mercredi 31 mai 2023

Euthanasie et suicide assisté. Les deux pouvoirs au regard de la « légitime et saine laïcité de l’Etat »

Euthanasie et suicide assisté

Existe-t-il des limites à l’autonomie du temporel ?

Les deux pouvoirs au regard de la « légitime et saine laïcité de l’Etat »[1]

 

Il faut appeler un chat un chat. Les périphrases émollientes n’y changeront rien, l’« aide active à mourir dans la dignité », c’est l’euthanasie et l’euthanasie est un homicide, fût-il légal. Deux propositions de loi ont été présentées à l’Assemblée nationale en 2017 et en 2021, tendant à la légaliser. Du débat sur la fin de vie, Emmanuel Macron avait fait une promesse de campagne en 2022. Trois dates à retenir : le 13 janvier de cette année, le débat a été ouvert à l’Assemblée nationale ; le 2 avril, la « Convention citoyenne sur la fin de vie », dont le lancement avait été annoncé par Macron lui-même le 13 septembre dernier, a remis au premier ministre, Mme Elisabeth Borne, ses conclusions favorables à l’« aide active à mourir » ; et le 28 mars, là où on attendait les évêques  pour rappeler les commandements de Dieu interdisant l’homicide, le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France (CEF) a pris le parti de s’exprimer comme un comité de sages ou de philosophes, en publiant, comme pour en prendre le contrepied, une déclaration émolliente sur l’« aide active à vivre ».

Dans son communiqué, le CEF s’est gardé de dénoncer l’euthanasie et le suicide assisté comme contraires aux commandements de Dieu. Au lieu de quoi il a préféré s’aventurer sur le terrain de la raison naturelle commune à tous les hommes, où le chrétien n’a aucune supériorité par rapport au non-chrétien. Se contentant de mettre en garde contre les dangers de « la facilité légale et économique de “l’aide active à mourirˮ, et de « saluer le développement encore insuffisant mais significatif des soins palliatifs », il n’a eu garde d’outrepasser les limites assignées par la laïcité républicaine aux opinions privées. Du reste eût-il été question de « déterminer » le contenu positif de la loi humaine, élément non invariable mais contingent et muable selon les circonstances, que le CEF n’eût pas été fondé à intervenir au nom de Dieu sans empiéter sur le temporel et faire une entorse à la doctrine traditionnelle de la « légitime et saine laïcité de l’Etat ». Par contre le CEF manque indéniablement à sa vocation en s’abstenant de condamner l’euthanasie comme contraire aux normes négatives « universellement valables », « qui obligent sans exception », « toujours et en toutes circonstances » « partout et en tous lieux ».

La distinction entre le spirituel et le temporel, faut-il le rappeler, a été introduite par le Christ. Aux pharisiens qui le tentaient, Jésus répondit : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt XXII, 21). Les deux sphères avaient jusque-là toujours été confondues, soit que le religieux fût absorbé par le politique soit l’inverse. La frontière entre les deux ordres n’est pas si aisée qu’elle n’ait justifié l'élaboration par l’Eglise d’une doctrine dite de la « légitime et saine laïcité de l’Etat ». Tout autre est le laïcisme républicain qui, sous couvert de « séparation de l’Eglise et de l’Etat », s’apparente davantage à la confusion des deux sphères réunies sur la tête du pouvoir politique. Le messianisme temporel d’« une démocratie sans valeurs » qui se « transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire » (Lettre enc. Centesimus annus, 46), en est l’illustration la plus éclatante.

Méconnue et battue en brèche par le laïcisme et l’inculture religieuse qui l’assimile à la « séparation » de l’Eglise et de l’Etat, le communiqué du CEF nous donne l’occasion de rappeler brièvement la doctrine catholique traditionnelle de la « légitime et saine laïcité de l’Etat ».

La notion de laïcité de l’Etat, ou du droit et de la politique, postule que chaque pouvoir est autonome dans son domaine, l’Eglise dans le spirituel ou le religieux et l’Etat dans le temporel ou le politique. Elle a pour fondement la loi naturelle qui est par définition commune à tous les hommes. Elle est d’autant plus universelle que la loi nouvelle se défend de détruire l’ordre de la nature.

