mercredi 4 novembre 2015

Cher Monsieur Farès Souhaid


 

Cher Monsieur Farès Souhaid

Orient-Le Jour
4 juillet 2015

« Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et l’on ouvrira à celui qui frappe » (Matth. VII, 7).
A quoi songiez-vous lorsque, commentant l’entrée de la statue de la vierge de Fatima dans le hall du parlement, vous déplorâtes « une immixtion de la religion dans la politique » ?

Est-ce d’adresser à Dieu des prières pour obtenir de Lui l’objet de nos désirs, ou de vouloir modifier par nos prières la disposition éternelle de sa providence, qui vous a choqué ?

Auriez-vous songé que l’efficacité de la prière fût nulle ou voisine de zéro ? Que Dieu ne peut intervenir par ses miracles et par ses anges sans que cela n’affecte son gouvernement du monde ?

Non, la doctrine de l’Eglise n’a jamais prétendu que « l'immutabilité de la providence divine » supprimât l’utilité de la prière ou que l’invocation de Dieu pour obtenir de lui l'objet de nos désirs modifiât la disposition éternelle de sa providence.

Bien au contraire le Seigneur dit qu’ « il faut toujours prier sans se lasser jamais » (Lc XVIII, 1), et saint Paul : « Priez sans cesse » (I Thes 5, 17).

C’est une autre histoire de savoir pourquoi nos prières ne sont guère entendues. Peut-être « nous ne savons pas demander dans notre prière ce qui convient ». D’où ce mot de saint Augustin : « Le Seigneur est bon qui ne nous accorde pas ce que nous voulons afin de nous donner ce que nous préférons ».

Ou bien, je vous le concède, « Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer » (Bossuet) ; et, comme dirait Péguy : « demander la victoire à Dieu sans combattre, je crois que c'est impoli ».

A moins que, d’une manière plus prosaïque, vous ayez songé que la prière est une relation intime avec Dieu, ce qui n’est pas faux mais non exclusif des prières publiques. Ou alors que l’on cesse cette hypocrisie de se féliciter d’avoir de l’Annonciation fait une fête nationale.

Il est vrai que le déferlement alentour de la confusion du spirituel et du temporel soulève de justes et légitimes craintes pour la cause laïque. Mais la « séparation de l’Eglise et de l’Etat », emblématique du laïcisme moderne, n’est pas exactement ce que l’Eglise et la doctrine catholique entendent par la « distinction » des deux ordres. Elle en est même l’exacte contrefaçon.

Carlos Hage Chahine 
Auteur de « La laïcité de l’Etat et sa contrefaçon »

vendredi 9 janvier 2015

Pudeur et impudeur



Pudeur et impudeur
L’Orient-Le Jour
25 février 2014

Il est loin le temps où l’impudeur faisait rougir de honte les oreilles chastes et les yeux pudiques. Signe des temps, elle revendique un droit de cité dans l’espace public, exhibant partout sa « fierté » que ce soit en défilant sur des chars dans la rue, en se produisant sur scène et sur les plateaux des télévisions, ou en s’affichant à la une des journaux et sur les couvertures des magazines. De cette « délicatesse de conscience qui la rend sensible à l’espèce de profanation que constitueraient la divulgation ou l’étalage des choses intimes », appelée pudeur, elle se moque éperdument. Le ravalement de l’animal raisonnable à l’animalité pure et simple n’effraie plus notre « civilisation aphrodisiaque ». C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit : la pudeur, c’est la réaction de l’être humain qui craint la réprobation sociale sanctionnant les dérèglements qui s’opposent à la sociabilité naturelle de l’animal raisonnable vivant en société organisée, et qui refuse son statut d’animal pur et simple.

Hasardons la justification catholique de la pudeur, que voici. Dans l’état surnaturel où se trouvaient nos premiers parents, l’animalité nue ne suscitait aucune réaction de honte de la part de la nature sociale de l’être humain mis en présence d’autrui. La nature était bonne. « Et Dieu vit que cela était bon. » Adam et Eve auraient engendré des enfants et vécu nus puisque la grâce n’abolit pas la nature. Mais depuis que « le premier homme pécha principalement en recherchant la ressemblance de Dieu quant à la science du bien et du mal […] ; en ce sens que, par la vertu de sa propre nature, il se déterminât à lui-même ce qu’il est bon ou ce qu’il est mal de faire […] » « […] afin que, comme Dieu, par la lumière de sa nature, régit toutes choses, de même l’homme, par la lumière de sa nature, sans le secours d’une lumière extérieure, pût se régir lui-même […] » (saint Thomas d’Aquin) ; ce qui est symbolisé par la manducation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; depuis cette faute originelle, ce fut la chute.

Le culte du moi souverain et la séparation de Dieu ayant libéré en eux les passions du concupiscible, Adam et Eve voient qu’ils sont nus. « Leur nudité, explique le philosophe et moraliste catholique Marcel De Corte, est le symbole de leur nature dépouillée des grâces divines, blessée en sa raison et en sa sociabilité qui la distinguent des autres animaux, ravalée à un niveau bestial. Ils sont nus comme les bêtes sont nues. Mais parce que leur nature n’est pas entièrement corrompue, elle réagit par la pudeur : ils travaillent des feuilles de figuier pour se vêtir, pour se dissimuler l’un à l’autre ce qui les apparente le plus aux animaux : les organes de la reproduction. C’est là le signe que leur intelligence pratique et leur sociabilité naturelle ne sont pas totalement perverties. »

Que des catholiques s’en scandalisent, c’est cela qui est anormal et qui choque, aurait dit l’autre, mais n’inversons pas les choses !

