jeudi 19 décembre 2019

L’AUTOMNE DU LIBAN

L’AUTOMNE DU LIBAN


A la louange du Liban, le monde entier a exalté le modèle du vivre-ensemble qui s’y pratique.  L’heureuse gageure du Liban, qui a fait l’admiration du monde, est d’avoir su aménager, à côté des espaces subjectifs propres aux communautés, un espace objectif (du latin ob-jectum, jeté devant), commun à tous les Libanais. Et non point la diversité des opinions subjectives aussi nombreuses qu’il y a d’êtres humains sur terre

Une lame de fond

Revenons au point de départ du soulèvement. Comme si ce n’était pas assez des pénuries chroniques d’électricité, d’eau et d’air salubre, auxquelles viennent s’ajouter sporadiquement celles du fuel, de la farine et du médicament, la pénurie cataclysmique de dollars est venue, conjuguée au pitoyable faux-pas du WhatsApp, faire exploser telle une cocotte-minute, une colère longtemps comprimée de tout un peuple.

Oui, tout un peuple se rebelle aujourd’hui, impatienté par l’incurie, l’impéritie et les prévarications d’une classe politique largement pourrie et sans aveu, ayant depuis longtemps divorcé d’avec le peuple. Il se rebelle contre une Administration gangrenée et vermoulue par la corruption, et étrille sans ménagements un corps judiciaire accusé d’obéir aux ordres, quand il n’est pas sujet à une profonde léthargie.

Au-delà de la bouffonnerie de la situation, il est surréel de voir aujourd’hui une classe politique paterne, protester, toute honte bue, de son empathie pour la foule des manifestants, et jurer, la main sur le cœur, que leurs causes sont les siennes. Dirigeants et contestataires, même combat. Ah bon ! Que si elle a échoué à mettre en œuvre son programme de réformes et de lutte contre la corruption, elle n’y est pour rien ; que la faute en revient au confessionnalisme contre lequel elle a toujours clamé haut et fort son opposition avant de s’y rallier à contrecœur pour se plier, aussi longtemps qu’il n’aura pas été réformé, à un système désuet mais toujours en vigueur. Voilà qui s’appelle un raisonnement sophistique. Que n’avez-vous, messieurs, mené une campagne électorale en harmonie avec vos idées en vous présentant sous l’étiquette aconfessionnelle ? Et, pour commencer, pourquoi avez-vous été partie prenante à l’élaboration et au vote d’une loi électorale qui consacre le confessionnalisme, au plus mauvais sens du terme ? Rarement tartufferie aura été unie à tant d’opportunisme.

Le repoussoir

Les manifestants ont tôt fait de cristalliser leur colère, dans une fixation obsédante, sur le confessionnalisme accusé du chef de favoriser clientélisme, gabegie, corruption, concussion, trafics en tous genres, guerre civile et j’en passe. Comme alternative au système actuel libanais, ils appellent de leurs vœux l’abolition du confessionnalisme et l’instauration d’un Etat civil.

Il est presque surhumain de raison garder dans les grands bouleversements, où le discernement est la première victime des effets d’entraînement de leur courant torrentueux. Des manifestants hurlent que des enfants malades meurent dans notre pays à la porte des hôpitaux faute d’argent. La Banque mondiale nous apprend qu’environ un tiers des Libanais vit déjà sous le seuil de pauvreté, et que « le taux de pauvreté pourrait atteindre 50% ». Qu’il y ait des gens qui souffrent dans notre pays, de faim et de privations de toutes sortes, cela est indéniable. La vérité exige toutefois de dire que c’est de frustration que souffrent beaucoup d’autres. Les classes inférieures voient avec dépit circuler des richesses insolentes qu’elles ne possèdent pas et qu’elles voient posséder aux classes supérieures. Car ce n’est pas tout de posséder un téléphone portable, encore faut-il qu’il soit de marque, dernier cri, et smart, s’il vous plaît. Comment croire à la colère de cette jeune femme empâtée de botox, que j’ai vu, toutes lèvres rembourrées, crier sa faim devant les caméras ? Quand on sait les coûts exorbitants de ces procédés.