Pour mieux préciser la notion de loi naturelle, il faut retourner au tableau des lois, exposé par saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique. Au sommet se trouve la loi éternelle qui est la Raison suprême existant en Dieu[2], gouvernant l’Univers par sa Providence. « Est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu, qu’il s’agisse de choses nécessaires ou de choses contingentes »[3] ; « tous les mouvements et tous les actes de la nature entière sont régis par la loi éternelle »[4].

De la loi éternelle, toutes les lois dérivent, sacrales ou naturelles, physiques, morales, biologiques, ou humaines ordonnant le droit et la politique. La loi éternelle et la loi naturelle sont essentiellement des lois non écrites. Quant aux principes généraux de ces lois supérieures auxquelles sont subordonnées les lois positives humaines, c’est à la communauté des sages et des philosophes, qui déborde la Cité, qu’il appartient de les chercher. « Ce n’est pas pour rien qu’il existe d’autres communautés que la communauté politique »[5], celle-ci n’étant pas, loin s’en faut, la communauté ultime à laquelle appartiennent les citoyens.

Pour ce qui est de la loi naturelle, comme son nom l’indique, elle est profane. Il n’est point besoin pour la découvrir d’autre chose que la raison naturelle commune aux chrétiens et aux non-chrétiens. Elle est dite naturelle ou loi de nature parce qu’elle est inscrite par le Créateur dans la structure même de la nature[6]. « Il est donc évident, dit saint Thomas d’Aquin, que la loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable »[7]. Bien qu’elle ait une portée plus large, la notion de loi naturelle, en son sens strict, s’entend de la loi morale énoncée dans le Décalogue. « La lumière de notre raison naturelle, ajoute le docteur commun, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n’était autre chose qu’une impression en nous de la lumière divine »[8]. Dans son Epître aux Romains, saint Paul explique que les païens qui « accomplissent naturellement ce que la Loi commande » montrent que la loi naturelle est « écrite dans leurs cœurs » (II, 14-15). « Et cela s'entend, dit saint Thomas d’Aquin, des prescriptions morales. Tous les préceptes moraux de la loi appartiennent donc à la loi de nature ». En matière de loi morale naturelle, « les premiers préceptes généraux de la loi de nature sont évidents pour tout être raisonnable et ne demandent aucune promulgation ». Aux actes vertueux qu’elle commande, c’est la raison naturelle, dit saint Thomas d’Aquin, qui nous dirige… « Et donc, en ce domaine, il ne fallait rien de plus que les préceptes moraux de la loi que dicte la raison ». Il s’ensuit que pour le docteur commun, il n’y a pas plusieurs mais une loi morale naturelle et une seule commune à tous les hommes.

« Car il y a dans la conduite humaine des choses si claires qu’un peu d’attention révèle aussitôt, grâce à ces principes premiers et généraux, s’il faut les approuver ou les blâmer »[9]. Ou selon d’autres traductions : « que la raison possède spontanément et sans effort »[10], Quaedam enim sunt in humanis actibus adeo explicita quod statim, cum modica consideratione, possunt approbari vel reprobari per illa communia et prima principia.

« En ces points, ajoute Michel Villey, la révélation ne nous a rien découvert de plus que ce que la pensée païenne avait à l’avance saisi par ses propres moyens. Les premiers versets de la Genèse, sur l’ordre naturel du monde, ne font rien d’autre que confirmer ce que Platon et Aristote avaient déjà dit. Si Dieu déclare donner à l’homme la domination sur les bêtes, les plantes, la matière, les Stoïciens avaient-ils enseigné autre chose ? Et même avant ces philosophes quel sauvage ou quel paysan ne s’en était lui-même aperçu ! L’homicide, le vol, l’adultère comme ils le furent sur le Sinaï, sont condamnés par tous les peuples, chez les Chinois, chez les Zoulous, chez les Esquimaux »[11]. Le philosophe du droit ajoute : « L’affirmation fondamentale de la théologie thomiste, c’est la compétence essentielle de la raison profane […] à connaître l’ordre temporel »[12]. Le Décalogue serait-il pour cela inutile ? D’où vient que des vérités pourtant accessibles à la raison, étant du domaine du temporel et de l’ordre naturel, font également l’objet d’une révélation divine[13], dérogeant par là-même au principe de la laïcité ? Nous verrons plus bas les explications de saint Thomas au sujet de ces vérités communes simultanément connues par la raison et la foi.