Une parabole pour notre temps


Une parabole pour notre temps
L’Orient-Le Jour
Mercredi 20 novembre 2013 N°13902

Le philosophe et chroniqueur catholique français Jean Madiran nous a quittés le 31 juillet dernier à l’âge de 93 ans, « en première ligne jusqu'au bout : à la dentelle du rempart ». Une dentelle faite de rigueur d’écriture et de précision du langage philosophique et théologique, pour ce bretteur cuirassé d’une intelligence et d’une plume exceptionnelles. Héritier de la pensée impersonnelle d’un Aristote ou d’un saint Thomas d’Aquin, il ne fondera pas un système philosophique nouveau si original soit-il, pas plus que son nom ne s’attachera au « récit des aventures intérieures du penseur » à quoi se résume globalement la philosophie moderne et contemporaine. Auteur d’une bonne quarantaine d’ouvrages et de milliers de chroniques, c’est en virtuose du verbe qu’il analyse et dissèque l’hérésie du XXe siècle qui ravage l’Eglise et le monde en proie au même mal : le modernisme et son culte de l’homme devenu le centre du monde. Non pas que le culte de l’homme n’eût jamais aucun titre à l’existence. Mais ce fut un culte rendu à plus grand que soi. « Ce fut le culte des morts. Ce fut le culte élevé par la piété filiale. Ce fut le culte rendu à ceux à qui nous devons la vie physique, la vie morale, la vie religieuse ; ceux qui nous ont transmis et appris la loi naturelle, la foi chrétienne et les humbles honneurs des maisons paternelles. »

En hommage à cet immense esprit, j’ai choisi de livrer aux lecteurs de « L’Orient-Le Jour », avec l’aimable autorisation de la revue « Reconquête » dont il est tiré, cet article, paru sous le titre de « Mutinerie à bord, Jacques Perret, héraut du parti français », si instructif sur notre triste quotidien de Libanais.-- Carlos Hage Chahine

Chacun a ses préférences. La mienne, c’est Mutinerie à bord. Les amateurs, et même les connaisseurs, semblent l’ignorer. Georges Laffly, qui fut le maître d’œuvre du numéro d’Itinéraires sur Jacques Perret, en 1978, et qui à nouveau vient de réaliser l’année dernière un épatant dossier « Perret fidèle et rebelle » dans la revue Certitudes, ne me paraît pas placer Mutinerie à bord au premier rang ; ni même lui consentir une mention honorable. C’est le livre qui commence ainsi :

« En mai 1864, il y avait dans le port de Cette un trois-mâts nantais qui portait un nom rare et édifiant : Fœderis Arca. C’était l’arche d’alliance, la nef mystique, la communion des fidèles, le refuge des pécheurs… »

Un mois plus tard le navire au nom de nef mystique disparaissait en mer, à la suite d’une mutinerie dont le récit fait tout l’ouvrage, qui est de 1948. Il a été réédité une première fois en 1953, une seconde en 1969. L’année précédente le pape Paul VI avait, en la vigile de l’Immaculée Conception, parlé de la mutinerie dans l’Eglise : « inquiétude, autocritique, on dirait même auto-destruction, bouleversement intérieur aigu et complexe ». C’est pourquoi nombreux étaient ceux « qui attendent du pape des interventions énergiques et décisives ». Mais le pape annonçait qu’il n’en ferait rien, qu’il attendrait avec confiance que Notre Seigneur vienne lui-même apaiser la tempête.

Jacques Perret décrit avec une exactitude météorologique la montée de la mutinerie à bord, mettant en un relief irrécusable le processus de démission par lequel une autorité se défait elle-même : il lui suffit d’accepter, fût-ce tacitement, ce qui n’est pas acceptable. Le difficile, c’est qu’on ne sait pas toujours très bien à quel moment commence ce qui est vraiment inacceptable.

Les choses sont déjà bien avancées au vingt-septième jour de la traversée. La mauvaise volonté de l’équipage du Fœderis Arca ne faiblit pas quand vient un coup de tabac et se maintient jusque dans les manœuvres qui, pour un rien, peuvent dégénérer en fausse manœuvre et en avarie. Tout l’équipage est complice d’un vol permanent de vin dans la cargaison, source de libations clandestines qui deviennent habituelles et qui excitent l’esprit d’insubordination. Le commandant Richebourg n’a pris aucune des mesures d’enquête et de surveillance que son second, Aubert, n’aurait pu faire exécuter, car il se heurte immédiatement, sans auxiliaire, à une malveillance compacte. En ce vingt-septième jour se place, entre le commandant Richebourg et le second Aubert, le dialogue qui est le sommet du livre.

« Je me rends bien compte, dit le commandant, que j’ai perdu la main. Je ne suis plus d’âge à retrouver la poigne.

- On devient trop bon, dit Aubert à tout hasard.

- Ces maudits salopards ne doivent rien à ma bonté. Mon père sans doute en aurait déjà pendu un ou deux. Moi aussi je l’aurais fait, jeune capitaine de vingt-quatre ans, à une époque où les balançoires de l’opinion publique et la pleurnicherie des moralistes ne venaient pas encore flanquer la pagaye dans les lois naturelles de la navigation. Vous ne dites rien, Aubert ?

- L’usage du pistolet vous appartient, capitaine. »

Aubert fait l’optimiste, c’est-à-dire triche un peu sans y croire :

- En fin de compte le bateau taille sa route et nous voilà tout de même à moitié chemin.

- Je remets donc l’autre moitié entre les mains de Dieu, déclara M. Richebourg.

« Le second admit qu’un capitaine pouvait à bon droit compter sur la Providence, mais fit respectueusement observer que, pour commencer, c’était plutôt Dieu qui mettait les bateaux entre les mains des capitaines. »

C’est moi qui souligne. Perret ne souligne pas, il dit sans souligner ; il fait un récit et non un traité ; il raconte sans expliquer ; mais il raconte comme peut raconter celui qui sait les choses, sans ignorer ni cacher ce qui permet de comprendre, ce qui peut instruire. Mutinerie à bord me parut un apologue écrit tout exprès pour que la respectueuse observation de M. Aubert au capitaine Richebourg portât jusqu’à Rome une remontrance identique. Mais le pape Paul VI, qui était féru de littérature française, n’aura apparemment jamais lu Mutinerie à bord. Jacques Perret y parlait mieux que personne du discours pontifical du 7 décembre 1968, comme il y parlera, aussi longtemps que vivra la langue française, de toutes les défaillances fondamentales de l’autorité.

