dimanche 7 février 2021

DE LA NECESSITE D’UN ETAT RELIGIEUX ET CHRETIEN

DE LA NECESSITE D’UN ETAT RELIGIEUX ET CHRETIEN

 

La notion de laïcité de l’Etat fait toujours débat dans les cercles politiques et au-delà et n’est pas près de prendre fin. L’opinion publique s’intéresse, elle aussi, à cette question avec un enthousiasme qui ne se dément pas. A l’examen, le principe se révèle plus complexe qu’il n’y paraît. Il ne suffit pas de décréter qu’il suffit de séparer hier Eglise et Etat et aujourd’hui religions et Etat, pour s’imaginer qu’on en a fait le tour. Dans le précédent article publié sur ce blog le 15 décembre dernier, il était question de « La laïcité de l’Etat au risque de la confusion du langage ». L’objet en était d’une part de recouvrer le sens authentique de la laïcité de l’Etat, galvaudé par le laïcisme moderne, et ensuite de faire la distinction capitale entre un Etat religieux et un Etat théocratique. Le présent article se propose d’expliciter les raisons qui font de l’instauration d’un Etat religieux et chrétien une nécessité pour les citoyens en général et pour les chrétiens en particulier. Il convient au préalable d’appeler l’attention des lecteurs qui n’en sont pas familiers, sur quelques notions fondamentales relatives à la justice et au droit.

 

Les exigences de la justice

Il est à remarquer à ce sujet qu’en droit strict, objet de la justice particulière, et spécialement en droit romain classique, selon les meilleurs romanistes[1], se rencontrent des obligations contractuelles qui se forment re ; du seul fait de la remise à autrui d’une chose, par exemple une échelle, une obligation de restitution naît à la charge du débiteur en dehors de toute intervention de son consentement. Il en va de même pour les anciens contrats innommés romains : dedi ut des, feci ut facias, etc. A fortiori en matière de justice générale dite encore universelle ou légale[2], dont l’objet est le bien commun, puisqu’à cet égard le débiteur se trouve dans une situation d’insolvabilité manifeste : il a reçu plus qu’il ne pourra jamais rendre. A l’égard de la Cité qu’il n’a pas élue, tout citoyen si déshérité soit-il, reste redevable des biens inestimables de la Civilisation dont elle est nantie. Autant vaut pour César et tout Etat digne de ce nom, lesquels sont redevables au Créateur du pouvoir qui leur est donné. Car « cela même qui est à César, écrit Jacques Maritain, n’est-il pas à Dieu avant d’être à César ?[3] » En effet, si le Christ, avant sa Passion, dit en s’adressant à ses ennemis : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », ce commandement est à compléter par cet autre commandement prononcé après sa résurrection : « Tout pouvoir m’est donné dans les cieux et sur la terre » (Mt. 28, 18). Etant toutefois bien précisé, tout brouillage de plans écarté, que si dans son « ordre propre », la cité terrestre, ajoute Maritain, « est soumise à l’universelle royauté temporelle du Christ »[4], c’est « par l’intermédiaire, non du pouvoir religieux, mais du pouvoir civil »[5]. En effet tout pouvoir, omnis potestas, temporel ou spirituel, vient d’en haut, soit médiatement par la nature, soit immédiatement par la grâce. Il s’ensuit pour les gouvernants une obligatio qui leur fait devoir de rendre à Dieu non seulement le culte d’honneur qui lui est dû, mais aussi de respecter Ses lois[6] et de pourvoir au bien commun temporel dont ils sont investis en accord avec le bien commun spirituel et éternel auquel chaque personne est ordonnée.

 

Le sophisme

Dans son souci d’atténuer sinon de limiter la prépotence de l’Etat au nom de la laïcité et de la séparation de l’Etat et de l’Eglise, celle-ci, par la voix de Mgr Jean-Pierre Ricard, n’a rien trouvé de plus décisif, dans son discours de clôture de l’Assemblée plénière de l’épiscopat à Lourdes, du 10 novembre 2003, que de se retrancher derrière une prétendue distinction entre l’Etat et la société civile. « Si l’Etat est laïque, disait l’ancien président de la Conférence des évêques de France, la société civile, elle, ne l’est pas ». Un tel moyen de défense est évidemment très commode en ces temps de « totalitarisme sournois ». Il s’agit au mieux, d’une finasserie sémantique, mais au pire, d’un sophisme basé sur la théorie du mythique « contrat social » faisant de l’Etat un être distinct de la société dont il est le couronnement.