Le docteur angélique va plus loin et montre une certaine audace, qui ne manque pas de choquer, note Villey, dans son insistance à démontrer la convenance avec le droit romain, des préceptes judiciaux, praecepta judicialia de la loi ancienne – « évacués », evacuata, et leur force juridique abrogée depuis l’avènement du Christ[14] -, et qui disaient le juste pour le peuple juif « selon qu’il convenait à son état »[15] ; il va même jusqu’à justifier le texte divin à l’aune de la raison humaine, « persuadé que le droit profane découvert rationnellement par l’observation de la nature, ne peut aucunement contredire le droit religieux »[16]. Ainsi s’efforce-t-il de « prouver que les lois romaines (sur lesquelles il ne manquait pas d’une assez large information), rencontraient celles de l’Ecriture sainte, et que l’interdiction du divorce, la monogamie, la prohibition de l’usure, tout cela peut être démontré et qu’au reste les philosophes l’avaient aperçu »[17]. « Maint précepte particulier de l’Ancienne Loi rencontre, recouvre le droit romain »[18].

En tant que telle, la loi naturelle n’est pas une loi écrite, mise en formule. Plutôt indistincte ou informulée, il convient donc de la mettre en œuvre, de la remplir d’un contenu propre. Ce à quoi s’attelle la loi humaine, œuvre du législateur qui intervient pour l’expliciter ou la compléter. La science n’accédant qu’au général et point aux faits singuliers où se meut la pratique, la tâche revient donc à la prudence des hommes d’action, c’est-à-dire au législateur, prudentia legispositiva[19], de doter la cité de ses lois, lesquelles doivent toujours être adaptées aux contingences historiques, loco tempore convenientes[20].

Etant commune aux hommes, l’Eglise n’a aucun titre à interférer dans le temporel. Si bien que leur baptême ne donnerait aucune supériorité aux chrétiens, comme dirait Villey. Et qu’aux évêques qui s’aviseraient de dicter à l’Etat le contenu des lois, les anticléricaux seraient fondés à faire crime de s’immiscer dans le temporel. Cela est d’autant plus vrai en matière de judicialia, les préceptes judiciaux relatifs au droit (public ou privé) et à la politique. Car les déterminations de la loi humaine y relatives sont laissées au jugement des hommes, sed relinquuntur arbitrio humano : « Homme, qui m’a établi pour être votre juge, ou pour faire vos partages ? » répond le Christ à celui qui le priait de raisonner son frère (Lc 12, 14). Sous réserve, toutefois, qu’elles ne violent pas la loi naturelle. Car si la théologie n’a pas pour office de déterminer la Politique ni le droit, en revanche, souligne Michel Villey qui en appelle à saint Thomas, « elle en juge. Elle opère un tri », exerce un droit de haute surveillance sur le législateur en lui traçant des limites. « Les lois divines, poursuit le philosophe du droit, sans empiéter sur l’office de notre raison, sont un garde-fou »[21] et comportent pour le droit des « enseignements négatifs »[22].

Citant saint Augustin, saint Thomas répète qu’« une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas être une loi ». Il n’est jamais permis d’observer « les lois tyranniques qui poussent à l’idolâtrie ou à toute autre chose en contradiction avec la loi divine », objecte saint Thomas, « car, “il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommesˮ », avant d’ajouter qu’« aucune autorité humaine ne prévaut »  contre le commandement de Dieu.