Quelques heures après la respectueuse mais vaine observation de M. Aubert, l’équipage massacre le capitaine et le second. Les mutins coulent le navire. Ils partent en canots et assassinent le mousse, parce que toute défaillance grave de l’autorité entraîne le massacre des enfants.

On peut se demander ce qui serait arrivé si le capitaine avait tout de suite enquêté sur le vol et sans hésitation brûlé la cervelle (comme on disait autrefois) du premier à refuser obéissance. Mais peu importe. L’important est que le capitaine était là pour ne pas céder quand il ne faut pas céder, quoi qu’il puisse arriver. En cédant il n’a évité ni une mutinerie ni un massacre qui n’étaient peut-être pas évitables : mais en cédant il y a en quelque sorte consenti. Mutinerie à bord contient ainsi la substance vivante de plusieurs traités et discours sur le commandement, l’ordre, la société. On peut le relire autant de fois qu’on le voudra. C’est un chef-d’œuvre où l’art et la pensée marchent, comme il se doit, d’un même pas. C’est un regard sur l’être des choses qui est d’une admirable sûreté.

Par Jean Madiran

Grandeur et déchéance du confessionnalisme libanais


Grandeur et déchéance du confessionnalisme libanais
L’Orient-Le Jour
Mardi 12 mars 2013

Le système confessionnel à la libanaise a de bonne heure été décrié par les partis idéologiques comme le repoussoir absolu, l’origine de tous nos maux. Le voilà qui perd aujourd’hui un à un tous ses appuis. Ses derniers défenseurs se fussent-ils seulement montrés, que promptement ils eussent été mis en quarantaine. Paradoxalement, avec un curieux sens de l’à propos, trois grands partis chrétiens viennent de donner leurs faveurs à un projet de loi électorale soumis par la « Rencontre orthodoxe » qui, s’il était adopté, aurait immanquablement pour effet de l’exacerber. Un « mariage civil » célébré ou orchestré au même moment, vient de relancer les revendications des laïcistes militant pêle-mêle pour l’abolition du confessionnalisme et l’institution du mariage civil au nom d’un soi-disant « Etat civil » et de la séparation de la religion et de l’Etat. Comme si le Liban avait jamais été un Etat théocratique ou gouverné par des clercs.

Comme la langue d’Esope

Initialement configuré à la nature pluraliste du Liban, le confessionnalisme avait pour objectif de pallier à la dhimmitude, sorte de citoyenneté de seconde zone, qui fut pendant des siècles le lot des minorités chrétiennes. Aux communautés historiques libanaises, il a permis la participation à part égale au pouvoir. Non point qu’il se fût agi de la répartir sur base d’une égalité arithmétique simple, mais de la tailler selon une égalité géométrique, dite aussi égalité de rapports, en proportion de leur poids et de leur rôle historique dans la formation du Liban. Parce qu’il n’y a pas d’injustice plus grande, selon Aristote, que de traiter également des choses inégales.

Or il en est du confessionnalisme comme de la langue d’Esope, ou du pouvoir, ou même de l’argent. Neutre. Se prêtant à un double usage. Le mauvais, lequel serait condamnable à l’instar du « nationalisme exacerbé » ; comme le bon : que resterait-il du pays « message » sans le système confessionnel qui n’est rien d’autre qu’une mise en forme institutionnelle de sa diversité ? Le Liban se fût-il métissé qu’il n’eût pas été proposé comme modèle à l’imitation des pays pluralistes. Entrevoit-on d’autre issue à la Syrie que l’on dit en voie de « désintégration en groupes ethniques » autrement dit confessionnels ? Que n’a-t-on trouvé de système plus approprié à l’Irak de l’après Saddam gouverné par une majorité chiite et où le régionalisme n’est que la feuille de vigne du confessionnalisme ?

Le mauvais confessionnalisme

Censé éviter les effets pervers d’une loi électorale que de plus experts que moi disent obsolète mais que l’on s’accorde à dire altérée par un découpage tendancieux particulièrement défavorable aux chrétiens, le projet de loi électorale dit orthodoxe mettrait fin à cette injustice en permettant à chaque communauté d’élire ses propres représentants. Ses propagandistes nous jurent la main sur le cœur qu’avec lui les chrétiens seront enfin assurés d’une parité sans mélange. Qu’il nous soit permis d’en douter. Car de quoi s’agit-il quand on parle d’une authentique représentation des chrétiens ? D’avoir des députés qui ne soient pas propulsés au Parlement par la seule grâce du vote musulman ? Assurément. A la condition implicite qu’ils défendent les aspirations chrétiennes à un Etat indépendant et souverain étendant son autorité sans partage sur tout le territoire libanais ; un Etat respectueux des libertés publiques ; un Etat garant de la diversité qui a fait la singularité de ce pays au milieu d’un environnement marqué par la monochromie. Hélas, sur ce plan, ce n’est pas le projet « orthodoxe » qui leur donnera satisfaction, tant s’en faut. Avec une parité strictement formelle qui n’a de parité que le nom, ce projet nous précipiterait infailliblement, par le jeu des alliances, dans le giron iranien. C’est à se demander quelle mouche a pu piquer les Phalanges et les Forces Libanaises pour tomber si lamentablement dans le panneau.

Tout à son obsession de la parité, n’ayant d’égard que pour les spécificités communautaires, le projet « orthodoxe » serait la ruine des solidarités tissées au fil des siècles entre les diverses communautés libanaises : des intérêts économiques aux biens intellectuels, moraux et culturels en passant par les amitiés entretenues entre familles, quartiers, villages, régions, etc., tout un espace commun, fruit d’un vécu commun, constitue la trame de la grande famille libanaise.

