Les prémisses idéologiques de la loi du nombre
L’Orient-Le Jour
Mardi 29 avril 2008
Tel un serpent de mer, la loi du nombre revient
régulièrement sur le devant de la scène, revêtue des oripeaux de la démocratie,
pour se poser en arbitre suprême de nos différends. Les ténors de l’opposition
proposent depuis des mois, et mettent au défi la majorité, de faire des
sondages d’opinion, d’organiser un référendum populaire, d’élire le président
au suffrage universel et, last but not least, d’amender la loi électorale en
vue d’élections législatives anticipées. La majorité au pouvoir a, quant à
elle, toutes les raisons du monde de douter des professions de foi démocratique
d’une opposition soupçonnée de putschisme. Comment faire confiance à des
révolutionnaires insuffisamment incorporés à la trame intime de l’être
historique du Liban, qu’une fois au pouvoir ils ne culbuteront pas les règles
du jeu renvoyant aux calendes grecques toute idée d’alternance du pouvoir ?
Mais plus fondamentalement, les Libanais perçoivent plus ou moins confusément
que la démocratie ne peut se résoudre à un simple problème
d’arithmétique ; que la réforme de la loi électorale a un retentissement
trop visible sur la structure libanaise pour que l’on accepte sans discussion
un cliché aussi schématique ; que la loi du nombre est une arme par
destination contre les constantes mêmes du Liban. Or la question se pose
précisément de savoir si l’on peut s’autoriser de la démocratie pour disposer
librement de ces constantes. En d’autres termes cela revient à examiner
l’étendue et le fondement du pouvoir en démocratie selon qu’elle est entendue
au sens classique ou au sens moderne. Car la question, si elle n’est pas propre
à la démocratie en tant que telle, se pose de manière aigue à cette forme de
gouvernement qu’une dérive moderniste fait reposer sur ce double mythe :
le pouvoir a pour fondement le peuple, lequel est un agrégat d’individus.
I
- Notions préliminaires sur les régimes
politiques, le pouvoir et ses limites
« Quel est le meilleur régime ? »
demandait-t-on à l’athénien Solon (circa 594), dont le nom reste attaché
à la promulgation d’une constitution accordant l’entrée des gens du peuple dans
l’Ecclesia (assemblée législative) - Pour quel peuple ? dit-il. Ce
réformateur, en qui Aristote voyait le père de la démocratie athénienne,
portait donc sur la démocratie un jugement rien moins que catégorique. Aussi
réaliste, le philosophe discerne plusieurs formes de gouvernement (royauté,
aristocratie, démocratie) dont aucune n’est bonne ou mauvaise en soi,
chacune pouvant être bonne ou mauvaise relativement à telle ou telle
cité. « L’acropole est oligarchique et la plaine démocratique » (La
Politique, VII, 10, 4). Si les expériences tendent à prouver que le meilleur
régime est un milieu entre aristocratie et démocratie, il demeure d’une extrême
prudence et concède, comme l’expérience le prouve, que dans une cité de
guerriers, vaut mieux plus d’aristocratie ; dans une cité campagnarde,
plus de démocratie. Cette conception « relativiste » des formes de gouvernement
est absolument impensable aux yeux du monde moderne. Alors que pour Aristote la
tyrannie était une corruption de la monarchie, l’oligarchie ploutocratique de
l’aristocratie, et la démocratie démagogique de la république, le monde
moderne, lui, croit dur comme fer que le contraire de la démocratie, c’est la
dictature, la tyrannie, l’arbitraire. Il tient la démocratie pour un impératif
catégorique, pour le seul régime moralement juste. Gageons que si la monarchie
avait été aussi foncièrement mauvaise, la liturgie de saint Jean Chrysostome
n’aurait pas débuté avec cette bénédiction sacerdotale : « Bénie
soit la royauté du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit » ; et le
Christ aurait répondu à Pilate : « Ma République n’est pas de ce
monde ».
Tyrannie
Nous ne nous attarderons pas sur cette forme
dégénérée de la monarchie qui substitue au bien commun le bien particulier du
tyran. Sauf pour mentionner les idées audacieuses qui ont été avancées sur le
tyrannicide aux XVIe et XVIIe siècles dans la capitale culturelle de l’Europe
d’alors : Salamanque. Plusieurs fois condamnées par le Parlement de Paris,
ces théories qui trouvent un point de départ chez saint Thomas d’Aquin, les
jésuites vont les cultiver. Les peuples ont le droit de se soulever non seulement
contre les monarques qui manqueraient d’un titre légitime (les tyrans quoad
titulum) mais aussi contre ceux qui manqueraient gravement à
l’accomplissement de leur office (les tyrans quoad exercitium). Les
jésuites les pousseront à l’extrême, jusqu’à faire l’apologie du tyrannicide
(Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, 1975, pages
343 et suiv.).
Monarchie
d’ « Ancien Régime »
Les
historiens sérieux de cette période (de la fin du XVe siècle à la Révolution
française) le savent, et François Bluche l’a montré, la monarchie était limitée
par la loi naturelle et les lois fondamentales, ou « lois du
royaume » qui représentaient la Constitution coutumière de la France.
