L’AUTOMNE DU LIBAN
A la louange du
Liban, le monde entier a exalté le modèle du vivre-ensemble qui s’y
pratique. L’heureuse gageure du Liban, qui
a fait l’admiration du monde, est d’avoir su aménager, à côté des espaces subjectifs
propres aux communautés, un espace objectif (du latin ob-jectum,
jeté devant), commun à tous les Libanais. Et non point la diversité des
opinions subjectives aussi nombreuses qu’il y a d’êtres humains sur terre
Une lame de
fond
Revenons au
point de départ du soulèvement. Comme si ce n’était pas assez des pénuries
chroniques d’électricité, d’eau et d’air salubre, auxquelles viennent s’ajouter
sporadiquement celles du fuel, de la farine et du médicament, la pénurie
cataclysmique de dollars est venue, conjuguée au pitoyable faux-pas du
WhatsApp, faire exploser telle une cocotte-minute, une colère longtemps
comprimée de tout un peuple.
Oui, tout un
peuple se rebelle aujourd’hui, impatienté par l’incurie, l’impéritie et les
prévarications d’une classe politique largement pourrie et sans aveu, ayant
depuis longtemps divorcé d’avec le peuple. Il se rebelle contre une
Administration gangrenée et vermoulue par la corruption, et étrille sans
ménagements un corps judiciaire accusé d’obéir aux ordres, quand il n’est pas
sujet à une profonde léthargie.
Au-delà de la
bouffonnerie de la situation, il est surréel de voir aujourd’hui une classe
politique paterne, protester, toute honte bue, de son empathie pour la foule
des manifestants, et jurer, la main sur le cœur, que leurs causes sont les
siennes. Dirigeants et contestataires, même combat. Ah bon ! Que si
elle a échoué à mettre en œuvre son programme de réformes et de lutte contre la
corruption, elle n’y est pour rien ; que la faute en revient au
confessionnalisme contre lequel elle a toujours clamé haut et fort son
opposition avant de s’y rallier à contrecœur pour se plier, aussi longtemps qu’il n’aura pas été réformé, à un
système désuet mais toujours en vigueur. Voilà qui
s’appelle un raisonnement sophistique. Que n’avez-vous, messieurs, mené une
campagne électorale en harmonie avec vos idées en vous présentant sous
l’étiquette aconfessionnelle ? Et, pour commencer, pourquoi avez-vous été
partie prenante à l’élaboration et au vote d’une loi électorale qui consacre le
confessionnalisme, au plus mauvais sens du terme ? Rarement tartufferie
aura été unie à tant d’opportunisme.
Le repoussoir
Les
manifestants ont tôt fait de cristalliser leur colère, dans une fixation
obsédante, sur le confessionnalisme accusé du chef de favoriser clientélisme, gabegie,
corruption, concussion, trafics en tous genres, guerre civile et j’en passe. Comme
alternative au système actuel libanais, ils appellent de leurs vœux l’abolition
du confessionnalisme et l’instauration d’un Etat civil.
Il est presque
surhumain de raison garder dans les grands bouleversements, où le discernement
est la première victime des effets d’entraînement de leur courant torrentueux. Des
manifestants hurlent que des enfants malades meurent dans notre pays à la porte
des hôpitaux faute d’argent. La Banque mondiale nous apprend qu’environ un
tiers des Libanais vit déjà sous le seuil de pauvreté, et que « le taux de
pauvreté pourrait atteindre 50% ». Qu’il y ait des gens qui souffrent dans
notre pays, de faim et de privations de toutes sortes, cela est indéniable. La
vérité exige toutefois de dire que c’est de frustration que souffrent beaucoup
d’autres. Les classes inférieures voient avec dépit circuler des richesses
insolentes qu’elles ne possèdent pas et qu’elles voient posséder aux classes
supérieures. Car ce n’est pas tout de posséder un téléphone portable, encore
faut-il qu’il soit de marque, dernier cri, et smart, s’il vous plaît. Comment
croire à la colère de cette jeune femme empâtée de botox, que j’ai vu, toutes
lèvres rembourrées, crier sa faim devant les caméras ? Quand on sait les
coûts exorbitants de ces procédés.
