Liban
Patrie définitive ou éternelle ?
L’Orient-Le Jour
Vendredi 16
septembre 2011
Face aux appels répétés et pour le moins inquiétants
du patriarche maronite Mgr Béchara Raï à l’amendement de l’accord de Taëf, dans
les conditions défavorables que l’on sait, le seul facteur rassurant est venu
du discours du mufti de la République le jour de la fête du Fitr :
« Le caractère définitif de l’entité libanaise, comme patrie unique pour
tous ses fils, n’est pas négociable, a-t-il dit ». Encore que ce n’est pas
rien, cette proclamation énoncée dans Taëf, et conforme, semble-t-il, aux vues
de l’imam Moussa Sadr, reprise et confirmée ces derniers jours par un ténor du
chiisme politique tel que Nabih Berri, encore, dis-je, que ce n’est pas rien,
ce n’est pas tout. L’affirmation de la vocation du Liban à être une patrie
définitive n’est pas un gage de sa destinée éternelle.
Il importe au plus haut point d’être fixé sur le
régime que l’on concocte pour le Liban, et les institutions dont il sera
pourvu. Il n’est pas indifférent que la Russie soit soviétique ou orthodoxe, et
la France monarchique ou démocratique, chrétienne ou laïciste ou que, dans le
Liban qui se profile à l’horizon sous la force des armes - il faut bien se
l’avouer - le parti dominant en vienne subrepticement à dénier au pouvoir
politique toute légitimité d’origine profane pour ne lui reconnaître d’autre
légitimité que sacrale. Quel sera le Liban de demain ? Restera-t-il fidèle
à son être historique, conforme au Liban de toujours, ou bien deviendra-t-il
une simple zone de refuge pour des minorités s’entredéchirant et en voie de
disparition ? Telle est la vraie question qui se pose au moment où l’on
parle d’une nouvelle loi électorale qui, si l’on n’y prend garde, décidera
certainement de son devenir.
Le secret du Liban
Le système politique libanais conforme à sa
spécificité pluraliste est un système « sui generis », c’est-à-dire
qui lui est propre. S’il n’est pas un modèle impératif et universel qui vaut
pour tous les pays du monde comme on tend à le faire croire, il peut du moins
être un modèle d’imitation pour les pays dont le tissu social ressemble au
sien, c’est-à-dire là où l’harmonie convient mieux que l’homogénéité. En quoi
consiste ce système ? Pourquoi dès le 19e siècle des voyageurs
occidentaux ont vu dans le Liban la Suisse de l’Orient ? Tient-on son
système pour une fédération ou une confédération d’Etats ?
A la vérité le système cantonal suisse suit des
lignes de division territoriales. A la grande différence du Liban où le statut
personnel est régi par les lois communautaires, le droit « matériel »
en Suisse, et notamment celui qui régit le statut personnel, est commun et
applicable dans tous les cantons. En revanche le droit procédural est propre à
chaque canton, ce qui n’est pas le cas au Liban où la procédure civile et
pénale est commune. S’il faut donc parler d’une fédération à la libanaise,
celle-ci tiendrait plus d’une fédération personnelle que territoriale, où la diversité
des statuts s’attache à la diversité des groupements humains plutôt qu’à la
diversité des territoires. Cela est une réalité et les menaces et autres
imprécations proférées contre les tentations du fédéralisme au Liban n’y
pourront rien. Elles n’y changeront rien.
Remarquons que si le système libanais tient du
fédéralisme la pluralité de « statuts juridiques » à l’intérieur d’un
même pays, il tient aussi de l’Empire l’articulation d’un « jus
gentium » (un droit commun des nations) au « jus civile » de
chaque communauté. Cette distinction aussi vieille que le droit romain
classique réservait dans le cadre de l’Empire romain l’application du
« jus civile » aux citoyens romains ; les pérégrins,
c’est-à-dire les autres peuples étrangers à la cité romaine, qui n’avaient pas
encore été assimilés aux Romains de vieille race, n’ayant pas reçu encore la
« civitas », se voyaient accorder le bénéfice de leurs lois
propres ; la vente, le louage, la société étaient, eux, constitutifs d’un
droit commun, le « jus gentium », valable pour tous les hommes à
quelque peuple qu’ils appartiennent. A peu de choses près, cette dualité
rappelle la situation juridique qui prévaut au Liban où un droit commun
comprenant la vente, le mandat, les louages et les sociétés, sans compter le
droit pénal, s’appliquant à tous les Libanais toutes communautés confondues,
coexiste avec les lois particulières du statut personnel propres à chacune
d’entre elles. La principale différence réside dans ce que le Liban, en dépit
des guerres fratricides ou étrangères qui ont secoué son existence, a tout
d’une nation qui s’est constituée spontanément, « naturellement », au
fil des siècles plutôt que d’un empire issu de la conquête.
Le secret de la Suisse
Les historiens s’accordent à attribuer le secret de
la longévité de l’empire romain au règne de la justice, qui faisait croire aux
sujets chrétiens qu’il durerait jusqu’à la fin des temps. On pourrait ajouter à
cette explication un autre facteur qui fait le secret de la réussite suisse et
qui tient, selon la formule lapidaire de Vladimir Volkoff, au fait que les
Helvètes gèrent ensemble ce qui les rassemble et séparément ce qui les sépare.
Pour un Liban éternel
Le Liban est aujourd’hui dévoré par le prurit du
changement : des idéologies perverses s’emploient à le faire changer de
nature, ou à asseoir la domination d’une communauté sur toutes les autres.
Alors que le secret du bonheur est ailleurs. Comme on l’a dit et répété, les
sociétés préexistent aux délibérations des hommes. La société est un fait de
nature, où l’art humain n’intervient que pour saisir ce qu’elle a d’informulé
et compléter ce qu’elle a de muet car la nature est latente et mystérieuse.
Comme tout être de la nature, et la société en est un, le Liban s’efforce de se
réaliser, c’est-à-dire tend à « devenir » aussi pleinement que
possible « ce qu’il est » par nature. Une fois accomplie, cette
réalisation est son bien et son
bonheur. La joie des créatures raisonnables - et la société n’est pas un corps
étranger distinct de la personne des citoyens, mais un « tout
d’ordre » qui n’existe pas en dehors des sujets - ne consiste pas dans la
faculté de s’écarter de l’ordre de sa nature, mais dans la faculté de
« vouloir » elle-même cet ordre où elle doit se tenir. Les parenthèses
heureuses que le Liban a connues ont toujours coïncidé avec l’acceptation de
son essence, autrement dit de « ce qu’il est ».
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