En marge de l’affaire Ezzeddine
La question du prêt à intérêt
L’Orient-Le Jour
Vendredi 18
septembre 2009
Terminologie
Le mot usure signifie aujourd’hui un prêt à
taux excessif. Le sens originel était tout autre : il s’agissait tout
simplement du prêt à intérêt qu’on appelait aussi l’usura
ou le fenus par opposition au mutuum : prêt à la
consommation.
Celui-ci était gratuit, ne produisant pas d’intérêt.
Pour lui en faire produire, il fallait lui annexer une stipulatio :
contrat par lequel un prêteur oblige son débiteur à un engagement
quelconque : « Promets-tu ? - Je promets ».
Comme prêt entre voisins, amis, il était normal que
le mutuum fût gratuit. A la suite d’Aristote et en fidèle interprète de
la tradition chrétienne, saint Thomas d’Aquin répute usuraire tout intérêt
qu’il condamne formellement en tant que tel.
Saint Thomas justifie la nécessité de garder au mutuum
son caractère gratuit par des considérations de stricte justice. Il convient
pour cela de distinguer entre choses fongibles et choses non fongibles.
Les choses fongibles sont celles qui se
consomment ou se détruisent par le premier usage (blé, vin, etc.) ; d’où
la notion de prêt à la consommation. Les choses non fongibles ont pour
caractéristique de subsister malgré leur utilisation : un cheval, une
échelle, une maison, une voiture, etc. ; d’où la notion de prêt à usage ou
commodat.
Motifs de la prohibition par l’Eglise du prêt à
intérêt
S’agissant des choses non fongibles, il est normal
de séparer la substance elle-même de la chose (nue propriété) d’avec l’usage
que l’on peut en faire. En l’occurrence, nue propriété et usage peuvent faire
l’objet de conventions différentes : on peut très bien envisager de
concéder à quelqu’un à prix d’argent l’usage de la chose (usufruit), et sa nue
propriété à quelqu’un d’autre à moins encore de décider de la conserver. De
même dans les cas de louage (différent de l’usufruit), on peut louer à prix
d’argent une maison, tout en conservant sa propriété ou encore en décidant de
la vendre à autrui.
Il n’en va pas de même en matière de choses
fongibles qui se consomment ou se détruisent par le premier usage. Et
auxquelles saint Thomas assimile l’argent. Ici la séparation n’est guère
possible. Si je vous prête un citron, vous allez le consommer. L’usage n’est
autre chose que la substance elle-même. En vous concédant l’usage du citron, je
vous en concède simultanément sa propriété. Je ne pourrai récupérer mon agrume
que sous la forme équivalente d’un autre citron. Cela n’a pas de sens
que je vous prête un citron et que je récupère le même citron. Il en est de
même de l’argent.
Si en revanche je vous prête une chose non
fongible : échelle, voiture, aspirateur, etc., vous allez me restituer les
choses mêmes que je vous ai prêtées et non pas des choses équivalentes. Je
récupérerai mon bien éventuellement fatigué (si c’est un mulet), détérioré (si
c’est une maison ou une voiture de location), diminué par l’usage,
amorti ; d’où la légitimité de monnayer son usage à prix d’argent. Tandis
que l’emprunteur restituera l’exact équivalent.
« L’usage de certains objets, dit saint Thomas,
se confond avec leur consommation ; ainsi nous consommons le vin dont nous
nous servons comme boisson... Dans des échanges de cette nature, on ne devra
donc pas compter l’usage de la chose à part de sa réalité même ; mais du
fait même que l’on concède l’usage de celle-ci à autrui, on lui cède l’objet
même. Voilà pourquoi, pour des objets de ce genre, le prêt transfère la
propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part le vin, et d’autre
part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou mieux vendrait ce qui
n’existe pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même
raison, celui-là pècherait contre la justice qui, prêtant du vin ou du blé,
exigerait deux compensations, l’une à titre de restitution équivalente à la
chose elle-même, l’autre pour prix de son usage, d’où le nom d’usure. »
(1)
Saint Thomas applique ce raisonnement au prêt
d’argent, en se basant sur la conception aristotélicienne de la monnaie.
Motifs de la levée de la prohibition
Le prêt à intérêt fut prohibé jusqu’au XVIe et même
au XVIIe siècle. Cette condamnation s’explique : « Dans un monde qui
ne s’entretient que par le renouvellement régulier des récoltes et des
troupeaux, la proportion des biens aux personnes est invariable et
rigoureusement déterminée. Il y a, telle année, disons cent unités consommables
pour cent personnes. Il n’y en aura encore que cent l’année d’après et ainsi de
suite. Dans ces conditions, comment capitaliser ? Comment prêter ?
Quiconque s’enrichit ne peut le faire qu’au détriment d’autrui. Le profit est
un crime ; l’intérêt également. » (2).
Mais « voici maintenant, observe De Corte, la
grande nouveauté. Grâce au progrès technique, ce type d’économie statique qui a
duré pendant des millénaires est en train de disparaître. Un type nouveau
d’économie, que nos pères n’auraient jamais pu imaginer se répand sur une bonne
partie de la terre habitée. Depuis deux siècles, l’Occident et l’Amérique du
Nord, peuplée d’Occidentaux, l’ont fait surgir par un labeur inlassable :
les biens économiques ne sont plus, comme jadis, en nombre limité ; ils
affluent à une cadence accélérée. La pénurie a fait place à l’abondance [...]
Les biens matériels sont devenus, sur de larges secteurs de la planète,
analogues aux biens spirituels qui ne peuvent s’épuiser en se
partageant. » (3).
La restitution d’un exact équivalent, en matière de mutuum,
et d’une chose détériorée, en matière de commodat, justifiait, nous
l’avons vu, la nécessaire gratuité dans un cas et la juste compensation dans
l’autre. Cela pouvait donc se concevoir en des temps où la création de
richesses n’avait pas le taux exponentiel qu’on lui connaît aujourd’hui, où le
même champ produisait la même quantité de blé, où il n’y avait pas d’inflation.
Mais à partir du moment où un déposant, ayant confié à la banque toute son
épargne, constate, au moment de la retirer, que, pour cause d’inflation, ses
économies ont fondu comme neige au soleil, qu’elles ont perdu de leur pouvoir
d’achat et de leur valeur, qu’il en récupère au lieu de l’exact équivalent, la
moitié ou le tiers ou le quart, alors que dans le même temps elles ont permis à
des investisseurs de créer des richesses et des emplois, et de s’enrichir
eux-mêmes, c’est une exigence de la justice commutative et distributive
de le faire bénéficier des retombées de la croissance à laquelle il aura
largement contribué.
1- Somme théologique,
IIa-IIae, qu. 78. art. I
2- cité sans nom par De Corte, in Economie et morale,
p. 432
3- ibid.
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