Forces et
faiblesses du mouvement de révolte
On peut se
demander d’abord si l’ardeur révolutionnaire suffit à elle seule à fusionner un
mélange aussi hétéroclite de composants. Comment « convertir » en
termes d’acquis sociaux et de dividendes politiques, des revendications
sectorielles si peu cumulables ? Pourvu que la cause qu’ils défendent soit
commune, les citoyens assoiffés de justice trouveront toujours à s’unir. La
lutte contre le chômage, contre la vénalité, contre la corruption, n’a
évidemment pas de confession. Mais les contestataires, qui font aujourd’hui
chorus pour condamner une classe dirigeante véreuse et défaillante,
retrouveront-ils leur belle unanimité autour de doléances aussi controversées que
la revendication de la légalisation de la culture du haschich, ou la
condamnation de l’annulation du concert du groupe de rock
alternatif libanais Mashrou' Leila,
ou encore la promulgation d’une loi d’amnistie générale ? Assument-ils,
tous, le risque de bouleverser les équilibres démographiques, en cas d’adoption
du projet d’octroi de la nationalité libanaise aux enfants nés de femmes
libanaises et de pères étrangers ? Sont-ils certains que les musulmans
libanais, qui ont soustrait leurs successions à la loi civile, lui feront
meilleur accueil aujourd’hui pour régir leur mariage et leur filiation ?
etc., etc.
Le
confessionnalisme : cause ou conséquence ?
Il faut se
rendre à l’évidence qu’à moins de niveler au rabot toutes leurs différences, il
est impossible de mettre tous les Libanais d’accord sur tout. Certaines divergences
sont irréductibles pour la bonne raison qu’elles obéissent à ce principe
philosophique que les conclusions concrètes sont en relation étroite avec les
principes premiers. Un désaccord au niveau du principe se répercute
infailliblement sur les conclusions dernières. Pour prendre un exemple tiré de
notre vécu d’Orientaux, considère-t-on que le droit tire sa légitimité de son
origine sacrale, il s’ensuit que les dispositions de la loi civile seront
forcément inapplicables.
Ainsi en est-il
des successions des musulmans, exclus du champ d’application de la loi de 1959.
Autre exemple : l’Islam étant la Oumma des musulmans, les sujets chrétiens
sont, en bonne doctrine, assimilés à des étrangers ne pouvant bénéficier des mêmes
droits politiques que les nationaux. D’où le système confessionnel libanais,
fruit d’une conquête historique et participant davantage du pacte que du
mythique contrat social.
Contre le
confessionnalisme qui ne trouve plus aucun défenseur, on vitupère de toutes
parts. Sans se soucier le moins du monde de ne pas prendre la conséquence pour
la cause, on lui fait crime de fournir une couverture à tous les maux et
notamment le pillage des fonds publics. Comme si les « je te tiens, tu me
tiens… », et les « hekkelli ta hekkellak » étaient une
spécialité toute libanaise et ne courent pas sous toutes les latitudes sans nul
besoin de confessionnalisme pour couverture.
Gare à la
tentation de se débarrasser du bébé avec l’eau du bain. Faut-il rappeler, à sa
décharge, que le confessionnalisme n’était pas encore né en 1840 ni même en
1860 ? On oublie trop vite les causes profondes qui, plongeant leurs
racines dans des siècles d’histoire, ont motivé la création du système
confessionnel. Et qu’il en est du confessionnalisme comme de la langue d’Esope
ou du… cholestérol : à côté du mauvais, il y a le bon.
Comme on l’a
remarqué hier pour le communisme, le rejet du confessionnalisme, avant de
triompher aujourd’hui dans la rue, avait déjà conquis les âmes endoctrinées par
des idéologies laïcistes sevrées d’idéalisme.
Kellna ya’ni
Kellna
Tous tant que
nous sommes, assumons, à des degrés divers, une part de responsabilité dans le
déclin moral du système. Il ne s’agit pas ici d’imputer à la décadence, si
évidente, des mœurs en général, la responsabilité de la déchéance des mœurs
publiques. Encore que l’une puisse incliner et paver la voie à l’autre, il
n’existe pas de lien automatique entre morale personnelle et souci du bien
commun. Ecoutons Richelieu : « […] Tel peut être [estre] bon et
vertueux comme particulier, qui sera mauvais souverain par le peu de soin qu’il
aura de satisfaire aux obligations de sa charge […] Beaucoup se sauveraient
comme personnes privées, qui se damnent en effet comme personnes publiques. »
(Françoise Hildesheimer, Testament politique de Richelieu, pp. 371-373).
L’inverse est tout aussi vrai selon Marcel De Corte : « Un saint ne
fait pas nécessairement un bon roi et un bon roi n’est pas nécessairement un
saint » (La Philosophie du bonheur in Primauté de la contemplation,
p. 143).