Elles étaient antérieures et supérieures au Roi ; elles transcendaient ses
pouvoirs. Aucun monarque n’aurait pu en disposer. « Le prince, remarque
l’historien, ne trouvait place qu’après le domaine de la foi, le droit naturel
et l’ordre constitutionnel » (L’Ancien Régime. Coll. Le Livre de
Poche. Paris, 1993, p. 26). On peut ajouter une foule d’autres freins aux
pouvoirs du Roi : les conseils et tous les corps intermédiaires comme les
corporations, les universités, les académies, les compagnies d’officiers, etc.,
ainsi que les corps constitués en qui Montesquieu voyait la meilleure défense
contre le despotisme (op. cit. p. 33). « Un Roi d’ancien régime, même
autoritaire, dit Bluche, était plus désarmé [...] que le plus débonnaire des
présidents de démocratie moderne » (op. cit p. 25). Il était à ce point
soumis aux lois fondamentales que les vieux juristes « aimaient à dire que
le Roi même se trouvait “dans l’heureuse impuissance de les violer” » (op.
cit. p. 26). Non, les ordonnances de l’Ancien Régime ne procédaient pas de
l’arbitraire du Roi. « Car tel est notre plaisir » est une mauvaise
traduction de la formule d’Ulpien (Digeste I.4.I) : quod principi
placuit legis habet vigorem. Ce qu’il est apparu, au passé simple (quod
placuit), former la meilleure décision après que le prince eut pris conseil
et recueilli de part et d’autre les arguments de ses conseillers, marque le
moment de clore la controverse dialectique par la conclusion qui s’impose.
Telle était, selon le philosophe du droit Michel Villey, le sens de la formule
romaine et française.
Démocratie
Dans
un style qui n’est hyperbolique qu’en apparence, un parlementaire anglais du 19e
siècle disait de la démocratie qu’elle « peut tout sauf transformer un
homme en femme ». Et l’humoriste d’ajouter : « aujourd’hui,
jusqu’à cet obstacle est levé ». Tout sauf transformer un homme en
femme ? Une démocratie aussi démesurée, si elle eût existé véritablement,
aurait eu des pouvoirs autrement étendus que ceux habituellement prêtés à la
monarchie dite absolue de l’Ancien Régime. Il est douteux qu’une démocratie de
ce type ne se soit jamais rencontrée dans l’histoire ancienne ni moderne. Alors
simple boutade un peu ampoulée ? A moins, comme dirait Jean Madiran, qu’il
y ait une différence inaperçue mais fondamentale entre la démocratie classique
et la démocratie moderne, qui fait de cette dernière le support d’un pouvoir
véritablement illimité. Mais revenons au 21e siècle. La démocratie
telle qu’elle se pratique aujourd’hui de par le monde montre de la façon la
plus nette qu’elle est enserrée dans des limites difficiles à franchir. Que
l’on s’en félicite ou qu’on le déplore, et sans préjuger de leur bien-fondé,
des considérations supérieures interdisent de soumettre au suffrage du peuple
certains sujets sensibles. Cela est un fait. Au nom des droits de l’homme, il
est pratiquement interdit en Europe de lui soumettre notamment la question très
populaire de la peine de mort pour les crimes les plus graves. Sur tel enjeu
européen, on a vu tel Etat refaire voter le peuple jusqu’à ce qu’il se fût
prononcé dans le bon sens. A tort ou à raison, ni le FIS en Algérie ni le Hamas
en Palestine ne sont admis par les zélateurs de la démocratie à gouverner. Cela
tient au fait que, si l’on en croit l’historien de gauche François Furet,
« il y a dans tout pouvoir démocratique […], une oligarchie cachée, à la
fois contraire à ses principes et indispensable à son fonctionnement ».
Que ce soit sous les espèces des droits de l’homme ou de considérations moins
avouables, la démocratie moderne secrète ses propres garde-fous ou « une
oligarchie cachée » qui limite l’étendue de ses pouvoirs.
Pour illustrer l’étendue et les limites du pouvoir
démocratique, nous avons délibérément puisé dans l’histoire récente pour mettre
en évidence la prééminence accordée dans les temps modernes au rôle de la
volonté. La volonté des uns est contrebalancée par la volonté des autres. Un
contre-pouvoir auto-désigné. Ces exemples, s’ils soulignent la place de la
volonté, montrent paradoxalement le caractère ténu et fragile aussi bien des
limitations qui lui sont imposées que de son titre à l’obéissance. D’une part
en effet, ce qu’une volonté a fait, une autre volonté peut le défaire. Mais à
ce train-là, il n’y a pratiquement plus de limites ni de barrières au pouvoir
politique puisqu’il suffira de réunir une majorité sur n’importe quelle
décision et son contraire. D’autre part, Michel Villey peut objecter à raison
que les lois humaines n’auraient aucun titre à s’imposer aux hommes si elles ne
procédaient de la loi naturelle autrement dit d’un ordre supérieur et
transcendant qui les dépassent. « Ce n’est pas assez, dit-il, de fonder la
force obligatoire des lois sur le pistolet des gendarmes. Mais quel fondement
plus respectable que l’ordre naturel lui-même, que tous peuvent lire dans les
choses, que tous peuvent et doivent reconnaître ? Tous ont le devoir de
s’incliner devant le droit issu de la nature, alors qu’on ne me prouvera jamais
que je doive le faire devant les désirs de la majorité ou la volonté du pouvoir
prétendument investi par le contrat social. » (La Formation de la pensée juridique
moderne, Paris, 1975, p. 56). Cette prééminence jusqu’à la bouffissure de la
place et du rôle de la volonté pose immanquablement la question du fondement du
pouvoir et de la loi au regard de la démocratie classique et de la démocratie
moderne.
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