Aussi, pour être authentique, convient-il que les lois humaines puisent, par le canal de la loi naturelle, à la loi éternelle. La loi humaine étant une explicitation de la loi naturelle, quand elle est informulée, ou une détermination de son contenu, quand elle est indistincte, doit être en consonance avec la loi éternelle. Provenant de la même source, il est nécessaire qu’elles le soient. « La loi humaine a valeur de loi, dit saint Thomas d’Aquin dans la mesure où elle est conforme à la raison droite : sous cet aspect, il est manifeste qu’elle dérive de la loi éternelle »[23]. « La grâce ne détruit pas plus le droit humain que l’ordre de la nature dont il est le complément »[24], jus autem divinum quod est ex gratia non tollit jus humanum quod est ex naturali ratione. Aussi l’Eglise se doit-elle d’intervenir pour condamner les lois humaines édictant les judicialia, pourtant laissées à l’initiative des hommes, chaque fois qu’elles sont contraires à la nature des choses et à l’ordre naturel. Car le bien commun temporel, objet de la politique, n’étant pas la fin ultime de l’homme, doit être conforme au bien commun universel qui est la fin ultime de l’homme.

Cette restriction touche les judicialia : « Saint Thomas, commente Michel Villey, tient à souligner la fonction providentielle des institutions juridiques : Tout droit a pour office lointain de nous ramener à Dieu – et leur origine divine : tout droit, s’il mérite ce nom, dérive de la loi éternelle, c’est-à-dire de la Raison divine, à nous inconnue, mais qui préside à toute l’histoire »[25]. « Avec la tradition chrétienne, [saint Thomas d’Aquin] maintient que le droit n’est autre que le plan de Dieu sur la création, et lui donne pour loi suprême la “loi éternelleˮ, c’est-à-dire la raison de Dieu »[26]. Bien que les lois ordonnant le droit et la politique soient « laissées à l’arbitre de l’homme », elles ne peuvent contredire la loi éternelle : « La cause temporelle que nous défendons est dans la relation la plus étroite avec le bien sacré des âmes. Car précisément parce que le bien commun de la cité terrestre n’est pas la fin ultime de l’être humain, il est essentiel à ce bien commun d’être orienté vers une fin plus haute »[27]. « D’autre part, - et ceci concerne la fin de la vie politique, - si la perfection terrestre et temporelle de l’animal raisonnable a son point de réalisation dans la cité, meilleure en soi que l’individu, cependant, de par son essence même, la cité est tenue d’assurer à ses membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie proprement humaine, et de ne poursuivre le bien temporel qui est son objet immédiat qu’en respectant la subordination essentielle de celui-ci au bien spirituel et éternel, auquel chaque personne humaine est ordonnée ; (…) »[28].

Aussi l’autonomie de l’Etat dans son ordre n’est-elle pas illimitée. Toutes les fois que le bien des âmes est en jeu, l’Eglise a le pouvoir et même le devoir d’intervenir. Cela qui est vrai en matière de préceptes judiciaux, judicialia, l’est d’autant plus en matière de préceptes moraux, la loi morale naturelle étant l’une des quatre connaissances nécessaires au salut. Et c’est à ce titre qu’elle fait partie de ces vérités de l’ordre naturel et temporel – « vérités communes » évoquées plus haut, simultanément connues par la foi et la raison - qui, en effet, « bien qu’elles se trouvent au même moment accessibles à la raison »[29], vont faire l’objet de la révélation et promulguée par Dieu sur le Sinaï.

D’une part à la suite du premier péché, la raison blessée est devenue faillible et précaire et le jugement des hommes s’est obscurci « sous une profusion de péchés » (qu. 98, art. 6) tels que l’égoïsme, l’orgueil, la concupiscence. Comprenons bien de quoi il s’agit lorsque l’on parle d’obscurcissement : il ne s’agit plus de ce dont témoigne le poète latin Ovide : « Je vois le bien et je l’approuve et c’est au mal que je suis entraîné », video meliora proboque, deteriora sequor ; ce dont saint Paul fait la constatation : « Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » (Rom., VII, 19). C’est un total retournement de l’échelle des valeurs, une inversion sens dessus dessous de la morale traditionnelle : l’avortement se trouve consacré par la loi, l’« obscurantisme » incarné dans l’« homophobie », dame ! (cf. Marianne dans son édition numérique du 15 mai 2023)[30]. Quant à l’homophilie, elle est promue dans les institutions, dans le paysage médiatique et audio-visuel, dans le monde des spectacles et s’insinue jusques dans certains rangs du clergé catholique, notamment en Belgique et en Allemagne.

