vendredi 9 janvier 2015

Les vrais ressorts de la politique pénale (II)


En marge du Congrès mondial contre la peine de mort à Genève
Les vrais ressorts de la politique pénale (II)
L’Orient-Le Jour
Mercredi 10 mars 2010 N°12808

II- La conception classique du châtiment


D’une philosophie de la justice dépendait également la notion classique de peine. Pour bien situer ce concept dans la doctrine classique du juste, l’id quod justum est, il faut commencer par définir ce que les Anciens entendaient par le mot jus que l’on a rendu en français par le mot droit. Nous retiendrons plus particulièrement la conception aristotélicienne en raison de l’influence considérable qu’elle a exercé sur le droit romain classique et sur le monde chrétien. Nous ne comprendrons pas le premier mot à la philosophie moderne si nous ignorons qu’elle est d’abord un total retournement de la philosophie aristotélicienne, une véritable mutation de l’intelligence humaine. Kant était conscient d’avoir opéré en philosophie une révolution copernicienne. Inaugurée par l’ontologie dualiste de Descartes, divisant le monde en deux catégories de « substances » : la matière inerte (ou le monde des corps) et le monde de l’esprit, elle est intronisée par la Raison kantienne qui exalte le pouvoir de l’esprit humain (siège de l’idéal). Mais les racines de cette via moderna se trouvent dans le nominalisme de Guillaume d’Occam (théologien franciscain du XIVe siècle) pour qui ne sont données dans la nature qu’une poussière d’atomes et de faits individuels. Les relations entre ces faits, dont sont formées les lois scientifiques, sont le produit et l’invention de l’esprit humain.

Au lieu de quoi, partant d’une observation intégrale de la nature, la philosophie classique, la via antiqua, postulait que l’univers était naturellement ordonné, œuvre d’une intelligence supérieure, et que l’ordre naturel ne comporte pas que des êtres singuliers (atomes ou individus), mais que ces « substances premières » étaient naturellement ordonnées en genres et en espèces (l’animal, l’homme et l’ensemble des universaux) ayant aussi leur réalité, qu’Aristote nomme les « substances secondes » ; et surtout que l’ensemble de ces êtres étaient liés entre eux par des relations tout aussi naturelles. Aux dires de Francis Jacques, les Grecs auraient pu reconnaître un primat de la relation. Il est tout à fait gratuit, observe Villey, de supposer l’homme naturellement anarchique. Les sociétés et les rapports d’affaire et de voisinage sont spontanément venus à l’être sans avoir eu besoin d’être élaborés par des « théoriciens en chambre ». Le législateur ou le juriste vont abstraire une « norme » à partir de l’observation et de l’analyse des meilleurs modèles existants de Constitutions et de groupes sociaux, des meilleurs modèles existants de rapports d’affaires ou de voisinage, et, parmi toutes les sentences existantes, des meilleures solutions jurisprudentielles qui vont servir d’autant de précédents.

Le droit apparaît ainsi non pas comme une substance mais comme un être relationnel, une valeur d’ensemble, un rapport, dit Aristote, impliquant au moins quatre termes : les personnes qui sont deux, et les choses, également au nombre de deux (Ethique à Nicomaque, V, 6). En un sens majeur, le jus se définit comme la juste proportion de biens et de charges répartis entre personnes d’un groupe. Il se subdivise en deux sorte d’opérations :

a) Une première espèce a lieu dans les distributions, d’où les scolastiques ont tiré la « justice distributive », et qui consiste en une proportion entre la quantité de choses ou de fonctions partagées et les qualités diverses des attributaires.

b) Une seconde espèce de droit s’exerce dans les échanges, dits en grec sunallagmata, et en latin commutationes, qui sont des transmutations de valeurs de patrimoine à patrimoine. Les échanges englobent aussi bien les échanges involontaires « akousia » : un délit et sa rétribution, que les échanges contractuels dits volontaires « ekousia » (Ethique à Nicomaque, V, 5). Dans cette catégorie d’opérations, est requise non plus une proportion mais une rigoureuse équivalence des prestations : à la chose vendue qui sort du patrimoine du vendeur doit correspondre un payement d’égale valeur pour que l’équilibre soit rétabli. Les qualités des personnes sont sans influence sur le prix. Il s’agit ici, dit Aristote, d’un rapport d’égalité simple, « arithmétique ». De même faudrait-il, en cas de délit, que la peine ou la réparation pécuniaire égalât le dommage subi. Dans le système des délits privés, la peine est la satisfaction due à la victime d’un vol, d’une injure, d’un dommage injuste.

C’est le moment où intervient le droit positif. Car d’après l’analyse des philosophes grecs, on ne commence à parler de droit que lorsque les parties sont en désaccord. Mais comme ce juste rapport entre personnes et biens est latent, caché dans la nature des choses, il faut le secours de l’art juridique pour le mettre au jour. Le mot jus désigne alors en un sens dérivé le métier du jurisconsulte : l’art juridique, qui consiste à donner à chacun son dû, et qui rejoint la vieille définition de la justice selon Ulpien : « Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum unicuique tribuens », la justice est la ferme et constante disposition de la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû. Comme partout où l’art s’ajoute à la nature, le droit positif vient ainsi compléter le droit naturel par des conclusions ou des déterminations, selon qu’il s’agit de formuler ce qu’il a de vague (par la sentence du juge clôturant un procès) ou suppléer à son silence (par une loi fixant à 18 ans l’âge de vote). Telle est en somme la conception aristotélicienne du droit et de la vraie relation de complémentarité entre droit naturel et droit positif. L’Europe en a longtemps porté la marque.

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