vendredi 9 janvier 2015

Les prémisses idéologiques de la loi du nombre


Les prémisses idéologiques de la loi du nombre
L’Orient-Le Jour
Mardi 29 avril 2008

Tel un serpent de mer, la loi du nombre revient régulièrement sur le devant de la scène, revêtue des oripeaux de la démocratie, pour se poser en arbitre suprême de nos différends. Les ténors de l’opposition proposent depuis des mois, et mettent au défi la majorité, de faire des sondages d’opinion, d’organiser un référendum populaire, d’élire le président au suffrage universel et, last but not least, d’amender la loi électorale en vue d’élections législatives anticipées. La majorité au pouvoir a, quant à elle, toutes les raisons du monde de douter des professions de foi démocratique d’une opposition soupçonnée de putschisme. Comment faire confiance à des révolutionnaires insuffisamment incorporés à la trame intime de l’être historique du Liban, qu’une fois au pouvoir ils ne culbuteront pas les règles du jeu renvoyant aux calendes grecques toute idée d’alternance du pouvoir ? Mais plus fondamentalement, les Libanais perçoivent plus ou moins confusément que la démocratie ne peut se résoudre à un simple problème d’arithmétique ; que la réforme de la loi électorale a un retentissement trop visible sur la structure libanaise pour que l’on accepte sans discussion un cliché aussi schématique ; que la loi du nombre est une arme par destination contre les constantes mêmes du Liban. Or la question se pose précisément de savoir si l’on peut s’autoriser de la démocratie pour disposer librement de ces constantes. En d’autres termes cela revient à examiner l’étendue et le fondement du pouvoir en démocratie selon qu’elle est entendue au sens classique ou au sens moderne. Car la question, si elle n’est pas propre à la démocratie en tant que telle, se pose de manière aigue à cette forme de gouvernement qu’une dérive moderniste fait reposer sur ce double mythe : le pouvoir a pour fondement le peuple, lequel est un agrégat d’individus.

I -  Notions préliminaires sur les régimes politiques, le pouvoir et ses limites
« Quel est le meilleur régime ? » demandait-t-on à l’athénien Solon (circa 594), dont le nom reste attaché à la promulgation d’une constitution accordant l’entrée des gens du peuple dans l’Ecclesia (assemblée législative) - Pour quel peuple ? dit-il. Ce réformateur, en qui Aristote voyait le père de la démocratie athénienne, portait donc sur la démocratie un jugement rien moins que catégorique. Aussi réaliste, le philosophe discerne plusieurs formes de gouvernement (royauté, aristocratie, démocratie) dont aucune n’est bonne ou mauvaise en soi, chacune pouvant être bonne ou mauvaise relativement à telle ou telle cité. « L’acropole est oligarchique et la plaine démocratique » (La Politique, VII, 10, 4). Si les expériences tendent à prouver que le meilleur régime est un milieu entre aristocratie et démocratie, il demeure d’une extrême prudence et concède, comme l’expérience le prouve, que dans une cité de guerriers, vaut mieux plus d’aristocratie ; dans une cité campagnarde, plus de démocratie. Cette conception « relativiste » des formes de gouvernement est absolument impensable aux yeux du monde moderne. Alors que pour Aristote la tyrannie était une corruption de la monarchie, l’oligarchie ploutocratique de l’aristocratie, et la démocratie démagogique de la république, le monde moderne, lui, croit dur comme fer que le contraire de la démocratie, c’est la dictature, la tyrannie, l’arbitraire. Il tient la démocratie pour un impératif catégorique, pour le seul régime moralement juste. Gageons que si la monarchie avait été aussi foncièrement mauvaise, la liturgie de saint Jean Chrysostome n’aurait pas débuté avec cette bénédiction sacerdotale : « Bénie soit la royauté du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit » ; et le Christ aurait répondu à Pilate : « Ma République n’est pas de ce monde ».

Tyrannie
Nous ne nous attarderons pas sur cette forme dégénérée de la monarchie qui substitue au bien commun le bien particulier du tyran. Sauf pour mentionner les idées audacieuses qui ont été avancées sur le tyrannicide aux XVIe et XVIIe siècles dans la capitale culturelle de l’Europe d’alors : Salamanque. Plusieurs fois condamnées par le Parlement de Paris, ces théories qui trouvent un point de départ chez saint Thomas d’Aquin, les jésuites vont les cultiver. Les peuples ont le droit de se soulever non seulement contre les monarques qui manqueraient d’un titre légitime (les tyrans quoad titulum) mais aussi contre ceux qui manqueraient gravement à l’accomplissement de leur office (les tyrans quoad exercitium). Les jésuites les pousseront à l’extrême, jusqu’à faire l’apologie du tyrannicide (Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, 1975, pages 343 et suiv.).