Le bon confessionnalisme

Un système rétrograde et d’un autre âge que le confessionnalisme ? Il fut pourtant assez souple pour s’adapter aux bouleversements qui ont secoué le pays après le 14 février 2005. D’une part, l’émergence d’une majorité et d’une opposition trans-confessionnelles est un phénomène assez rare par sa dimension, son amplitude, sa profondeur, sa hauteur, et sa durée pour être signalé. Quoi de plus compatible en effet avec le principe de « l’Etat civil » réclamé à cor et à cri, que le clivage 8/14 mars triant les obédiences des Libanais en fonction de leurs sympathies politiques, sans égard pour leur appartenance confessionnelle ? Gageons qu’à l’intérieur de ces deux grandes tendances, ce fameux mois de mars 2005 aura révélé aux Libanais, sans préjudice de leur diversité, plus d’affinités et de communauté de vues qu’aucun Procuste ne pourra réaliser jamais.

D’autre part, le déséquilibre qui avait affecté la parité intercommunautaire au détriment des chrétiens, a été réparée par une sorte de parité trans-communautaire. Ce qui leur avait été ravi dans l’ordre du nombre, leur a été rendu dans l’ordre de la substance. Je m’explique. Oui, le garde-fou de la parité, si indispensable à la lettre comme à l’esprit des institutions, était devenu inopérant du fait des tutelles qui se sont succédé sur le pays. Oui, la parité exige pour être effective, que les députés chrétiens ne soient pas exclusivement redevables de leur siège aux musulmans. Mais cela s’entend toute condition prérequise étant supposée réalisée. Notamment que fussent justement représentées les aspirations (d’origine chrétienne) à un Liban libre, souverain et indépendant, doté d’un appareil étatique légitime qui ne soit pas aux ordres de mini Etats concurrents. Or depuis qu’on a vu la ligne de démarcation politique traverser les communautés sous l’impulsion de l’insurrection du Cèdre, en même temps qu’un antagonisme abyssal opposer les chrétiens entre eux sur les questions fondamentales, le projet « orthodoxe » était devenu sans objet et la parité proposée de pure façade. En s’y attachant, les grandes formations chrétiennes du 14 mars se condamnent à lâcher la proie pour l’ombre, à moins qu’on se fût abusé sur leurs véritables intentions et qu’elles fussent secrètement plus jalouses de leur quote-part que de la parité.

Combien hélas plus fidèle aux aspirations chrétiennes de souveraineté et de liberté, l’alliance providentielle entre musulmans et chrétiens scellée dans le sang au lendemain du 14 février 2005 ! Combien plus conforme à l’essence du Liban, la devise « Liban d’abord » arborée et mille fois répétée par un Saad Hariri joignant dans le quotidien l’acte à la parole, qu’une vénale surenchère à la parité ou que les tartarinades de leaders chrétiens qui ont le timbre plus haut à mesure que les armes alliées se font plus menaçantes !

Nos Patriarches et la Révolution syrienne


Nos Patriarches et la Révolution syrienne
L’Orient-Le Jour
26-27 juillet 2012


Le soutien indéfectible et sans détour des patriarches d’Antioche au régime syrien dans sa guerre contre l’opposition a choqué plus d’un au sein de la population, toutes communautés confondues, sans en excepter la classe politique. Dans les chancelleries occidentales l’incompréhension signifiait en langage diplomatique rien moins qu’exaspération.

Pour justifier leur plaidoyer en faveur du régime, les Patriarches mirent en avant leur souci de protéger les minorités chrétiennes de l’inconnu ou d’un islamisme qui serait pire que la dictature. Inspiré de calculs de prudence politique, un tel motif vaut ce qu’il vaut. Une raison plus fondamentale que Leurs Béatitudes firent valoir plus timidement et en allusion à l’exhortation de saint Paul (I Tim. II, 1 et suiv.), tient à la docilité de principe prônée par l’Eglise à l’égard de l’autorité. Cette attitude « scandaleusement » complaisante à l’égard du régime de Damas suscita de vives critiques dont je retiens deux des plus saillantes :

- Que le régime triomphe ou qu’il chute, les minorités chrétiennes risquent fort d’être les premières victimes, ou comme boucs émissaires, ou comme complices.
- La victoire des Libéraux en Libye infirme la thèse que l’islam est incompatible avec la démocratie.

Je ne suis pas qualifié pour juger du bien-fondé de ces analyses. Ma réponse se situera sur un plan doctrinal, à la lumière de l’enseignement de l’Eglise catholique et notamment, de la politique dite du « Ralliement ».

Enoncée par le pape Léon XIII dans deux encycliques : « Au milieu des sollicitudes » du 16 février, et « Notre consolation » du 3 mai, ainsi que dans la lettre au cardinal Lecot du 13 août 1893, cette doctrine s’adressait nommément aux Catholiques de France. Que dit-elle en substance ?

Les Catholiques français, faut-il le rappeler, formaient la majorité de la nation. Pourtant en France, quelque cause qui ait pu les déclencher, le Pape constate que « le christianisme devient, de la part des sectes, l’objet d’hostilités implacables ». Pour répondre à une opposition fondamentale des Républicains au christianisme, qu’il qualifie de « vaste complot que certains hommes ont formé d’anéantir en France le christianisme », Léon XIII exhorte à s’unir et « à redoubler d’amour et d’efforts dans la défense de la foi catholique, en même temps que de leur patrie » tous « les Français qui professent la religion catholique », dont « la grande sollicitude doit être d’en assurer la conservation » ; et à « mettre de côté toute préoccupation capable d’en amoindrir la force et l’efficacité ».

