samedi 15 mai 2021

France Liban

France Liban

 

Pour qualifier la situation actuelle de la France, les militaires et les policiers qui se sont exprimés récemment dans la presse française, n’ont pas regardé à utiliser les termes de « délitement », de « guerre civile » qui « couve », de « survie de notre pays » qui serait en jeu, de « travail colossal » à faire. C’était donc vrai et non point une fixation de paranoïaques, l’insécurité qui ravage la France. Ce coup-ci, il n’est plus permis d’en douter, des militaires et des policiers en font foi. A en croire le syndicat « France Police », à ce jour, l’actuel mandat se terminerait « avec le pire bilan en matière de sécurité de l’histoire moderne ».

On nous a tellement bassinés, depuis des décennies que ça dure, avec le « sentiment d’insécurité » dont nous serions les victimes, que nous avions manqué nous croire le jouet d’hallucinations. Nous en étions presque venus, pour paraphraser Arnobe et Bossuet, à nous demander si ce qu’on appelle « zones de non-droit » était une réalité ou une partie un peu plus excitée d’une illusion profonde à laquelle nous serions en proie.

Après avoir vainement chapitré les dirigeants libanais sur leur mauvaise gouvernance, la France, usée par les atermoiements des Libanais, s’impatiente et ne désespère pas de les ramener à la raison, insouciante de leur donner le mauvais exemple. En déroulant les concessions les unes après les autres, pour assurer coûte que coûte le succès de son initiative avant la prochaine échéance présidentielle, la France a ravalé sa politique proche-orientale d’enjeu stratégique au rang de calcul électoraliste. Pire, les récalcitrants libanais, très au fait de la situation interne de la France, n’ont pas attendu que militaires et policiers sortent de leur réserve et s’expriment dans les colonnes des journaux pour savoir que pas moins de « 600 territoires perdus de la République » attendent d’être repris par le pouvoir central. Et on se demande pourquoi les menaces de sanctions sont restées sans effet sur ces mauvais élèves.

Le déni de la réalité n'est plus hélas une spécialité bien libanaise, celle de la classe dirigeante, mais trop bien partagé par le pouvoir politique en France et dans les pays d’Occident.

Carlos Hage Chahine

dimanche 9 mai 2021

Du rôle des élites

 Cher Walid,

Chers amis,

Avec beaucoup de retard, je viens tenir ma promesse de répondre à l’invitation lancée par toi, Walid, le 28 février dernier. C’était un cri du cœur à l’adresse de « l’élite juridique et académique » à laquelle nous, tes amis, sommes supposés appartenir. Un cri d’exhortation pour voler au secours de notre pays qui s’enfonce dans « ce gouffre où on a été enterré ».

« Il est temps », dis-tu, cher Walid !

Oui, il n’est que temps, il est plus que temps !

 

Mon cher Walid,

Je voudrais tout d’abord saluer ta liberté de penser, à rebours du « politiquement correct » qui n’a de cesse de brocarder la notion d’élite, qu’il trouve inégalitaire et réactionnaire. Ce n’est pas le lieu de faire ici le procès de l’égalitarisme niveleur. Il n’empêche que je trouve singulièrement heureux ton critère d’ « élite » pour désigner les âmes ayant vocation à sauver notre pays. Ce n’est point narcissisme de ma part ou présomption. La responsabilité est en proportion des talents reçus. Eh bien, qu’il s’agisse d’une intuition ou le fruit de tes réflexions, ton appel à « l’élite » rejoint celui d’un grand philosophe belge, Marcel De Corte. A ceci près que pour ce dernier il ne s’agit pas à proprement parler de l’élite intellectuelle, mais d’un autre type d’élite. Quoi qu’il en soit, tout intellectuels qu’ils sont, nos amis se reconnaîtront très certainement dans le type d'élite visé par De Corte.

Voici quelques extraits de son témoignage : 

« Toute société gravite autour d’un certain type d’homme qui s’incarne en ses membres avec plus ou moins de chances de réussite et que ceux-ci considèrent, consciemment ou inconsciemment, comme leur modèle » : le kalos kaghatos en Grèce, « l’homme bel et bon qui vise à l’excellence dans l’ordre physique et moral », le bonus civis dicendi peritus (énergique, probe, d’une éloquence persuasive [ou] un homme de bien qui sait parler [ou] qui consacre son talent à la justice, à la vérité, au bien) à Rome, le chevalier (héroïque, noble, généreux, magnanime) au Moyen Age, l’hidalgo en Espagne, le gentleman dans les pays anglo-saxons, l’honnête homme du XVIIIe siècle français. « Cette élite moralement et socialement dirigeante […] s’efforçait, avec plus ou moins de bonheur, dans d’innombrables tentatives, à travers d’innombrables échecs, d’orienter les conduites humaines vers le Vrai, le Bien et le Beau. »

