Cher Walid,
Chers amis,
Avec beaucoup de retard, je viens
tenir ma promesse de répondre à l’invitation lancée par toi, Walid, le 28
février dernier. C’était un cri du cœur à l’adresse de « l’élite juridique et
académique » à laquelle nous, tes amis, sommes supposés appartenir. Un cri
d’exhortation pour voler au secours de notre pays qui s’enfonce dans « ce
gouffre où on a été enterré ».
« Il est temps », dis-tu, cher Walid
!
Oui, il n’est que temps, il est plus
que temps !
Mon cher Walid,
Je voudrais tout d’abord saluer ta
liberté de penser, à rebours du « politiquement correct » qui n’a de cesse de
brocarder la notion d’élite, qu’il trouve inégalitaire et réactionnaire. Ce
n’est pas le lieu de faire ici le procès de l’égalitarisme niveleur. Il
n’empêche que je trouve singulièrement heureux ton critère d’ « élite » pour
désigner les âmes ayant vocation à sauver notre pays. Ce n’est point
narcissisme de ma part ou présomption. La responsabilité est en proportion des
talents reçus. Eh bien, qu’il s’agisse d’une intuition ou le fruit de tes
réflexions, ton appel à « l’élite » rejoint celui d’un grand philosophe belge,
Marcel De Corte. A ceci près que pour ce dernier il ne s’agit pas à proprement
parler de l’élite intellectuelle, mais d’un autre type d’élite. Quoi qu’il en
soit, tout intellectuels qu’ils sont, nos amis se reconnaîtront très
certainement dans le type d'élite visé par De Corte.
Voici quelques extraits de son
témoignage :
« Toute société gravite autour d’un
certain type d’homme qui s’incarne en ses membres avec plus ou moins de chances
de réussite et que ceux-ci considèrent, consciemment ou inconsciemment, comme
leur modèle » : le kalos kaghatos en Grèce, « l’homme bel et bon qui
vise à l’excellence dans l’ordre physique et moral », le bonus civis dicendi
peritus (énergique, probe, d’une éloquence persuasive [ou] un homme de bien
qui sait parler [ou] qui consacre son talent à la justice, à la vérité, au
bien) à Rome, le chevalier (héroïque, noble, généreux, magnanime) au Moyen Age,
l’hidalgo en Espagne, le gentleman dans les pays anglo-saxons, l’honnête homme
du XVIIIe siècle français. « Cette élite moralement et socialement dirigeante
[…] s’efforçait, avec plus ou moins de bonheur, dans d’innombrables tentatives,
à travers d’innombrables échecs, d’orienter les conduites humaines vers le
Vrai, le Bien et le Beau. »
« C’est la raison pour laquelle les
gouvernants ont besoin d’élites qui maintiennent et proposent par leur exemple
le difficile passage de la moralité imparfaite à la moralité plus parfaite […].
Aussi bien les nations qui sont dépourvues de saints, de héros, de génies,
rétrogradent-elles rapidement dans l’anarchie ou dans la stagnation. Le bonheur
est sans aucun doute diffusif de ses richesses. […] Il lui faut des
entraîneurs, des guides, des exemples, pour que son mouvement ne s’arrête pas
et que sa limite s’ouvre sur l’au-delà de l’homme. C’est la tâche des élites :
elles font rayonner au-delà de leur être l’accomplissement de leur être. Seuls,
les bonheurs médiocres, qui n’en méritent pas le nom et qui refluent vers une
partie de l’être arbitrairement érigé en tout, s’enferment dans la
subjectivité. Les bonheurs partiels ne se communiquent pas : la partie isolée
du tout préserve jalousement son existence précaire ! Le bonheur total, au
contraire, ou en voie de l’être, se répand au dehors sur les autres. Il éveille
en eux, par sympathie, leur liaison originelle au tout et au Principe de
l’univers. Il ranime cette étincelle d’infini qui court au long de la finalité
humaine. Le saint, le héros, le génie – quelles que soient leurs souffrances –
déversent sur les hommes le trop-plein de leur bonheur. Leur centre de
gravitation est à l’infini. Ils invitent, du seul fait qu’ils sont, tous les
êtres humains à participer à la même joie qu’ils éprouvent. Au surplus, la
représentation du bonheur est pâle au regard de sa présence excitatrice. Notre
appétit du bien est réaliste. Il veut le bien en soi, le bien réel, le bien qui
existe concrètement, et non sa figure, son image et son idée. Le bien « idéal »
ne sature pas le désir. Il suit que le bien, au sens propre, n’est accessible à
la majorité des hommes et ne leur est concrètement présent que par
l’intermédiaire de ceux qui ont reçu la grâce d’y accéder et en qui il est une
présence concrète. »
« La fonction qu’ils exercent dans
la Cité est capitale : par leur présence et par leur exemple, les élites – à
quelque niveau et dans quelque domaine qu’elles le soient – déterminent une
convergence dans le commun des hommes vers ce qui passe l’homme. Elles
indiquent, parce qu’elles diffusent le bien, le chemin du bien commun aux
autres. Aussi deviennent-elles naturellement elles-mêmes, du moins les plus
éclatantes, un bien commun de la nation dont elles font partie. »
« C’est pourquoi […] il n’y a pas de
tradition spirituelle, intellectuelle et morale de l’humanité sans les saints,
les génies, les héros, sans leur exemple, sans leur magnétisme qui suscitent de
génération en génération un élan similaire vers le Vrai, le Beau, le Bien, vers
la réalité à connaître, à faire briller dans une œuvre, à aimer ».
« Si nombreux que furent les
insuccès, les faillites, les chutes, les pastiches et les falsifications de
cette élite imitatrice et seconde, si décrépie qu’en soit la façade sociale, il
reste qu’elle ne dénonça jamais le pacte qui l’unit à ses prototypes […] »
Cher Walid,
Chers amis,
Brûlant d’ardeur et d’impatience à
faire quelque chose pour notre pays, vous vous demanderez, et à raison, comment
il suffit d’appartenir à « cette élite imitatrice et seconde » pour changer
sinon le monde, du moins notre pays.
Cette sage formule des Anciens, à
défaut de supprimer toutes vos réserves de juristes, pourrait vous inviter à la
méditer et en goûter la saveur. Ils disaient en substance :
« Le meilleur moyen d’infléchir ce
qui ne dépend pas de nous est de faire ce qui dépend immédiatement de nous. »
Et cela parce que, disaient les mêmes
Anciens, « le bien est diffusif de soi ».
Qu’est-ce à dire ?
« La bonté est essentiellement
communicative, le bien est naturellement diffusif de soi. Saint Thomas d’Aquin
dit même : « Non seulement le bien est naturellement diffusif de soi, mais plus
il est parfait, plus il se communique avec abondance et intimement ».
« C’est ainsi que le soleil répand
autour de lui la lumière et une bienfaisante chaleur, que la plante et l’animal
adultes donnent la vie à une autre plante et à un autre animal, que le grand
artiste conçoit et produit ses chefs-d’œuvre, que le savant communique ses
intuitions, ses découvertes, qu’il donne à ses disciples son esprit ; c’est
ainsi encore que l’homme vertueux porte à la vertu et que l’apôtre, qui a la
sainte passion du bien, donne aux âmes le meilleur de lui-même pour les porter
vers Dieu. »
Chers tous,
Pardon d’avoir été un peu long et à
bientôt de vous voir ou de vous lire,
Carlos HAGE CHAHINE
Zahlé, le 1/5/2021