Quant à prétendre que l’Etat se doit d’être neutre à l’égard de la religion pour rester à égale distance à l’égard de toutes les religions, et autres balivernes de cet acabit, le laïcisme moderne prouve par cette imposture, qu’il s’est constitué comme religion d’Etat sans rivale. Le Liban à cet égard, on l’a vu dans le précédent article, en est le contre-exemple parfait.

 

Les deux subordinations (dépendances)

Nous avons déjà expliqué par ailleurs, et nous ne répéterons jamais assez à quel point la cité est indispensable au développement naturel de l’homme. Ce lien de dépendance est résumé par une formule admirable de Blanc de Saint-Bonnet : « Dieu a créé l’homme le moins possible ». Sans l’assise tutélaire de la famille qui lui apporte le vivre et de la société qui lui apporte le bien-vivre et l’accès aux biens matériels, intellectuels, moraux, culturels et spirituels, l’individu ne peut aspirer à une vie proprement humaine. Il finira au mieux comme les enfants-loups recueillis et adoptés par des loups, incapables de se redresser ni de parler (https://www.franceinter.fr/emissions/les-histoires-du-monde/les-histoires-du-monde-28-mars-2018). « Une plante, un animal reçoivent… leur essence d’un seul coup […], ils sont fatalement ce qu’ils doivent être. Mais l’homme – et là est le signe essentiel qui le distingue de tous les êtres supérieurs et inférieurs à lui – ne reçoit pas d’emblée son humanité […] On ne mérite pas d’être une pierre, une bête ou un ange, on mérite d’être un homme. Tous les autres êtres sont ce qu’ils sont, l’homme devient ce qu’il est » (Thibon, Ce que Dieu a uni).

D’autre part, il faut sans cesse le souligner, ce que la cité est pour l’homme, la cité chrétienne ou la chrétienté est pour le christianisme. C’est encore Thibon qui résume cette dépendance dans ce qu’il appelle la « loi d’insertion de l’ordre supérieur dans l’ordre inférieur » (L’Echelle de Jacob) ou encore de façon plus simple « la dépendance du supérieur à l’égard de l’inférieur, qui est l’amère loi d’ici-bas » (Préface à Demain la chrétienté, de Dom Gérard Calvet) : « La vie, dit-il, est d’essence plus noble que la matière inanimée, mais elle ne saurait exister sans la matière ; la pensée est d’essence plus noble que la vie, mais elle n’existe, sauf chez les anges, que liée à un corps ; la grâce est d’un ordre irréductiblement supérieur à la nature mais elle a besoin de cette nature qu’elle transcende sans abolir. Ce que traduit excellemment un humoriste : “La rose a besoin du terreau, mais le terreau n’a pas besoin de la roseˮ ».

 

La « dissociété »

Mais il est encore une raison plus impérieuse pour l’Etat de respecter les « préceptes négatifs » de la loi morale naturelle, constitutifs des commandements de la seconde Table et relatifs à nos devoirs naturels envers le prochain. Ces normes, dit l’encyclique Veritatis Splendor, « sont universellement valables […], obligent tous et chacun, toujours et en toute circonstance ». C’est à ce prix et à ce prix seul que l’Etat parviendra à maintenir la cohésion de la cité à laquelle, dans l’ordre temporel, l’homme est ordonné comme la partie au tout. Sous peine de désessencier la société et de provoquer son éclatement et l’installation de ce que Marcel De Corte appelle une dissociété, l’Etat est tenu de créer les conditions d’une droite vie morale par la promotion de la vertu de justice générale. Car en vertu de cette justice générale, qui considère l’individu dans ses rapports à autrui et à la cité, l’homme, tout « débiteur insolvable » qu’il est doit rendre à autrui ce qui lui est dû. De la famille à la société, le bien commun, objet de la justice générale, est au principe de tous les modes d’union qui rassemblent entre eux les hommes. Et l’unique clé du maintien de la trame du tissu social. La relation des membres de la Cité à la Cité est comparable à la relation des parties d’un tout à ce tout. Au rebours des biens personnels de l’individu incapables de mobiliser sinon « pour la protestation, la revendication, voire la subversion, et non pour le dévouement et le service »[7], le bien commun, lui, est d’autant plus rassembleur qu’il est aimé plus que soi-même au point de motiver l’esprit de sacrifice et de susciter des martyrs. Au lieu de quoi les Etats décadents d’Occident se livrent aujourd’hui et s’emploient à la promotion voire l’institutionnalisation de la dépravation des mœurs. Que la débauche soit, selon Marcel De Corte, « un des facteurs les plus destructifs des sociétés » et « la mère de l’anarchie », est un fait d’expérience dès lors que « le libertin qui poursuit son plaisir particulier est vraiment un homme sans famille et sans cité »[8]. Le Philosophe belge se récrie : « Comment être un bon citoyen lorsqu’on se livre à l’intempérance, à la seule poursuite du plaisir, toujours irréductiblement personnel […] ?[9] » avant de poursuivre : « Une civilisation aphrodisiaque enchaîne l’homme au plaisir incommunicable de la chair et l’emmure dans un égocentrisme sans porte ni fenêtre ouvertes sur le monde extérieur »[10].