« C’est la raison pour laquelle les gouvernants ont besoin d’élites qui maintiennent et proposent par leur exemple le difficile passage de la moralité imparfaite à la moralité plus parfaite […]. Aussi bien les nations qui sont dépourvues de saints, de héros, de génies, rétrogradent-elles rapidement dans l’anarchie ou dans la stagnation. Le bonheur est sans aucun doute diffusif de ses richesses. […] Il lui faut des entraîneurs, des guides, des exemples, pour que son mouvement ne s’arrête pas et que sa limite s’ouvre sur l’au-delà de l’homme. C’est la tâche des élites : elles font rayonner au-delà de leur être l’accomplissement de leur être. Seuls, les bonheurs médiocres, qui n’en méritent pas le nom et qui refluent vers une partie de l’être arbitrairement érigé en tout, s’enferment dans la subjectivité. Les bonheurs partiels ne se communiquent pas : la partie isolée du tout préserve jalousement son existence précaire ! Le bonheur total, au contraire, ou en voie de l’être, se répand au dehors sur les autres. Il éveille en eux, par sympathie, leur liaison originelle au tout et au Principe de l’univers. Il ranime cette étincelle d’infini qui court au long de la finalité humaine. Le saint, le héros, le génie – quelles que soient leurs souffrances – déversent sur les hommes le trop-plein de leur bonheur. Leur centre de gravitation est à l’infini. Ils invitent, du seul fait qu’ils sont, tous les êtres humains à participer à la même joie qu’ils éprouvent. Au surplus, la représentation du bonheur est pâle au regard de sa présence excitatrice. Notre appétit du bien est réaliste. Il veut le bien en soi, le bien réel, le bien qui existe concrètement, et non sa figure, son image et son idée. Le bien « idéal » ne sature pas le désir. Il suit que le bien, au sens propre, n’est accessible à la majorité des hommes et ne leur est concrètement présent que par l’intermédiaire de ceux qui ont reçu la grâce d’y accéder et en qui il est une présence concrète. »

« La fonction qu’ils exercent dans la Cité est capitale : par leur présence et par leur exemple, les élites – à quelque niveau et dans quelque domaine qu’elles le soient – déterminent une convergence dans le commun des hommes vers ce qui passe l’homme. Elles indiquent, parce qu’elles diffusent le bien, le chemin du bien commun aux autres. Aussi deviennent-elles naturellement elles-mêmes, du moins les plus éclatantes, un bien commun de la nation dont elles font partie. »

« C’est pourquoi […] il n’y a pas de tradition spirituelle, intellectuelle et morale de l’humanité sans les saints, les génies, les héros, sans leur exemple, sans leur magnétisme qui suscitent de génération en génération un élan similaire vers le Vrai, le Beau, le Bien, vers la réalité à connaître, à faire briller dans une œuvre, à aimer ».

« Si nombreux que furent les insuccès, les faillites, les chutes, les pastiches et les falsifications de cette élite imitatrice et seconde, si décrépie qu’en soit la façade sociale, il reste qu’elle ne dénonça jamais le pacte qui l’unit à ses prototypes […] »

 

Cher Walid,

Chers amis,

Brûlant d’ardeur et d’impatience à faire quelque chose pour notre pays, vous vous demanderez, et à raison, comment il suffit d’appartenir à « cette élite imitatrice et seconde » pour changer sinon le monde, du moins notre pays.

Cette sage formule des Anciens, à défaut de supprimer toutes vos réserves de juristes, pourrait vous inviter à la méditer et en goûter la saveur. Ils disaient en substance :

« Le meilleur moyen d’infléchir ce qui ne dépend pas de nous est de faire ce qui dépend immédiatement de nous. »

Et cela parce que, disaient les mêmes Anciens, « le bien est diffusif de soi ».

Qu’est-ce à dire ?

« La bonté est essentiellement communicative, le bien est naturellement diffusif de soi. Saint Thomas d’Aquin dit même : « Non seulement le bien est naturellement diffusif de soi, mais plus il est parfait, plus il se communique avec abondance et intimement ».

« C’est ainsi que le soleil répand autour de lui la lumière et une bienfaisante chaleur, que la plante et l’animal adultes donnent la vie à une autre plante et à un autre animal, que le grand artiste conçoit et produit ses chefs-d’œuvre, que le savant communique ses intuitions, ses découvertes, qu’il donne à ses disciples son esprit ; c’est ainsi encore que l’homme vertueux porte à la vertu et que l’apôtre, qui a la sainte passion du bien, donne aux âmes le meilleur de lui-même pour les porter vers Dieu. »

 

Chers tous,

Pardon d’avoir été un peu long et à bientôt de vous voir ou de vous lire,

 

Carlos HAGE CHAHINE

Zahlé, le 1/5/2021