Le révélateur de Nahr el Bared : le combat contre la maladie
L’Orient-Le Jour
Mardi 3 juillet 2007
Il est de plus en plus clair que la bataille que
mène l’opposition contestataire contre le pouvoir en place va bien au-delà d’une
simple correction du partage du pouvoir. Un mal sournois ronge le Liban et la
sémiologie que nous en avions proposée, voici quelques mois, dans les colonnes
de ce journal se vérifie et se précise tous les jours : le Liban un et
divers, démocratique et indépendant est en butte aux attaques d’un chiisme
révolutionnaire déterminé à étendre sa domination, et appuyé par des forces
d’appoint réunies par leurs communs desseins séditieux. Jamais cependant la
maladie ne s’était manifestée avec autant de clarté que depuis les combats de
Nahr el Bared. L’épreuve de force qui y est engagée a agi comme un révélateur
sur la vitalité du Liban : une lutte féroce est engagée par le noyau
demeuré sain pour essayer de gagner du terrain sur la partie malade.
Le mal libanais
La bataille de Nahr el Bared n’a pas provoqué, loin
s’en faut, le sursaut national que l’on était en droit d’attendre après une
telle éruption. Il ne faut pas se leurrer, les protestations de soutien à
l’armée, que l’on a entendues dans la bouche de l’opposition, d’abord du bout
des lèvres, puis un peu plus franchement à mesure que l’armée tenait bon et se
montrait intraitable, sont trop assorties de conditions et de réserves pour
exprimer un tel sursaut. En apportant en rangs séparés son soutien à l’armée,
l’opposition hétéroclite ne s’est pas montrée crédible. Elle croyait pouvoir
s’acheter une bonne conscience par la ferveur de son soutien. La question
n’était pas en l’occurrence de savoir si les Libanais étaient capables de
reconnaissance envers l’armée ou si au contraire ils étaient des citoyens
dénaturés. Mais de savoir - cette crise devait le révéler - s’il existe ou non
une communauté nationale libanaise. Les Libanais forment-ils une grande famille
ou une « dissociété » ? Car il ne s’agissait pas pour les
Libanais de défendre leur Armée contre l’ennemi mais de défendre le Liban
contre l’ennemi à l’aide, et par l’union sacrée autour de l’Armée, seule
détentrice légitime de la force et symbole de l’union. Et c’est cela l’occasion
manquée. Faut-il que la « dissociété » libanaise - seul le mal divise
- soit à ce point malade pour que ses membres ne se soient pas dressés comme un
seul homme derrière l’Armée dans le combat héroïque qu’elle mène à Nahr el
Bared où, assurément, le destin de la patrie est en jeu ?
Je m’explique. L’être de l’homme est « d’être
avec ». Nous percevons, quoique confusément, que l’essence de l’homme
est un tissu de relations à tous les niveaux, aussi bien physiologique
qu’affectif, social ou spirituel. L’art de guérir n’est-il pas celui de renouer
des rapports organiques altérés ou brisés ? Mais il y a une hiérarchie des
plans, observe Marcel De Corte dans « Une ontologie de la
médecine », où se manifestent ces rapports ontologiques qui sont
eux-mêmes en relation. C’est une loi universelle, écrit-il, qu’ « ils
y entrent en deux sens différents. Un lien qui se rompt à un degré inférieur
tend à se rétablir au degré supérieur par simple transposition logique qui
laisse subsister sa cassure, ou sous l’influence irradiante du lien qui le surplombe
et l’anime. Ainsi une société qui se dissout, telle la nôtre, se recompose au
niveau de l’idéologie ou de ce qu’on pourrait appeler le plan du “plan”. Ainsi
le mariage traditionnel en voie de disparition se transpose-t-il à l’étage des
théories sur le compagnonnage, le mariage à l’essai, l’union libre, etc… A
l’inverse, la force qui émane d’un lien supérieur peut renouer un lien
subordonné distendu : un mariage discordant placé dans une atmosphère
religieuse, une fraternité qui s’affaisse et que relève une menace contre la
patrie…Tout se passe comme si l’incarnation d’un rapport supérieur suscitait un
renouvellement des relations satellites déréglées ». Et le philosophe
catholique belge ajoute que « l’influence exercée par les saints, les
génies, les héros, sur la réfection des liens subalternes, ne peut être en
aucun cas sous-estimée ». Dans quel sens entrent les relations
distendues entre Libanais avec le plan supérieur ? Dans le sens qui laisse
perdurer la cassure ? ou dans celui du renouement et de la réfection des
liens subalternes déréglés, face à la menace contre la patrie et sous
l’influence exercée par les héros de l’Armée ?