D'autre part, « l’habitude du péché » étouffe « la voix de la loi naturelle » (ibid.), c’est sur cette note de bon sens que conclut Paul Bourget son Démon de midi : « Voyez-vous, monsieur le vicaire […], c’est qu’il faut vivre comme on pense, sinon, tôt ou tard, on finit par penser comme on a vécu » ; tandis que l’orgueil de posséder la science entretient l’idée « que la raison naturelle [suffit] au salut de l’homme » (qu. 98, art. 6). De là vient que la promulgation de la loi divine devient opportune. Que ce soit encore plus vrai aujourd’hui que du temps de Moïse, le spectacle que le monde politique, audiovisuel et du showbiz déroule toute honte bue sous nos yeux, ne laisse aucune place au doute. N’est-il pas vrai, par exemple, que sa « qualité d’homme relativement cultivé, mais surtout sa situation d’arbitre impartial [...] tient [le juriste] à l’abri de ces égarements ; et pourtant, observe Villey, ne voit-on jamais que le législateur ou le juge ait l’intelligence égarée par l’intérêt de classe ou par quelque passion mauvaise ? »[31], ou par un parti-pris idéologique ? N’est-il pas vrai que l’esprit des enfants est tourneboulé sous l’effet du bourrage de crânes et du lavage de cerveaux dont ils font l’objet depuis que l’Etat, farouchement opposé à toute soustraction de l’école à son emprise, confisque aux parents l’éducation de leurs enfants et étend sa « mainmise […] sur la “recherche scientifiqueˮ et sur la “cultureˮ qui fait le totalitarisme »[32], au lieu que « l’Université médiévale [était] une institution d’Eglise » ?

Sans compter enfin que si les préceptes du Décalogue sont accessibles à la lumière de la raison naturelle, toutefois cette possibilité est plus théorique que réelle, plus en puissance qu’en acte, requérant un travail philosophique digne d’un Aristote que tout le monde ne peut se vanter d’être. « Car une connaissance de Dieu, dit saint Thomas, [et de ses lois], obtenue par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps, et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs »[33].

Dans les temps de chrétienté, où la société professait collectivement la foi chrétienne, il pouvait arriver que le droit séculier cédât devant le droit ecclésiastique parce que toute la vie temporelle est ordonnée au spirituel[34]. « Ainsi, remarque Villey, pour que l’esclave participe au culte, se rende à la messe du dimanche, ou que son mariage soit à l’image de l’union du Christ et de l’Eglise, il fallut au nom de l’Evangile [...] remanier le droit de l’esclavage »[35].

Mais depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’Eglise est réduite à procéder par condamnations. Ainsi le communisme n’a pas attendu Pie XI pour être déclaré « intrinsèquement pervers ». Au nom des préceptes moraux négatifs, il avait déjà été condamné en 1846 par Pie IX dans son encyclique Qui pluribus (sur les principales erreurs du temps), puis en 1878 par Léon XIII dans sa lettre encyclique Quod apostolici muneris, sur les erreurs modernes. Michel Villey se risque à ajouter qu’ils [les préceptes négatifs] « feraient condamner un régime où nulle place ne serait faite à quelque propriété privée, à quelque puissance paternelle »[36].

C’est un effroyable signe des temps que l’amoralisme dominant. Des générations entières de jeunes diplômés, jusques parmi les chrétiens, orgueilleux de leur savoir - mais d’un savoir totalement disproportionné au niveau de leur connaissances morales et religieuses -, condescendants et impatients d’en remontrer à leurs aînés, ayant été endoctrinés et dûment formatés par l’Education nationale, ne sont plus capables d’entendre ce dont le « vulgaire », ou « le premier venu », « fût-il sans instruction », « reconnaît aisément le bien-fondé », « rationem statim quilibet etiam popularis potest de facili videre »[37], « spontanément », « d’une simple considération », modica consideratione[38]. Nous sommes, à l’exemple de Lot, « affligés par la conduite de ces gens effrénés dans la débauche » et revendiquant leurs déviations aussi « fièrement » que si elles constituaient la norme ; affligés par la bienveillance des autres, convaincus les uns autant que les autres que c’est l’affaire de chacun de se donner à soi-même sa propre loi.