Il les exhortait en somme, d’après Jean Madiran, « à suspendre les activités politiques qui n’avaient pas pour objet direct, immédiat, unique, cette défense urgente » (Les Deux démocraties, 1977). Les Monarchistes - les Catholiques l’étaient alors presque tous - se trouvaient de ce fait sommés de se « rallier » aux institutions démocratiques du régime républicain. Non que la démocratie fût considérée par le Pape comme le seul régime politique moral. L’Eglise a toujours distingué politique et morale, la politique n’ayant pas pour objet de réaliser le bien moral « mais d’assurer les conditions sociales de sa réalisation par chaque personne » (Tanoüarn, Monde et Vie du 5 mai 2012). « De par son essence même, la cité est tenue d’assurer à ses membres les conditions d’une droite vie morale, d’une vie proprement humaine » (Maritain). Pour cela, absolument parlant, et suivant la leçon d’Aristote, plusieurs formes de gouvernement sont légitimes : la monarchie, l’aristocratie, la démocratie et le régime mixte (un mélange de monarchie et de démocratie). « On peut affirmer (…), en toute vérité, que chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun pour lequel l’autorité sociale est constituée. » Il n’empêche que si l’on descend des abstractions sur le terrain des conclusions pratiques, telle forme de régime politique peut être mieux adaptée à telle nation eu égard à « l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales ».

« Dans cet ordre d’idées spéculatif, les Catholiques comme tout citoyen ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne » et donc, s’ils le désirent, de poursuivre et perfectionner la théorie de la monarchie. A condition de n’avoir garde, dans leur comportement pratique, de s’écarter du principe que « tous les individus sont tenus d’accepter » les gouvernements établis, aux conditions et réserves morales habituelles (1) ; « et de ne rien tenter pour les renverser ou pour en changer la forme ». « De là vient que l’Eglise (…) a toujours réprouvé les doctrines et toujours condamné les hommes rebelles à l’autorité légitime. »

A ce stade du raisonnement, rien dans la position de nos Patriarches qui n’apparaisse en totale conformité avec l’enseignement de l’Eglise. Mais poursuivons jusqu’au bout l’argumentation de Léon XIII.

Bien sûr, thème aristotélicien thomiste par excellence, les choses de la nature, et notamment les institutions politiques, sont muables. En dehors de l’Eglise établie par Jésus-Christ, qui « a pu conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de gouvernement », aucune autre forme de pouvoir civil dans une nation ne peut être tenue « comme tellement définitive qu’elle doive demeurer immuable ». Les choses varient en fonction des mœurs et des circonstances de temps et de lieu. Parfois le temps « se borne à modifier quelque chose à la forme de gouvernement établie ; d’autres fois, il va jusqu’à substituer aux formes primitives, d’autres formes totalement différentes, sans en excepter le mode de transmission du pouvoir souverain ». Il s’agit de changements radicaux, de révolutions qui « succèdent parfois à des crises violentes, trop souvent sanglantes », où « l’ordre public est bouleversé jusque dans ses fondements ».

Dans cette dernière hypothèse, Léon XIII voit une opportunité d’agir. En effet, dans une telle situation, pour obvier à l’installation du chaos de l’anarchie , « une nécessité sociale s’impose à la nation (…) de pourvoir à elle-même » sans retard. Un bouleversement de l’ordre public jusque dans ses fondements survient-il, « la création et l’existence de nouveaux gouvernements (…) nécessairement requis par l’ordre public » devient une « nécessité sociale » ; et l’occasion propice aux Catholiques français - puisque c’est d’eux qu’il s’agit dans l’optique du « Ralliement » - de faire prévaloir le régime de leur prédilection, qu’ils n’eussent pu tenter autrement sans provoquer de graves perturbations. « Si Dieu permet, écrit Jean Madiran, que ces graves perturbations se produisent néanmoins, on peut à ce moment-là, et alors seulement, mener une action politique destinée à changer de régime ».

Certes les Chrétiens de Syrie ne constituent pas aujourd’hui la majorité comme l’étaient hier les Catholiques de France. A ceci près, les événements de Syrie recoupent les conditions posées naguère par Léon XIII aux Catholiques français pour agir : « anarchie », « crises violentes », « ordre public bouleversé jusque dans ses fondements ». La nécessité de trouver une alternative au régime actuel n’est-elle pas au demeurant au centre des préoccupations de l’Occident dans l’affaire syrienne ? Toute l’énergie des Occidentaux, obnubilés par son absence, n’est-elle pas tendue vers la recherche d’une telle alternative ?

Quel régime, quelle forme de gouvernement seraient les mieux adaptés au caractère, à l’histoire, aux mœurs des Syriens ? Dès lors que, sans les avoir provoquées, de « graves perturbations se produisent », ceux-là, à quelque communauté qu’ils appartiennent, et notamment les minorités chrétiennes, sont invités à faire prévaloir le régime qu’ils souhaitent. Comme minorité, les Chrétiens de Syrie le sont d’autant plus qu’ils pourraient légitimement avoir d’autres aspirations qu’une éternelle dhimmitude. Loin de l’avoir suspendue, la parenthèse du Baas l’a durcie « en toute laïcité », selon l’heureuse formule de Nagib Aoun, et une démocratie du nombre, si elle devait triompher, la perpétuera infailliblement. D’où l’urgence de faire entendre leur voix et indiquer leur choix « au milieu des sollicitudes » des « Amis de la Syrie ». Sont-ils plutôt favorables à une démocratie à la libanaise, à la française, ou à une monarchie à l’anglaise ? Telle est aujourd’hui la « nécessité sociale » justifiant « la création et l’existence de nouveaux gouvernements » qu’ils doivent y songer activement et sans délai.

Sans doute au niveau de responsabilité et au poste d’observation qui sont les leurs, nos Patriarches bénéficient-ils sur le plan pratique d’un point de vue qui nous fait défaut. S’élève-t-on cependant au plan des principes, face à la révolution qui bouleverse la Syrie jusque dans ses fondements, ils semblent malvenus d’arguer de l’obéissance servile au régime établi et encore moins de la protection des minorités chrétiennes qu’un prix aussi monstrueux ne saurait plus justifier.

