabih Berri est revenu à son vieux cheval de bataille pour réclamer la création du Haut conseil national pour l’abolition du confessionnalisme politique prévu par les accords de Taëf. Il va jusqu’à déclarer non sans une certaine grandiloquence, qu’il y va de la survie même du Liban. La réplique lui est aussitôt venue du Patriarche Sfeir depuis les salons de l’aéroport, le jour de son départ pour Rome et à son retour de Rome : « Que nous sert, a-t-il dit, d’éradiquer le confessionnalisme des textes de lois, s’il n’est d’abord éradiqué des esprits ? » Depuis, loin de s’apaiser, la polémique enfle entre partisans et adversaires du confessionnalisme, dont le discours trahit autant d’arrière-pensées qu’une confusion du langage.

 

Marchandage ou marché de dupes ?

 

Il est probable que sans l’influence d’une idéologie de gauche depuis longtemps à l’œuvre au Liban, et s’employant à combattre le « confessionnalisme politique » au nom de la séparation de la religion et de l’Etat, les insuffisances, voire les abus de ce système n’auraient pu justifier à eux seuls la défiance à son égard de ceux-là mêmes pour qui il a été conçu : les chrétiens. Avec des arrière-pensées certaines, une classe politique musulmane acoquinée avec la gauche mais qui en réalité se sent lésée par un système qui fait la part trop belle aux chrétiens, s’empare du combat contre cette « anomalie d’arrière garde » et s’en sert comme d’un véritable repoussoir. Chiche ! répondent les chrétiens qui, flairant le mauvais coup, posent invariablement comme condition - qu’ils croient rédhibitoires aux yeux des musulmans - l’absolue nécessité d’abolir simultanément le « confessionnalisme » tout court en faveur d’une « laïcisation globale », dite encore « intégrale » ou « universelle ». Ainsi au mythe d’un « confessionnalisme politique » prétendument incompatible avec la laïcité, est venu lui faire pendant un second mythe qui n’est pas moins trompeur que le premier, qui consiste à désigner par « confessionnalisme » le système libanais octroyant aux communautés la double compétence législative et judiciaire en matière de statut personnel. Si les mythes sont réputés avoir la vie dure, c’est parce qu’ils sont reçus sans contredit. Une croyance aussi répandue, ça ne se discute pas, on l’accepte telle quelle.

 

Confessionnalisme et confessionnalisme politique

 

A en croire le Nouveau Petit Robert de la langue française de 2009, le mot « confessionnalisme », demeuré absent du grand Robert en 7 volumes de 1960, ne fait son entrée dans le dictionnaire, qu’en 1984 et son ancêtre, l’adjectif « confessionnel », en 1863. Le Petit Larousse illustré de 2007 en donne la définition suivante : « Système politique du Liban qui répartissait entre les diverses confessions (maronites, sunnites, chiites, druzes, orthodoxes...) les sièges au Parlement et les postes dans les grandes fonctions publiques. » Le « confessionnalisme » semble donc associé au système politique libanais selon le Larousse, qui donnerait à croire que la juxtaposition du qualificatif « politique » serait absolument redondante. Le mot « confessionnalisme » y apparaît donc avec un sens restrictif : ce qu’un usage impropre au Liban entend par « confessionnalisme politique ». Aucune allusion par contre au sens dérivé que lui prête ce même usage, d’une autonomie législative et judiciaire des communautés en matière de statut personnel. Si le mot « confessionnalisme » pouvait revêtir cette dernière acception, on ne s’expliquerait pas son apparition tardive dans le dictionnaire. Car de très bonne heure l’Islam concéda aux dhimmis (tributaires), c’est-à-dire aux chrétiens et aux juifs, l’usage de leurs lois et coutumes en matière de statut personnel. Une telle situation n’avait au demeurant rien de singulier dans le cadre d’un empire. Elle prévalait déjà dans l’empire romain qui reconnut à côté du jus civile dont le bénéfice était réservé aux citoyens romains, l’existence d’un jus gentium : droit commun des nations, ouvrant aux pérégrins (les étrangers) certains actes, dits « du droit des gens », tels que la vente, le louage et la société. Les peuplades conquises se voyaient, elles, reconnaître l’usage de leurs lois personnelles. Un peu comme si le droit libanais comportait à côté d’un droit commun à tous les Libanais, des droits propres aux communautés. L’analogie avec le droit romain classique, difficilement niable sous ce rapport, est tout à l’honneur de notre droit et un témoignage rendu à nos institutions.

 

Un simulacre de laïcisme

 

Le partage du pouvoir politique selon des quotas confessionnels n’est pas plus contraire à la laïcité que l’autonomie des communautés en matière de statut personnel n’est une ingérence indue du spirituel dans le temporel. L’abolition du « confessionnalisme politique » et la « laïcisation intégrale » ne sont qu’un simulacre de la « saine et légitime laïcité » dont parle l’Eglise. On aurait pu assimiler le « confessionnalisme politique » à un cléricalisme si nos gouvernants avaient été investis de leurs pouvoirs par les autorités religieuses comme dans le sacre des rois, ou dépendaient de leur bon vouloir. Ou que les lois votées par notre législateur étaient directement inspirées de la Bible ou de la chari’a. Ce qui n’est pas le cas et il ne viendrait à l’esprit de personne d’en disconvenir. Nos gouvernants tiennent leur légitimité d’un pacte national d’abord non écrit puis codifié, qui a été obtenue de haute lutte, pour ce qui est des communautés non musulmanes, avec l’appui de protecteurs étrangers. Pour les anciens sujets non musulmans de l’empire ottoman, le « confessionnalisme politique » est donc le fruit d’une conquête historique les rétablissant dans les droits politiques dont ils furent longtemps privés du fait de la dhimmitude corrélative à leur condition d’étrangers à la communauté islamique (la Oumma) sous la chari’a. Quant à la législation libanaise, hormis les dispositions ayant trait au statut personnel, elle est tout ce qu’il y a de plus laïque, inspirée d’ailleurs pour une grande part du droit français, peu suspect d’interférence sacrale.

 

Fondement de la laïcité de l’Etat

 

Que penser en revanche du domaine réservé des lois communautaires ? N’est-ce pas là à proprement parler une entorse à la laïcité du droit et de la politique ? Nous connaissons tous la sentence du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». « Qui m’a établi pour être juge de vos héritages ? » (Luc, XII, 14), dit-Il par ailleurs, à deux frères venus lui demander une consultation juridique. La doctrine de l’Eglise a toujours été très ferme sur la distinction du domaine politique (temporel) et du domaine religieux (spirituel). Elle se fonde sur la loi naturelle « inscrite dans le cœur de chacun ». Dans le monde des « partages » où le rôle du législateur est limité à la poursuite du bien temporel, du bien terrestre (terrenum), suffisent en principe nos moyens seulement « naturels ». Saint Thomas d’Aquin a l’audace d’affirmer à mainte reprise et sans ambiguïté que les principes moraux du Décalogue sont ceux de la loi naturelle et n’hésite pas à nous inviter à les puiser aux sources communes de la connaissance « naturelle » ; car ce sont des principes généraux, universels, communs à tous communia (S. théol. qu. 99 art. 4). En ces points la Révélation ne nous a rien découvert de plus que ce que la pensée païenne avait à l’avance saisi par ses moyens propres. Sur les choses civiles ou temporelles, observe le Cardinal Charles Journet, l’Eglise n’a dès lors aucune juridiction. Aussi l’application au mariage de lois tirées de la Bible ne serait-elle pas le résultat d’une confusion du spirituel et du temporel, d’un brouillage des plans ?

 

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