vendredi 9 janvier 2015

En marge de l’affaire Ezzeddine La question du prêt à intérêt


En marge de l’affaire Ezzeddine
La question du prêt à intérêt
L’Orient-Le Jour
Vendredi 18 septembre 2009

Terminologie

Le mot usure signifie aujourd’hui un prêt à taux excessif. Le sens originel était tout autre : il s’agissait tout simplement du prêt à intérêt qu’on appelait aussi l’usura ou le fenus par opposition au mutuum : prêt à la consommation.

Celui-ci était gratuit, ne produisant pas d’intérêt. Pour lui en faire produire, il fallait lui annexer une stipulatio : contrat par lequel un prêteur oblige son débiteur à un engagement quelconque : « Promets-tu ? - Je promets ».

Comme prêt entre voisins, amis, il était normal que le mutuum fût gratuit. A la suite d’Aristote et en fidèle interprète de la tradition chrétienne, saint Thomas d’Aquin répute usuraire tout intérêt qu’il condamne formellement en tant que tel.

Saint Thomas justifie la nécessité de garder au mutuum son caractère gratuit par des considérations de stricte justice. Il convient pour cela de distinguer entre choses fongibles et choses non fongibles.

Les choses fongibles sont celles qui se consomment ou se détruisent par le premier usage (blé, vin, etc.) ; d’où la notion de prêt à la consommation. Les choses non fongibles ont pour caractéristique de subsister malgré leur utilisation : un cheval, une échelle, une maison, une voiture, etc. ; d’où la notion de prêt à usage ou commodat.

Motifs de la prohibition par l’Eglise du prêt à intérêt

S’agissant des choses non fongibles, il est normal de séparer la substance elle-même de la chose (nue propriété) d’avec l’usage que l’on peut en faire. En l’occurrence, nue propriété et usage peuvent faire l’objet de conventions différentes : on peut très bien envisager de concéder à quelqu’un à prix d’argent l’usage de la chose (usufruit), et sa nue propriété à quelqu’un d’autre à moins encore de décider de la conserver. De même dans les cas de louage (différent de l’usufruit), on peut louer à prix d’argent une maison, tout en conservant sa propriété ou encore en décidant de la vendre à autrui.

Il n’en va pas de même en matière de choses fongibles qui se consomment ou se détruisent par le premier usage. Et auxquelles saint Thomas assimile l’argent. Ici la séparation n’est guère possible. Si je vous prête un citron, vous allez le consommer. L’usage n’est autre chose que la substance elle-même. En vous concédant l’usage du citron, je vous en concède simultanément sa propriété. Je ne pourrai récupérer mon agrume que sous la forme équivalente d’un autre citron. Cela n’a pas de sens que je vous prête un citron et que je récupère le même citron. Il en est de même de l’argent.

Si en revanche je vous prête une chose non fongible : échelle, voiture, aspirateur, etc., vous allez me restituer les choses mêmes que je vous ai prêtées et non pas des choses équivalentes. Je récupérerai mon bien éventuellement fatigué (si c’est un mulet), détérioré (si c’est une maison ou une voiture de location), diminué par l’usage, amorti ; d’où la légitimité de monnayer son usage à prix d’argent. Tandis que l’emprunteur restituera l’exact équivalent.

« L’usage de certains objets, dit saint Thomas, se confond avec leur consommation ; ainsi nous consommons le vin dont nous nous servons comme boisson... Dans des échanges de cette nature, on ne devra donc pas compter l’usage de la chose à part de sa réalité même ; mais du fait même que l’on concède l’usage de celle-ci à autrui, on lui cède l’objet même. Voilà pourquoi, pour des objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part le vin, et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou mieux vendrait ce qui n’existe pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, celui-là pècherait contre la justice qui, prêtant du vin ou du blé, exigerait deux compensations, l’une à titre de restitution équivalente à la chose elle-même, l’autre pour prix de son usage, d’où le nom d’usure. » (1)

Saint Thomas applique ce raisonnement au prêt d’argent, en se basant sur la conception aristotélicienne de la monnaie.

Motifs de la levée de la prohibition

Le prêt à intérêt fut prohibé jusqu’au XVIe et même au XVIIe siècle. Cette condamnation s’explique : « Dans un monde qui ne s’entretient que par le renouvellement régulier des récoltes et des troupeaux, la proportion des biens aux personnes est invariable et rigoureusement déterminée. Il y a, telle année, disons cent unités consommables pour cent personnes. Il n’y en aura encore que cent l’année d’après et ainsi de suite. Dans ces conditions, comment capitaliser ? Comment prêter ? Quiconque s’enrichit ne peut le faire qu’au détriment d’autrui. Le profit est un crime ; l’intérêt également. » (2).

Mais « voici maintenant, observe De Corte, la grande nouveauté. Grâce au progrès technique, ce type d’économie statique qui a duré pendant des millénaires est en train de disparaître. Un type nouveau d’économie, que nos pères n’auraient jamais pu imaginer se répand sur une bonne partie de la terre habitée. Depuis deux siècles, l’Occident et l’Amérique du Nord, peuplée d’Occidentaux, l’ont fait surgir par un labeur inlassable : les biens économiques ne sont plus, comme jadis, en nombre limité ; ils affluent à une cadence accélérée. La pénurie a fait place à l’abondance [...] Les biens matériels sont devenus, sur de larges secteurs de la planète, analogues aux biens spirituels qui ne peuvent s’épuiser en se partageant. » (3).

La restitution d’un exact équivalent, en matière de mutuum, et d’une chose détériorée, en matière de commodat, justifiait, nous l’avons vu, la nécessaire gratuité dans un cas et la juste compensation dans l’autre. Cela pouvait donc se concevoir en des temps où la création de richesses n’avait pas le taux exponentiel qu’on lui connaît aujourd’hui, où le même champ produisait la même quantité de blé, où il n’y avait pas d’inflation. Mais à partir du moment où un déposant, ayant confié à la banque toute son épargne, constate, au moment de la retirer, que, pour cause d’inflation, ses économies ont fondu comme neige au soleil, qu’elles ont perdu de leur pouvoir d’achat et de leur valeur, qu’il en récupère au lieu de l’exact équivalent, la moitié ou le tiers ou le quart, alors que dans le même temps elles ont permis à des investisseurs de créer des richesses et des emplois, et de s’enrichir eux-mêmes, c’est une exigence de la justice commutative et distributive de le faire bénéficier des retombées de la croissance à laquelle il aura largement contribué.

1- Somme théologique, IIa-IIae, qu. 78. art. I
2- cité sans nom par De Corte, in Economie et morale, p. 432
3- ibid.

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