(1) On peut penser, à titre d’exemple, à l’objection de conscience préconisée par Jean-Paul II, face à des législations injustes. « Les chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation civile, sont en opposition avec la loi de Dieu » (L’Evangile de la vie, 74).

Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (III)


Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (III)
L’Orient-Le Jour
Jeudi 16 février 2012 N°13382

II La guerre juste (2e partie)

C) L’intention droite. La guerre juste suppose, chez ceux qui la font, une « intention droite » qui se propose de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. « En effet, relève saint Thomas, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise ». Saint Thomas cite à l’appui ce passage de saint Augustin qu’on a vu plus haut : « le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui est coupable dans les guerres […] » Il ressort de là qu’une guerre juste peut être corrompue par des facteurs qui tiennent soit aux dispositions intérieures des belligérants soit à la conduite même de la guerre.

Des dispositions intérieures. On a vu plus haut ce qui, d’après saint Augustin, est condamnable dans la violence ; les sentiments et les comportements qu’il fallait répudier. Mais ce n’est pas encore assez pour saint Augustin puisqu’il ne s’agit là que de préceptes négatifs. Or le combattant est appelé à bien davantage comme se montrer « pacifique en combattant ». Voici comment un philosophe catholique qui a vécu les affres de deux guerres mondiales fait écho à ce précepte positif : « Il peut donc arriver, dit Gustave Thibon, que, par obéissance aux lois de la Cité, l’homme de paix soit obligé de ceindre le glaive. Comment alors purifier la violence ? Dans ces conjonctures extrêmes, il faut résister autant qu’on le peut à la contagion de la haine et transmuer l’action en passion. L’épée est à l’âme pacifique condamnée à la guerre ce que la croix est au martyr. Il n’est permis de tuer qu’avec l’état d’âme dans lequel on voudrait mourir. Mettre la violence au service de la paix, faire les gestes de la haine en gardant l’amour dans son cœur, c’est là, sur le plan humain, une impossible gageure, une de ces contradictions de la nature que la grâce seule peut surmonter. Car la guerre est exigeante : le risque absolu (celui de la mort) qu’elle comporte appelle dans l’âme un contrepoids non moins absolu, et ce contrepoids, si ce n’est pas le vrai Dieu, ne peut être qu’une idole. Aussi, rares sont les guerriers qui savent mourir et tuer sans se faire une idole positive de la cause qu’ils défendent et une idole négative de leur ennemi. “Je sais que tu es brave et que le sang du guerrier bouillonne en toi, a-t-on pu dire au jeune homme qui marche vers le combat. Je n’ai pas peur que tu manques d’héroïsme. La sainteté est à l’héroïsme humain ce qu’est le ciel aux plus purs sommets de la terre. Lutte jusqu’à la mort, mais ne divinise pas la guerre : au cœur du combat, n’oublie pas cet amour et cette faiblesse dernière en qui la guerre doit se fondre et se dénouer” » (Nietzsche ou le déclin de l’esprit).

Il est impossible de montrer à la fois un esprit pacifique dans le combat et une cruauté dans la vengeance. C’est une question de cohérence. Et c’est tout l’effort entrepris par l’Eglise au cours des siècles pour humaniser la conduite extérieure de la guerre.

De la conduite de la guerre. On touche ici à une question pratique d’une importance cruciale tellement il est difficile de faire entendre raison aux chefs d’Etat. Dans la passion du moment, remarque Auphan, ils sont toujours convaincus de leur bon droit et que leur cause est légitime. L’histoire offre très peu d’exemples d’une agression qui soit manifeste et unilatérale. A l’occasion des cérémonies commémoratives du 60e anniversaire du Débarquement en Normandie les 5 et 6 juin 2004 à Bayeux, le cardinal Joseph Ratzinger, représentant alors Jean-Paul II, déclarait : « S’il y a jamais eu dans l’histoire, un “bellum justum”, c’est bien ici, dans l’engagement des Alliés, car l’intervention servait finalement aussi au bien de ceux contre le pays desquels a été menée la guerre. »

Aussi la manière de faire la guerre au plan des moyens, pour la rendre moins inhumaine, importe en définitive plus que sa justification au plan de la finalité.

Il n’entre pas dans notre propos d’énumérer toutes les lois et les coutumes de la guerre, mais d’indiquer les plus importantes dont il est aisé de vérifier la compatibilité avec les fondements de la civilisation en tant qu’elles supposent la loyauté dans le combat et le respect de la vie des non combattants. Elles se retrouvent dans les Conventions souscrites à La Haye par les nations civilisées et exigent des armées régulières ainsi que des milices et corps de volontaires qu’ils :
- portent un uniforme ou un « signe distinctif reconnaissable à distance » ;
- portent les armes ouvertement ;
(ce qui revient à interdire, écrit l’amiral Auphan, « les assassinats commis au temps de l’occupation dans le métro ou dans la rue, par un passant apparemment inoffensif qui tire tout à coup un pistolet de sa poche »)
- distinguent entre combattants et non combattants de manière à épargner les populations civiles ;
- s’abstiennent de « tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie » ;
- s’abstiennent d’achever un blessé, de tuer ou de molester un prisonnier qui s’est rendu ;
- s’abstiennent « d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus » (principe de proportionnalité qui commande de ne recourir qu’à des moyens de violence proportionnés aux objectifs) ;
- respectent « l’honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée » et, en cas d’occupation d’un pays adverse, assurent « l’ordre et la vie publics » conformément « aux lois en vigueur dans le pays » ; etc., etc. ;

Les hostilités qui n’obéissent pas aux conditions et aux lois de la guerre juste, obéissent fatalement à celles du terrorisme et des crimes de guerre. La fin ne justifie pas les moyens : aucun but ni idéal, fût-il de résistance à l’occupant, ne saurait absoudre ni légitimer les actes de guerre qui blessent ce code d’honneur. Cela étant, le terrorisme n’est plus le monopole de guérilleros ou résistants qui, indifférents aux lois de la guerre, n’en respectent aucune, quand ils ne les transgressent pas toutes à la fois comme dans le cas des fous suicidaires.