Pour autant, il
n’y a pas de corrompus sans corrupteurs. Parmi les manifestants qui se
succédaient en direct aux micros et devant les caméras de télévision, plus d’un
a spontanément avoué, repentant et contrit, avoir été sensible à l’argent
électoral. Est-il un Libanais qui n’ait pas été, directement ou par l’entremise
d’un tiers, témoin ou acteur de versement de dessous de table dans les
Administrations, au prétexte de hâter une formalité ou pour frauder le fisc ?
témoin ou acteur de l’incivilité au volant au risque de mettre gravement en
danger la vie d’autrui ?
« Le
complexe de Procuste1 »
Parallèlement
au déni, observé aujourd’hui au sein de la classe dirigeante, de la réalité du bouillonnement
de la rue, un déni non moins flagrant se manifeste dans les rangs de
l’insurrection. Qu’a-t-on besoin de désigner les origines géographiques des
individus ? Non moins que les confessions, les régions dont ils sont
issus, suspectées de trahir leur appartenance confessionnelle, doivent, elle
aussi, être escamotées. En vogue dans nombre de familles chrétiennes,
l’arabisation des prénoms, visant à dissimuler l’identité communautaire de
leurs enfants, avait déjà fait du chemin.
« Abolissons
différences, digues, barrières, confessionnalisme, et unifions les lois
relatives au statut personnel », scande la foule. Certes les clauses
secrètes que comportaient les arrangements conclus entre les deux grandes
formations chrétiennes, puis le vote d’une loi électorale prétendument plus
juste et les dernières élections législatives sur lesquelles elle a débouché,
nous ont offert le spectacle d’un confessionnalisme exacerbé, détestable et
pervers.
Du coup, nos
Procuste sèchent d’impatience de métisser, le métissage étant à leurs yeux
l’unique moyen d’abattre les différences et de répondre de l’uniformisation des
esprits. Or le naturel revient toujours au galop. Voudra-t-on gommer tout
soupçon de différence, et voilà que s’érigent d’autres chapelles, d’autres
barrages, d’autres antagonismes, peut-être plus mortels. Le XXe siècle regorge
d’exemples de guerres civiles sans la moindre connotation confessionnelle. C’est
dans le sang que se sont entre-déchirés en Russie, bolcheviks rouges contre
Russes blancs, anarchistes contre bolcheviks, et Républicains de gauche contre
nationalistes de droite en Espagne, ou socialistes contre fascistes en
Autriche, résistants contre collabos ailleurs, et plus près de nous, aounistes
contre Forces libanaises et Amal contre Hezbollah ; et dans l’Irak
d’aujourd’hui, Soulayma Mardam Bey remarque que « la fitna [est] à
l’intérieur de la maison chiite » (cf. L’Orient-Le Jour du
04/12/2019). Sans parler des différends opposant colonialistes et
anticolonialistes, racistes et antiracistes, etc. ; etc.
Il suffit de
regarder ce qui se passe aujourd’hui dans un Occident laïcisé à l’extrême, pour
se rendre compte, de l’aveu même des officiels, que c’est du communautarisme que
vient aujourd’hui le principal danger. Toutefois le multiculturalisme
occidental est loin de ressembler, à beaucoup près, à l’expérience libanaise.
Car à la différence du vivre-ensemble libanais, fruit d’un modus vivendi
empirique, charrié par des siècles d’histoire, et traversé par toutes sortes de
vicissitudes, le communautarisme en Occident, en mal de main d’œuvre étrangère,
est le résultat d’une immigration voulue et encouragée, de populations issues
de civilisations hétérogènes à la civilisation occidentale, que des esprits
naïfs se résignent de guerre lasse à essayer d’intégrer faute d’avoir pu les
assimiler.
Le modèle
suisse
S’il y a un
modèle heureux à imiter, c’est du côté de la Suisse, dont la morphologie
ethnique et confessionnelle n’est pas sans rappeler la nôtre, qu’il faut se
tourner. Pour déchiffrer le secret des Suisses, voici un témoignage précieux,
celui du même Volkoff. Il le résume d’une formule admirable de concision
: « Voici deux religions, trois cultures, quatre langues, des peuples sans
rapports ethniques directs, et tout cela mijote amicalement ensemble depuis des
siècles, administre en commun les intérêts communs et séparément les intérêts
séparés. » (op. cit., pp., 168-169). Si c’est tout un art de
préserver les différences et de ne pas briser « des instincts aussi
fondamentaux », alors il faut l’apprendre.