Forces et faiblesses du mouvement de révolte

On peut se demander d’abord si l’ardeur révolutionnaire suffit à elle seule à fusionner un mélange aussi hétéroclite de composants. Comment « convertir » en termes d’acquis sociaux et de dividendes politiques, des revendications sectorielles si peu cumulables ? Pourvu que la cause qu’ils défendent soit commune, les citoyens assoiffés de justice trouveront toujours à s’unir. La lutte contre le chômage, contre la vénalité, contre la corruption, n’a évidemment pas de confession. Mais les contestataires, qui font aujourd’hui chorus pour condamner une classe dirigeante véreuse et défaillante, retrouveront-ils leur belle unanimité autour de doléances aussi controversées que la revendication de la légalisation de la culture du haschich, ou la condamnation de l’annulation du concert du groupe de rock alternatif libanais Mashrou' Leila, ou encore la promulgation d’une loi d’amnistie générale ? Assument-ils, tous, le risque de bouleverser les équilibres démographiques, en cas d’adoption du projet d’octroi de la nationalité libanaise aux enfants nés de femmes libanaises et de pères étrangers ? Sont-ils certains que les musulmans libanais, qui ont soustrait leurs successions à la loi civile, lui feront meilleur accueil aujourd’hui pour régir leur mariage et leur filiation ? etc., etc.

Le confessionnalisme : cause ou conséquence ?

Il faut se rendre à l’évidence qu’à moins de niveler au rabot toutes leurs différences, il est impossible de mettre tous les Libanais d’accord sur tout. Certaines divergences sont irréductibles pour la bonne raison qu’elles obéissent à ce principe philosophique que les conclusions concrètes sont en relation étroite avec les principes premiers. Un désaccord au niveau du principe se répercute infailliblement sur les conclusions dernières. Pour prendre un exemple tiré de notre vécu d’Orientaux, considère-t-on que le droit tire sa légitimité de son origine sacrale, il s’ensuit que les dispositions de la loi civile seront forcément inapplicables.

Ainsi en est-il des successions des musulmans, exclus du champ d’application de la loi de 1959. Autre exemple : l’Islam étant la Oumma des musulmans, les sujets chrétiens sont, en bonne doctrine, assimilés à des étrangers ne pouvant bénéficier des mêmes droits politiques que les nationaux. D’où le système confessionnel libanais, fruit d’une conquête historique et participant davantage du pacte que du mythique contrat social.

Contre le confessionnalisme qui ne trouve plus aucun défenseur, on vitupère de toutes parts. Sans se soucier le moins du monde de ne pas prendre la conséquence pour la cause, on lui fait crime de fournir une couverture à tous les maux et notamment le pillage des fonds publics. Comme si les « je te tiens, tu me tiens… », et les « hekkelli ta hekkellak » étaient une spécialité toute libanaise et ne courent pas sous toutes les latitudes sans nul besoin de confessionnalisme pour couverture.

Gare à la tentation de se débarrasser du bébé avec l’eau du bain. Faut-il rappeler, à sa décharge, que le confessionnalisme n’était pas encore né en 1840 ni même en 1860 ? On oublie trop vite les causes profondes qui, plongeant leurs racines dans des siècles d’histoire, ont motivé la création du système confessionnel. Et qu’il en est du confessionnalisme comme de la langue d’Esope ou du… cholestérol : à côté du mauvais, il y a le bon.

Comme on l’a remarqué hier pour le communisme, le rejet du confessionnalisme, avant de triompher aujourd’hui dans la rue, avait déjà conquis les âmes endoctrinées par des idéologies laïcistes sevrées d’idéalisme.

Kellna ya’ni Kellna

Tous tant que nous sommes, assumons, à des degrés divers, une part de responsabilité dans le déclin moral du système. Il ne s’agit pas ici d’imputer à la décadence, si évidente, des mœurs en général, la responsabilité de la déchéance des mœurs publiques. Encore que l’une puisse incliner et paver la voie à l’autre, il n’existe pas de lien automatique entre morale personnelle et souci du bien commun. Ecoutons Richelieu : « […] Tel peut être [estre] bon et vertueux comme particulier, qui sera mauvais souverain par le peu de soin qu’il aura de satisfaire aux obligations de sa charge […] Beaucoup se sauveraient comme personnes privées, qui se damnent en effet comme personnes publiques. » (Françoise Hildesheimer, Testament politique de Richelieu, pp. 371-373). L’inverse est tout aussi vrai selon Marcel De Corte : « Un saint ne fait pas nécessairement un bon roi et un bon roi n’est pas nécessairement un saint » (La Philosophie du bonheur in Primauté de la contemplation, p. 143).