Monarchie d’ « Ancien Régime »
Les historiens sérieux de cette période (de la fin du XVe siècle à la Révolution française) le savent, et François Bluche l’a montré, la monarchie était limitée par la loi naturelle et les lois fondamentales, ou « lois du royaume » qui représentaient la Constitution coutumière de la France. Elles étaient antérieures et supérieures au Roi ; elles transcendaient ses pouvoirs. Aucun monarque n’aurait pu en disposer. « Le prince, remarque l’historien, ne trouvait place qu’après le domaine de la foi, le droit naturel et l’ordre constitutionnel » (L’Ancien Régime. Coll. Le Livre de Poche. Paris, 1993, p. 26). On peut ajouter une foule d’autres freins aux pouvoirs du Roi : les conseils et tous les corps intermédiaires comme les corporations, les universités, les académies, les compagnies d’officiers, etc., ainsi que les corps constitués en qui Montesquieu voyait la meilleure défense contre le despotisme (op. cit. p. 33). « Un Roi d’ancien régime, même autoritaire, dit Bluche, était plus désarmé [...] que le plus débonnaire des présidents de démocratie moderne » (op. cit p. 25). Il était à ce point soumis aux lois fondamentales que les vieux juristes « aimaient à dire que le Roi même se trouvait “dans l’heureuse impuissance de les violer” » (op. cit. p. 26). Non, les ordonnances de l’Ancien Régime ne procédaient pas de l’arbitraire du Roi. « Car tel est notre plaisir » est une mauvaise traduction de la formule d’Ulpien (Digeste I.4.I) : quod principi placuit legis habet vigorem. Ce qu’il est apparu, au passé simple (quod placuit), former la meilleure décision après que le prince eut pris conseil et recueilli de part et d’autre les arguments de ses conseillers, marque le moment de clore la controverse dialectique par la conclusion qui s’impose. Telle était, selon le philosophe du droit Michel Villey, le sens de la formule romaine et française.

Démocratie
Dans un style qui n’est hyperbolique qu’en apparence, un parlementaire anglais du 19e siècle disait de la démocratie qu’elle « peut tout sauf transformer un homme en femme ». Et l’humoriste d’ajouter : « aujourd’hui, jusqu’à cet obstacle est levé ». Tout sauf transformer un homme en femme ? Une démocratie aussi démesurée, si elle eût existé véritablement, aurait eu des pouvoirs autrement étendus que ceux habituellement prêtés à la monarchie dite absolue de l’Ancien Régime. Il est douteux qu’une démocratie de ce type ne se soit jamais rencontrée dans l’histoire ancienne ni moderne. Alors simple boutade un peu ampoulée ? A moins, comme dirait Jean Madiran, qu’il y ait une différence inaperçue mais fondamentale entre la démocratie classique et la démocratie moderne, qui fait de cette dernière le support d’un pouvoir véritablement illimité. Mais revenons au 21e siècle. La démocratie telle qu’elle se pratique aujourd’hui de par le monde montre de la façon la plus nette qu’elle est enserrée dans des limites difficiles à franchir. Que l’on s’en félicite ou qu’on le déplore, et sans préjuger de leur bien-fondé, des considérations supérieures interdisent de soumettre au suffrage du peuple certains sujets sensibles. Cela est un fait. Au nom des droits de l’homme, il est pratiquement interdit en Europe de lui soumettre notamment la question très populaire de la peine de mort pour les crimes les plus graves. Sur tel enjeu européen, on a vu tel Etat refaire voter le peuple jusqu’à ce qu’il se fût prononcé dans le bon sens. A tort ou à raison, ni le FIS en Algérie ni le Hamas en Palestine ne sont admis par les zélateurs de la démocratie à gouverner. Cela tient au fait que, si l’on en croit l’historien de gauche François Furet, « il y a dans tout pouvoir démocratique […], une oligarchie cachée, à la fois contraire à ses principes et indispensable à son fonctionnement ». Que ce soit sous les espèces des droits de l’homme ou de considérations moins avouables, la démocratie moderne secrète ses propres garde-fous ou « une oligarchie cachée » qui limite l’étendue de ses pouvoirs.
Pour illustrer l’étendue et les limites du pouvoir démocratique, nous avons délibérément puisé dans l’histoire récente pour mettre en évidence la prééminence accordée dans les temps modernes au rôle de la volonté. La volonté des uns est contrebalancée par la volonté des autres. Un contre-pouvoir auto-désigné. Ces exemples, s’ils soulignent la place de la volonté, montrent paradoxalement le caractère ténu et fragile aussi bien des limitations qui lui sont imposées que de son titre à l’obéissance. D’une part en effet, ce qu’une volonté a fait, une autre volonté peut le défaire. Mais à ce train-là, il n’y a pratiquement plus de limites ni de barrières au pouvoir politique puisqu’il suffira de réunir une majorité sur n’importe quelle décision et son contraire. D’autre part, Michel Villey peut objecter à raison que les lois humaines n’auraient aucun titre à s’imposer aux hommes si elles ne procédaient de la loi naturelle autrement dit d’un ordre supérieur et transcendant qui les dépassent. « Ce n’est pas assez, dit-il, de fonder la force obligatoire des lois sur le pistolet des gendarmes. Mais quel fondement plus respectable que l’ordre naturel lui-même, que tous peuvent lire dans les choses, que tous peuvent et doivent reconnaître ? Tous ont le devoir de s’incliner devant le droit issu de la nature, alors qu’on ne me prouvera jamais que je doive le faire devant les désirs de la majorité ou la volonté du pouvoir prétendument investi par le contrat social. » (La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, 1975, p. 56). Cette prééminence jusqu’à la bouffissure de la place et du rôle de la volonté pose immanquablement la question du fondement du pouvoir et de la loi au regard de la démocratie classique et de la démocratie moderne.

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