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Depuis la seconde guerre mondiale, observe l’amiral Auphan, une mutation s’est opérée avec l’apparition de « deux techniques nouvelles [qui] ont profondément altéré l’esprit des combats et des combattants ». D’une part le bombardement systématique et terroriste des agglomérations urbaines, sans intérêt industriel ou militaire comme en Angleterre et en Allemagne, sans discrimination entre militaires occupants et civils occupés comme en France, prit une ampleur jamais atteinte ; à côté d’Avranches petite ville de Normandie, prise le 31 Juillet 44 par les Alliés au prix d’immenses destructions mais dont « le sacrifice aura servi » et qui, pour finir, « est morte au champ de bataille et non à l’abattoir », combien « d’autres villes normandes stupidement massacrées, où pour arrêter une heure les colonnes allemandes, des cités sans pareilles, villes d’histoire et d’art, s’anéantissaient avec un dixième de leurs habitants traités à l’abyssinienne » (Jean de La Varende) ? Sans parler des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki qui ont entièrement déshumanisé la guerre moderne. D’autre part, une guerre subversive caractérisée par une « perversion égale et fatale de la fin et des moyens » s’acharnait non plus à défendre une frontière ou à occuper une province contestée, mais à renverser le régime en place chez l’adversaire. Usant de moyens tels que « le martelage cérébral par la radio, les attentats, les sabotages, les assassinats ordonnés dans l’ombre par des anonymes ou des irresponsables, tombant le plus souvent sur d’innocentes victimes, provoquant l’escalade d’injustes représailles ou d’indignes tortures, faisant perdre la tête aux mainteneurs de l’ordre, préparant en définitive le peuple, lassé par un tel laminage, à accepter n’importe quelle servitude », cette guerre, ajoute Auphan, passait ainsi « du plan des corps à celui des âmes ».

Depuis que nous sommes entrés et confortablement installés dans l’Âge de la technique, c’est le souci d’efficacité qui, sauf très rare exception, règne partout en maître. Sauf très rare exception, nous n’avons d’yeux que pour le résultat. Pour y arriver, tous les moyens sont bons. Avec le recul de la bonne foi et de la vertu de prudence, dont nous avons perdu jusqu’au sens originel, qui consiste dans le choix d’un moyen adéquat à la fin correcte poursuivie, mais qui ne subsiste plus qu’au sens dégradé et technicisé à l’extrême « d’habileté à esquiver les écueils et les risques inhérents à la vie humaine », nous sommes entrés dans l’Âge de la Barbarie. Signe des temps, le terrorisme qui a « altéré l’esprit des combats et des combattants », n’est plus le monopole de personne : terrorismes d’Etats, terrorismes de Résistances rivalisent à l’envi. Sans un « minimum de sens moral » qui « aperçoit dans l’adversaire d’aujourd’hui l’allié, sinon l’ami de demain » (Dom Gérard Calvet), il s’en faut de beaucoup qu’on puisse seulement limiter la guerre et ses effets.

Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (II)


Guerre et résistance à l’aune de la Civilisation (II)
L’Orient-Le Jour
Samedi 11-Dimanche 12 février 2012 N°13378

II La guerre juste (1re partie)

Le christianisme a beau ne pas être une religion de pacifistes, il n’en exige pas moins des conditions très strictes pour autoriser le recours à la guerre. Saint Thomas d’Aquin définit la guerre légitime par trois critères cumulatifs : l’autorité du Prince, la cause juste et l’intention droite.

A) L’autorité du prince. Le premier de ces critères tient à l’autorité qualifiée pour déclarer la guerre : l’autorité du prince. Aujourd’hui on dirait l’Etat souverain. Ce qui excluait, hier, les guerres privées féodales et les razzias entre tribus arabes et exclurait, aujourd’hui, guérillas, « gouvernements clandestins ou […] noyaux de conspirateurs en exil » (Auphan). Une question incidente se pose à propos des milices au sens libanais, dans la mesure où elles ne sont une émanation ni directe ni indirecte de l’Etat. Il me semble opportun de faire ici une distinction entre les milices qui, dans un pays à structure pluraliste, où la guerre civile tourne très vite à la guerre entre nations, visent à suppléer à la défaillance et à la désagrégation de l’Etat et celles qui font sciemment et systématiquement obstruction à son édification.

C’est l’ordre naturel, écrit saint Augustin, qui demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes. Il s’ensuit, ajoutent les commentateurs contemporains de saint Thomas, que si cette autorité souveraine passait à un niveau plus élevé s’étendant à d’autres nations, la décision de guerre relèverait de ce dernier. On pense notamment au développement de la communauté internationale et son organisation au sein d’un Conseil de sécurité. A condition toutefois que l’autorité publique souveraine : prince, roi, président de la République, Conseil de Sécurité, soit toujours liée au bien commun, et évite de sombrer dans la tyrannie et l’arbitraire, sous peine de justifier alors une légitime révolte (Somme, IIa-IIae, qu. 42). Sous réserve que les deux autres conditions soient réunies, à savoir :

B) La cause juste. Le deuxième critère énoncé par saint Thomas consiste en une cause juste. « Il est requis, écrit le théologien, que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute ». Il explique son propos par cette citation de saint Augustin : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence. » Saint Thomas d’Aquin n’acceptera pas que l’Empereur et les rois tiennent leur puissance du sacre ni du bon vouloir de l’Eglise. Leur autorité existe de par le seul droit naturel. Suivant la doctrine d’Aristote, saint Thomas considère la souveraineté, la domination politique, la sujétion, la hiérarchie, comme conformes au plan de la nature et non plus comme un simple remède historique aux péchés des hommes. L’homme est animal politique, naturellement destiné à vivre sous une hiérarchie et dans un groupe organisé. Par conséquent l’ordre politique ne ressortit pas à l’ordre de la grâce (Somme, IIa IIae, qu. 10, art. 10). Saint Thomas enseigne l’existence de la souveraineté au bénéfice des infidèles. Il est arrivé dans l’histoire que des princes infidèles aient détenu un « dominium » sur des chrétiens ; l’avènement du christianisme ne les en a pas dépossédés (Villey, « La Politique de saint Thomas » in Dictionnaire des grandes œuvres politiques). L’origine surnaturelle comme justification théorique des souverainetés ôtée, c’est toute la conception sacrale de la monarchie de droit divin qui devenait caduque ; et la « hiérocratie » médiévale condamnée au déclin.