Pour autant, il n’y a pas de corrompus sans corrupteurs. Parmi les manifestants qui se succédaient en direct aux micros et devant les caméras de télévision, plus d’un a spontanément avoué, repentant et contrit, avoir été sensible à l’argent électoral. Est-il un Libanais qui n’ait pas été, directement ou par l’entremise d’un tiers, témoin ou acteur de versement de dessous de table dans les Administrations, au prétexte de hâter une formalité ou pour frauder le fisc ? témoin ou acteur de l’incivilité au volant au risque de mettre gravement en danger la vie d’autrui ?

« Le complexe de Procuste1 »

Parallèlement au déni, observé aujourd’hui au sein de la classe dirigeante, de la réalité du bouillonnement de la rue, un déni non moins flagrant se manifeste dans les rangs de l’insurrection. Qu’a-t-on besoin de désigner les origines géographiques des individus ? Non moins que les confessions, les régions dont ils sont issus, suspectées de trahir leur appartenance confessionnelle, doivent, elle aussi, être escamotées. En vogue dans nombre de familles chrétiennes, l’arabisation des prénoms, visant à dissimuler l’identité communautaire de leurs enfants, avait déjà fait du chemin.

« Abolissons différences, digues, barrières, confessionnalisme, et unifions les lois relatives au statut personnel », scande la foule. Certes les clauses secrètes que comportaient les arrangements conclus entre les deux grandes formations chrétiennes, puis le vote d’une loi électorale prétendument plus juste et les dernières élections législatives sur lesquelles elle a débouché, nous ont offert le spectacle d’un confessionnalisme exacerbé, détestable et pervers.

Du coup, nos Procuste sèchent d’impatience de métisser, le métissage étant à leurs yeux l’unique moyen d’abattre les différences et de répondre de l’uniformisation des esprits. Or le naturel revient toujours au galop. Voudra-t-on gommer tout soupçon de différence, et voilà que s’érigent d’autres chapelles, d’autres barrages, d’autres antagonismes, peut-être plus mortels. Le XXe siècle regorge d’exemples de guerres civiles sans la moindre connotation confessionnelle. C’est dans le sang que se sont entre-déchirés en Russie, bolcheviks rouges contre Russes blancs, anarchistes contre bolcheviks, et Républicains de gauche contre nationalistes de droite en Espagne, ou socialistes contre fascistes en Autriche, résistants contre collabos ailleurs, et plus près de nous, aounistes contre Forces libanaises et Amal contre Hezbollah ; et dans l’Irak d’aujourd’hui, Soulayma Mardam Bey remarque que « la fitna [est] à l’intérieur de la maison chiite » (cf. L’Orient-Le Jour du 04/12/2019). Sans parler des différends opposant colonialistes et anticolonialistes, racistes et antiracistes, etc. ; etc.

Il suffit de regarder ce qui se passe aujourd’hui dans un Occident laïcisé à l’extrême, pour se rendre compte, de l’aveu même des officiels, que c’est du communautarisme que vient aujourd’hui le principal danger. Toutefois le multiculturalisme occidental est loin de ressembler, à beaucoup près, à l’expérience libanaise. Car à la différence du vivre-ensemble libanais, fruit d’un modus vivendi empirique, charrié par des siècles d’histoire, et traversé par toutes sortes de vicissitudes, le communautarisme en Occident, en mal de main d’œuvre étrangère, est le résultat d’une immigration voulue et encouragée, de populations issues de civilisations hétérogènes à la civilisation occidentale, que des esprits naïfs se résignent de guerre lasse à essayer d’intégrer faute d’avoir pu les assimiler.

Le modèle suisse

S’il y a un modèle heureux à imiter, c’est du côté de la Suisse, dont la morphologie ethnique et confessionnelle n’est pas sans rappeler la nôtre, qu’il faut se tourner. Pour déchiffrer le secret des Suisses, voici un témoignage précieux, celui du même Volkoff. Il le résume d’une formule admirable de concision : « Voici deux religions, trois cultures, quatre langues, des peuples sans rapports ethniques directs, et tout cela mijote amicalement ensemble depuis des siècles, administre en commun les intérêts communs et séparément les intérêts séparés. » (op. cit., pp., 168-169). Si c’est tout un art de préserver les différences et de ne pas briser « des instincts aussi fondamentaux », alors il faut l’apprendre.