 

Le plus grand crime d’un Etat

Il n’y a pas de crime plus grand pour un Etat à l’égard de ses citoyens que celui de sa propre apostasie. La séparation de l’Eglise et de l’Etat a pour effet, probablement délibéré, d’assécher le christianisme en le coupant de son terreau, la chrétienté. Sans chrétienté, le christianisme a du mal à respirer. Sans doute y aura-t-il toujours, là où il y a des chrétiens, une chrétienté minimale, sous forme de réductions, dans les communautés naturelles ou semi-naturelles. Car « Rien n’est irréversible, dit Jean Madiran. L’Église survivra et travaillera toujours à sécréter une civilisation, parce que c’est dans sa nature et sa surnature. »

En attendant, les chrétiens devront montrer beaucoup de courage, sinon d’héroïsme pour vivre selon leur foi. Lisons Maritain : 

« C’est pour le bien des nations et des Etats, dit Maritain, non pour son bien à elle, que l’Eglise les aidait jadis à conduire leur œuvre temporelle d’une façon conforme aux exigences de la fin surnaturelle. L’apostasie des nations s’applique à la délivrer de plus en plus de ce soin. Comprenons bien ce qu’une telle apostasie signifie pour le monde. Quelle sorte de bienfait recevait-il autrefois de l’ordre qui le soumettait tant bien que mal à l’Eglise et à ses lois spirituelles ? L’Eglise ne le rendait ni saint ni juste ; il restait le monde. Elle ne le rendait ni confortable, ni reposant, ni suave ; il restait une vallée de larmes. Elle le rendait habitable. La multitude des hommes pouvait y accomplir sa destinée dans les conditions communes de la vie humaine, et sans être tenue à l’héroïsme. Si les saints se faisaient crucifier avec le Christ, c’était par amour, non par nécessité. Aujourd’hui le diable a tellement tout combiné dans le régime de la vie terrestre que le monde ne sera bientôt plus habitable qu’aux saints. Les autres y traîneront le désespoir, ou devront tomber plus bas que l’homme. Les antinomies de la vie humaine sont trop exaspérées, le poids de la matière trop aggravée, il faut, pour exister seulement, s’exposer à trop de pièges. L’héroïsme chrétien deviendra un jour l’unique solution des problèmes de la vie. Alors, comme Dieu proportionne ses grâces aux besoins, et ne tente personne au-dessus de ses forces, on verra sans doute coïncider avec le pire état de l’histoire humaine une floraison de sainteté… »[11]

Mis à jour et revu le 27 février 2021



[1] Cf. l’œuvre de Michel Villey ; Rome et le droit privé de Robert Villers.

[2] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V.

[3] La Primauté du spirituel, Paris, Plon, 1927, p. 19.

[4] Op. cit., p. 18.

[5] Op. cit., pp. 276-277, note 12.

[6] « Ce ne sont pas ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 7, 21).

[7] Jean Madiran, Une civilisation blessée au cœur, p. 37.

[8] De la tempérance, p. 44.

[9] De la justice, p. 23.

[10] Op. cit., p. 25.

[11] Maritain, Primauté du spirituel, pp. 123-124.