Le combat contre la maladie
Au niveau de l’Armée. En dépit des conditions
démoralisantes qui ont entouré sa difficile carrière depuis une trentaine
d’années, d’abord en concurrence avec des milices surarmées, puis à l’ombre
d’une armée de tutelle omniprésente et d’une « Résistance » auréolée
de la gloire de la « Libération », l’armée libanaise affiche
aujourd’hui dans la guerre de Nahr el Bared une santé insolente. Nous
relèverons à ce propos trois signes qui ne trompent pas : l’affirmation de
son indépendance, la légitimité (ou licéité) de la guerre contre l’ennemi tant
au plan du but qu’à celui des moyens, autrement dit, la conduite des
hostilités. 1. L’indépendance. L’ironie du sort a voulu que l’armée
libanaise, récemment reconstituée après 17 ans de guerre civile dont elle s’est
profondément ressentie, livre son premier combat contre les propres créatures
de ce tuteur zélé qui, pendant 15 ans, a veillé à la remodeler à sa propre
image. Après le Gouvernement de la seconde indépendance, voici que nous est née
l’Armée de la seconde indépendance. 2. Une guerre légitime. De saint
Augustin à Vatican II, les penseurs chrétiens ont cherché à définir les
conditions requises de la guerre juste. Saint Thomas d’Aquin en énonçait
trois : a) la guerre doit être déclarée par un Etat souverain qualifié, ce
qui exclurait en l’occurrence les guerres menées par des groupes de conspirateurs
clandestins ; b) la cause doit être juste ; à en croire l’amiral
français Paul Auphan, qui en parlait à la fois en historien et en militaire qui
a pratiqué la guerre comme métier, cette condition est toutefois très difficile
à apprécier. Tous les belligérants, observe-t-il, sont convaincus de la
justesse de leur cause. Ce qui nous amène au troisième critère posé par saint
Thomas et qui correspond à notre point 3. La justesse des moyens
ou, selon l’expression du théologien, la nécessité d’avoir une intention
droite. « En effet, dit saint Thomas, même si l’autorité de
celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins
que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. S.
Augustin écrit en effet : “Le désir de nuire, la cruauté dans la
vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le
combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans
les guerres est jugé coupable par le droit” » (Somme théologique,
Paris, Editions du Cerf, 1999, T.3, p. 279 ss.). A notre époque spécialement
caractérisée par la mutation de la guerre et la prédominance de la guerre
subversive, il est déjà rare de respecter fût-ce une condition sur trois. Eu
égard au soutien unanime qu’elle a reçue tant sur le plan interne que sur le
plan international jusque dans les rangs palestiniens, et les sacrifices
immenses qu’elle a consentis pour respecter la « moralité » de
la guerre (proportionnalité des moyens, discrimination entre combattans et civils…),
l’Armée libanaise a eu le mérite d’honorer les trois conditions à la fois, et
su montrer qu’elle sait faire la guerre sans blesser les valeurs de
civilisation.
Au niveau du Gouvernement. Les points marqués ces
derniers mois par le pouvoir en place contre l’opposition contestataire ne sont
pas à proprement parler ceux d’une composante libanaise contre une autre, mais
du Liban de toujours, un et divers, réadapté aux circonstances d’aujourd’hui,
contre la ligue des forces de sédition. Il a tenu bon face à cette Résistance
qui, après avoir forcé l’admiration du monde arabe et du monde tout court, par
ses succès militaires de l’été dernier, n’a pas fini d’ébranler l’Etat d’Israël
sur ses fondations ; il a conduit avec succès Paris 3 ; démasqué les auteurs
de l’attentat de Aïn ‘Alaq ; obtenu l’adoption par le Conseil de Sécurité
de la résolution 1757 portant création du Tribunal à caractère international,
bravant les mises en garde répétées de l’opposition contre les risques de
guerre civile encourus en cas de recours au chapitre 7 de la Charte des Nations
Unies ; last but not least il a pris la décision historique
d’éradiquer Fateh al Islam. Néanmoins, alarmée par un rapport des forces qui
lui est largement défavorable, la majorité tente par tous les moyens de
préserver la paix civile jusqu’à s’abriter, pour répudier tout sentiment de
triomphalisme, derrière le principe de « ni vainqueur ni vaincu », en
réalité dévoyé de sa fonction première de garde-fou contre l’hégémonie d’une
communauté. En face, le Hezbollah, englué dans un sit-in qui a fait long feu et
qu’il ne peut lever sans perdre la face, demeure sonné par une série de revers
au goût amer, lui qui, hier encore, triomphait de l’invincible Tsahal et qui,
par un mystérieux mimétisme, avait fini par s’identifier à l’ennemi jusque dans
son ton « dominateur et sûr de lui ». C’est dans la légitimité et la
résistance de ce Gouvernement qui est celui « de la seconde
indépendance », et de qui elle reçoit ses ordres, qu’il faut chercher l’explication
de la sublimation de l’Armée libanaise à Nahr el Bared. Une légitimité que ce
Gouvernement universellement reconnu, tient d’abord de sa fidélité à l’âme et à
la Constitution non écrite du Liban, sans laquelle la Constitution écrite ne
serait qu’une écorce sans sève.
***
Dans le concert de témoignages d’attachement et de
fidélité au Liban, le combat de l’armée aura pour mérite certain de discriminer
les vrais des faux, le bon grain de l’ivraie. La question déterminante
demeurera de savoir lequel des deux
l’emportera : sera-ce l’armée qui imprimera sa santé au corps libanais malade,
ou bien la maladie du Liban qui finira par emporter son armée ?
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