La tentation du laïcisme

La polychromie libanaise tant vantée comme une richesse, se manifeste par la diversité, touchant tout un pan de l’existence humaine, des cultes et des cultures. Qui se ressemblent s’assemblent, n’est pas un vain adage. En vertu du principe philosophique évoqué plus haut de la corrélation entre les principes de base et les contingences de l’action pratique, la diversité, loin de se limiter aux rites et aux cultes des différentes confessions, s’incarne dans le réel, embrassant la concrétude des modes de vie, dans la géographie des lieux habités (régions, voire quartiers), comme dans la fréquentation des écoles, ou les célébrations des fêtes, et jusque dans la tenue vestimentaire des femmes, et le choix des prénoms (on ne sache pas à ce sujet que ce soit un précieux gain pour l’Etat civil que les chrétiens renoncent, de plus en plus - pour sacrifier à une mode ? - à donner de saints intercesseurs aux âmes de leurs enfants) …

Le système libanais, faisant une large place à une « saine et légitime laïcité », n’est pas exclusif d’un espace commun de citoyenneté. A côté du statut personnel, un droit ouvert à tous régit, au Liban, les rapports économiques entre Libanais. Il s’en faut que le laïcisme français soit en bonne intelligence avec l’Eglise catholique qu’il a dépouillée de sa dimension publique. Pour avoir remporté contre l’Eglise une double victoire, au physique, sanctionnée par les lois de séparation, et au moral, par la relégation du spirituel dans la sphère privée, la République peut seulement se flatter d’avoir pacifié ses rapports avec l’Eglise catholique.

Reprenant un mot d’ordre vieux d’une trentaine d’années, on a entendu des manifestants scander tel un cri de ralliement : « Dînî Loubnâni, ma religion est le Liban ». Non content d’embrasser au temporel la patrie, le Liban, élevé au rang d’une religion, doit encore évacuer le spirituel. Un « totalitarisme sournois », qui augure mal de nos libertés, se met lentement mais sûrement en place au Liban.

Nos manifestants entendent-ils faire instaurer le mariage civil au Liban comme en occident, ce n’est assurément pas pour ses effets fortifiants sur le mariage - on aime le fruit défendu non qu’il soit bon mais parce qu’il est défendu, disait Thibon -, mais précisément pour ses effets dissolvants. Un mariage perpétuel est une entrave au prétendu épanouissement de l’individu et à sa sacro-sainte liberté individuelle.

Vous voulez à tout prix fraterniser en aplanissant toutes les arêtes qui se dressent devant ce que vous appelez la citoyenneté ? Avant de jeter des ponts, commencez par dresser des échelles, disait encore Thibon : « Celui qui n’est pas monté jusqu’à Dieu n’a jamais vraiment rencontré son frère. » A moins que l’auteur de ces lignes ne dénonce comme facteurs délétères, ce qu’à Dieu ne plaise, cela même, et précisément, ce que réclament les manifestants comme valeurs à conquérir.

L’automne du Liban est l’automne du modèle libanais, l’automne de l’art des Libanais de vivre, sans se mentir ni se renoncer ; un art de vivre charrié, malgré tous les remous de l’histoire, malgré ses imperfections et ses impuretés, dans le courant mystérieux du vivre-ensemble. Le Liban existera toujours comme entité physique et les Libanais continueront d’essaimer aux quatre coins du monde. Mais ce sera un autre Liban ; un Liban étranger à son essence ; un Liban qui aura perdu son identité propre pour avoir été livré aux élucubrations d’esprits présomptueux s’imaginant que l’être historique du Liban, hérité et conservé pieusement comme la prunelle de leurs yeux, au fil des générations, par une cohorte de saints et de héros, sera mieux remplacé par un Liban construit de toutes pièces, conçu et usiné dans le pensoir des idéologues.

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1 Voici sa présentation par Vladimir Volkoff : « Brigand célèbre de l’Antiquité, [Procuste] attachait ses victimes sur un lit. Puis, à l’aide d’un couperet et d’un treuil, il les raccourcissait ou les étirait, selon leur taille, pour les amener toutes, sans distinction d’âge, de sexe ou de fortune, aux dimensions exactes du fameux lit. » (Le Complexe de Procuste, Julliard, L’Age d’Homme, 1981).