Dans son message de Noël 1948, où d’ailleurs il fait définitivement justice du pacifisme, Pie XII énonce le principe général : « La volonté chrétienne de paix, avertit le Pape, est d’une autre trempe qu’un simple sentiment d’impressionnabilité qui ne détesterait la guerre qu’à cause de ses horreurs et pas aussi à cause de son injustice ». Et d’ajouter qu’« un peuple menacé ou déjà victime d’une injuste agression, s’il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence passive ». Sous peine d’être taxé de lâcheté, « la volonté chrétienne de paix », en cas d’ « injuste agression »,  se doit donc de réagir et de se défendre.

S’il faut détester la guerre, si néanmoins il faut la faire, ce n’est pas tant pour la paix, aussi désirable soit-elle, que pour des motifs de justice. La paix n’est pas la fin ultime. « La fin de la paix, précise encore Pie XII, est de bien protéger les biens de l’humanité en tant que biens du Créateur. Or, parmi ces biens il en est de telle importance pour la communauté humaine que leur défense contre une agression injuste est, sans nul doute, pleinement justifiée. » Vatican II répétera que « la paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une œuvre de justice » (Gaudium et Spes, § 78, al. 1). Comme quoi sans justice, il n’y a pas de paix véritable.

On peut rattacher à cette condition générale de « cause juste » un certain nombre d’exigences préalables, dont la satisfaction est requise avant tout recours à la force et prévus dans le Compendium de la Doctrine Sociale de l'Eglise (DES, numéros 497 et suiv.) :

- « que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces » ;
- « que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer » ; le secrétaire général du Hezbollah l’avait lui-même reconnu dans son allocution du 27 août 2006 : « Si j’avais su… » ; cela vaut aussi bien pour l’engagement de la guerre que pour le renversement d’un régime tyrannique : il ne faut pas, dit saint Thomas d’Aquin, qu’une juste révolte s’opère « d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du régime tyrannique » (Somme théologique, IIa-IIae, Qu. 42, art. 2) ; cela revient à exiger que les dommages prévisibles ne surpassent pas ceux de cette injustice, qu’il vaudrait mieux alors subir ; ce qui implique, par voie de conséquence,
- que les circonstances soient mûres et « que soient réunies les conditions sérieuses de succès » ; autrement dit que la probabilité de victoire soit plus forte que les dommages imposés. « Ce point est certainement l'un des plus difficiles à évaluer puisque entrant dans le cadre du calcul des probabilités » (Michael Walser) ; les circonstances et notamment le calendrier de l’éclatement de l’ « Insurrection du Cèdre » (improprement appelée « Révolution du Cèdre ») prouvent le bien-fondé de cette condition ; si importante que fût pour les familles des victimes et pour le pays l’assassinat de Rafic Hariri et de ses compagnons, le coût de ce soulèvement qui a abouti au départ des Syriens, est sans commune mesure avec les dommages qui auraient pu résulter d’un éclatement prématuré (on est très loin de l’hypocrite calcul qui consiste, selon le dicton, à « baiser la main qu’on ne saurait tordre ») ;

« Il faut avoir présent à l’esprit, dit l’amiral Paul Auphan, le pacte moral informulé, mais aussi sacré qu’un serment, qui lie tout chef militaire à ses subordonnés. Quel que soit son échelon hiérarchique - sergent, capitaine ou général - le subordonné reçoit d’en haut un ordre, une mission qu’il exécute de son mieux, au besoin jusqu’à la mort. Mais, en contrepartie d’un sacrifice accepté d’avance, il sait que son chef ne risquera sa vie [c.-à-d. la vie du subordonné], dans le plan que sa compétence a conçu, que si le résultat le justifie, mieux : l’exige. La discipline militaire est fondée sur cette confiance réciproque. La conséquence de cette définition est qu’on viole aussi bien la discipline en se dérobant à un ordre supérieur qu’en prenant soi-même, comme chef, des décisions qui feraient tuer des subordonnés pour rien ou par une sorte de tromperie, comme il en est, hélas, des exemples » (cf. « Weygand » in Itinéraires, 1965, N°93, p. 142).

Aussi le sacrifice du soldat n’a rien à voir avec celui du kamikaze. Voici comment, au lendemain de l’attentat du 11 septembre 2001, le cardinal Jean-Marie Lustiger qualifiait la démarche de ce dernier : « Oui, c’est la haine qui arme les bras et qui rend les gens fous au point de préférer se tuer pour tuer. C’est l’inverse des martyrs. Le martyr donne sa vie pour sauver des vies. Le fou, suicidaire, le kamikaze, se tue pour tuer. »

La légitime défense - et c’est un pléonasme - contre une agression injuste ne dispense nullement d’une telle appréciation qui appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun.

La réponse à une agression injuste est donc un devoir. Car le joug de l’occupation pourrait être plus insupportable que les horreurs de la guerre. N’est-ce pas alors la pire des lâchetés que de se laisser faire ? La charité à l’égard des plus faibles ne commande-t-elle pas de les défendre contre l’injustice et de les arracher aux griffes de l’ennemi ? Cependant cette approche situe la légitimité de la guerre sur le plan de la finalité. Cela ne signifie nullement qu’il faille vaincre à tout prix et par tous les moyens. L’obligation de recourir à la force ne dispense pas de l’obligation de considérer la légitimité de la guerre au plan des moyens. Sont-ils tous permis ?