Carlos HAGE CHAHINE



[1] Cette notion a été énoncée par le pape Pie XII. C’était en 1958 dans son Allocution à la colonie des marches à Rome. « Il y a des gens, en Italie, qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n'était pas un des commandements de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Eglise, de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Eglise ».

[2] Somme théologique, Ia-IIae, qu. 93, art. 1.

[3] Op. cit., art. 4, conclusion.

[4] Ibid., art. 5.

[5] Michel Villey, La Politique de saint Thomas, in Dictionnaire des grandes œuvres politiques, 1986, p. 812.

[6] « Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis à la divine Providence, sont réglés et mesurés par la Loi Eternelle, […], il apparaît avec évidence que ces êtres participent en quelque façon à la Loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres » (Somme théologique, Ia-IIae, qu. 91, art. 2).

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Somme Théologique, Ia-IIae, qu. 100, art. 1.

[10] Villey, Une enquête sur la nature des doctrines sociales chrétiennes, in Archives de philosophie du droit, extrait, Sirey, 1960, p. 57.

[11] Ibid., p. 57.

[12] Ibid., p. 58.

[13] Ibid., p. 50.

[14] Villey, Questions de saint Thomas d’Aquin, puf, 1987, p. 102.

[15] Somme théologique, Ia-IIae, qu. 104, art. art. 3, Ad. 3.

[16] Villey, Leçons de la philosophie du droit, Dalloz, 1962, p. 44, 45 ; Une enquête, p. 57.

[17] Villey, Leçons, pp. 44-45.

[18] Villey, Une enquête, p. 57.

[19] Somme théologique, IIa-IIae, qu. 50, art. II.

[20] Op. cit., Ia-IIae, qu. 95, art. 3.

[21] Villey, Questions…, p. 106.

[22] Villey, Une enquête… pp. 51-52.

[23] Somme théologique, Ia-IIae, qu. 93, art.3, solutions : 2.

[24] Villey, La politique de saint Thomas, p. 814.

[25] Villey, Une enquête…, p. 48.

[26] Villey, Leçons…, p. 44.

[27] Jacques Maritain, De la justice politique, Paris, Plon, 1940, pp. 21-22.

[28] Maritain, Trois réformateurs, p. 33.

[29] Villey, Une enquête… p. 50.

[30] « Comment admettre, se récrie Jean Madiran, qu’il serait obligatoire, ou même simplement recommandable, de n’avoir aucune aversion pour une tendance aussi contraire à l’ordre naturel que l’homosexualité ; de n’apercevoir ou de ne redouter aucun péril social, et d’abord familial, dans l’idéologie qui veut promouvoir et institutionnaliser l’homosexualité par le droit au mariage et à l’adoption d’enfants ; et de ne ressentir aucun scandale épouvanté devant l’“information sexuelle” de l’école publique qui, sous le prétexte présenté comme purement hygiénique d’expliquer l’usage du préservatif, initie les enfants à toutes les pratiques sexuelles sans aucune discrimination morale entre celles qui sont homosexuelles, hétérosexuelles, ou perverses dans les deux cas (sodomie) » (Une civilisation blessée au cœur, 2004, Editions Sainte Madeleine, p. 47).

[31] Villey, Une enquête…, p. 57.

[32] Villey, La politique de saint Thomas, p. 812.

[33] Somme théologique, Ia, qu. I, art. 1.

[34] Villey, Une enquête, p. 50.

[35] Ibid., pp. 49-50 ; Somme théologique, suppl. 52 ; Ia-IIae, qu. 105, art. 4.

[36] Villey, Une enquête…, p. 56.

[37] Somme théologique, Ia-IIae, qu. 100, art. 11.

[38] Ibid., qu. 100, art. 1.