La tentation du
laïcisme
La polychromie
libanaise tant vantée comme une richesse, se manifeste par la diversité, touchant
tout un pan de l’existence humaine, des cultes et des cultures. Qui se
ressemblent s’assemblent, n’est pas un vain adage. En vertu du principe
philosophique évoqué plus haut de la corrélation entre les principes de base et
les contingences de l’action pratique, la diversité, loin de se limiter aux
rites et aux cultes des différentes confessions, s’incarne dans le réel,
embrassant la concrétude des modes de vie, dans la géographie des lieux habités
(régions, voire quartiers), comme dans la fréquentation des écoles, ou les
célébrations des fêtes, et jusque dans la tenue vestimentaire des femmes, et le
choix des prénoms (on ne sache pas à ce sujet que ce soit un précieux gain pour
l’Etat civil que les chrétiens renoncent, de plus en plus - pour sacrifier à
une mode ? - à donner de saints intercesseurs aux âmes de leurs enfants) …
Le système
libanais, faisant une large place à une « saine et légitime laïcité »,
n’est pas exclusif d’un espace commun de citoyenneté. A côté du statut
personnel, un droit ouvert à tous régit, au Liban, les rapports économiques
entre Libanais. Il s’en faut que le laïcisme français soit en bonne
intelligence avec l’Eglise catholique qu’il a dépouillée de sa dimension
publique. Pour avoir remporté contre l’Eglise une double victoire, au physique,
sanctionnée par les lois de séparation, et au moral, par la relégation du
spirituel dans la sphère privée, la République peut seulement se flatter d’avoir
pacifié ses rapports avec l’Eglise catholique.
Reprenant un
mot d’ordre vieux d’une trentaine d’années, on a entendu des manifestants
scander tel un cri de ralliement : « Dînî Loubnâni, ma religion est
le Liban ». Non content d’embrasser au temporel la patrie, le Liban, élevé
au rang d’une religion, doit encore évacuer le spirituel. Un
« totalitarisme sournois », qui augure mal de nos libertés, se met lentement
mais sûrement en place au Liban.
Nos
manifestants entendent-ils faire instaurer le mariage civil au Liban comme en
occident, ce n’est assurément pas pour ses effets fortifiants sur le mariage -
on aime le fruit défendu non qu’il soit bon mais parce qu’il est défendu,
disait Thibon -, mais précisément pour ses effets dissolvants. Un mariage
perpétuel est une entrave au prétendu épanouissement de l’individu et à sa
sacro-sainte liberté individuelle.
Vous voulez à
tout prix fraterniser en aplanissant toutes les arêtes qui se dressent devant
ce que vous appelez la citoyenneté ? Avant de jeter des ponts, commencez
par dresser des échelles, disait encore Thibon : « Celui qui n’est
pas monté jusqu’à Dieu n’a jamais vraiment rencontré son frère. » A moins
que l’auteur de ces lignes ne dénonce comme facteurs délétères, ce qu’à Dieu ne
plaise, cela même, et précisément, ce que réclament les manifestants comme
valeurs à conquérir.
L’automne du
Liban est l’automne du modèle libanais, l’automne de l’art des Libanais de
vivre, sans se mentir ni se renoncer ; un art de vivre charrié, malgré
tous les remous de l’histoire, malgré ses imperfections et ses impuretés, dans
le courant mystérieux du vivre-ensemble. Le Liban existera toujours comme
entité physique et les Libanais continueront d’essaimer aux quatre coins du
monde. Mais ce sera un autre Liban ; un Liban étranger à son
essence ; un Liban qui aura perdu son identité propre pour avoir été livré
aux élucubrations d’esprits présomptueux s’imaginant que l’être historique du
Liban, hérité et conservé pieusement comme la prunelle de leurs yeux, au fil
des générations, par une cohorte de saints et de héros, sera mieux remplacé par
un Liban construit de toutes pièces, conçu et usiné dans le pensoir des
idéologues.
_______________________
1 Voici sa présentation par Vladimir Volkoff : « Brigand
célèbre de l’Antiquité, [Procuste] attachait ses victimes sur un lit. Puis, à
l’aide d’un couperet et d’un treuil, il les raccourcissait ou les étirait,
selon leur taille, pour les amener toutes, sans distinction d’âge, de sexe ou
de fortune, aux dimensions exactes du fameux lit. » (Le Complexe de
Procuste, Julliard, L’Age d’Homme, 1981).