vendredi 9 janvier 2015

Paix civile et institutions II Le travail de sape de l’opposition


Paix civile et institutions
II Le travail de sape de l’opposition
L’Orient-Le Jour
Samedi 1er septembre 2007

Maniant un langage empreint d’une logique purement formelle, l’autre discours est encore plus lourd de menaces pour la paix civile. Il s’emploie consciencieusement à donner un vernis constitutionnel et démocratique au travail de sape que l’opposition révolutionnaire mène avec méthode contre les institutions qu’elle bloque systématiquement chaque fois qu’elle n’y trouve pas son compte. Il vient tout récemment encore de manifester le peu de cas qu’il a de ces institutions en proposant un rapide toilettage de la Constitution pour paver la voie à l’homme providentiel. La manœuvre a pu séduire certaines autorités morales ou ecclésiastiques qui, en désespoir de cause et en attendant sans doute des temps plus propices, voient dans cet expédient un moyen d’éviter le pire. Les milieux de la majorité ont été, et à juste titre, alarmés par un projet de Constitution sur mesure qui reporterait le problème à plus tard. Un amendement dans ce sens serait le premier d’une longue série, ce qui à l’évidence n’est pas un gage de stabilité. Mais d’abord il est contraire et à l’esprit de la règle et à l’esprit des institutions.

La Règle. Une règle de droit est toujours conçue pour la généralité des cas. Cela vaut analogiquement pour tout texte de loi y compris constitutionnel. A cette exigence de généralité, la philosophie du droit donne plusieurs explications dont nous retiendrons trois :

1. La justice, pour commencer, n’est pas exclusivement affaire de volonté, en ce sens qu’il ne suffit pas de vouloir être juste pour l’être en réalité. Encore faut-il connaître cela qui est juste, l’id quod justum est. Si l’on veut bénéficier d’un avis juridique sûr, il est plus prudent de consulter un juge ou un avocat que son voisin. Le philosophe du droit Michel Villey note que la découverte du droit est œuvre de connaissance. Le Digeste le dit qui définit la jurisprudence, selon la traduction de Villey, comme la science du juste et de l’injuste, à l’intérieur d’une connaissance des réalités divines et humaines Jurisprudentia est divinarum atque humanarum notitia justi atque injusti scientia D. I. 1. 10. (libro 1 Regularum). Or la philosophie traditionnelle distingue les universels, tels le chaud, le froid, le quid jus (ce qu’est le droit) qu’il est possible de connaître, des particuliers, tels Pierre, Paul, le quid juris (la solution de droit dans une espèce donnée), qu’il est impossible de connaître sinon à travers ce que le particulier a lui-même de général. S’il existe, note Villey, une large diversité de droits jura, ils ne varient pas à l’infini comme les faits historiques. S’il ne comportait une certaine mesure de constance, donc de généralité, le droit serait tout à fait inconnaissable et la règle de droit impossible à dégager. On pourrait se risquer à affirmer qu’une règle qui n’est pas générale n’est pas une règle.

2. Dans la vie de tout groupe social évolué, la règle de droit remplit un office, pourvoit à des besoins qui s’expliquent par la nature des choses. A la question de savoir s’il est utile que les hommes légifèrent, saint Thomas d’Aquin, s’inspirant d’un texte de la Rhétorique d’Aristote,  fait cette réponse dans la Somme théologique (Ia-IIae, qu. 95, article 1) : « Le Philosophe (c’est par ce vocable que saint Thomas désigne Aristote) écrit : “Il est préférable de tout régler par la loi que de tout abandonner à l’arbitraire des juges”. Il y a trois motifs à cela. D’abord, il est plus aisé de trouver quelques sages qui suffisent à porter de justes lois que d’en trouver en grand nombre pour juger sainement des cas particuliers. » Commentant ce premier motif, Villey observe qu’à l’intérieur des cités humaines, l’intelligence est inégalement répartie et qu’une enquête sur la culture et le quotient intellectuel de la moyenne des magistrats suffit à nous persuader de la nécessité de les doter de guides et de règles (Philosophie du droit, T.II, p. 210). « En second lieu, poursuit saint Thomas, les législateurs considèrent longtemps à l’avance ce qu’il y a lieu d’établir par la loi ; tandis que les jugements portés sur les faits particuliers s’inspirent des cas soulevés à l’improviste. Or l’homme peut voir plus aisément ce qui est juste à la lumière de nombreuses expériences qu’en face d’un cas unique. » A près de huit siècles de distance, je ne suis pas sûr qu’une telle analyse ait perdu beaucoup de sa pertinence. « Troisièmement, les législateurs jugent pour l’ensemble des cas et en vue de l’avenir ; tandis que dans les tribunaux, les juges décident de cas actuels, vis-à-vis desquels ils sont influencés par l’amour, la haine ou la cupidité. C’est ainsi que leur jugement se corrompt (et sic eorum depravatur judicium). »

3. Contrairement à la charité qui porte sur la personne, notamment sur le pauvre, la justice, elle, requiert le juge de se garder de faire « acception » des personnes (Villey, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, T.I. p. 126). Et la Bible elle-même recommande aux juges d’Israël de ne point « [favoriser] le miséreux dans son procès » (Ex. 23, 3) ; ni bien sûr les grands de ce monde « Tu ne feras pas acception de personnes avec le pauvre ni ne te laisseras éblouir par le grand » (Lév. 19, 15).

Les Institutions. Je ne saurais mieux les définir que Gustave Thibon. C’est encore à un philosophe, et non à un politologue ou un historien des institutions que nous nous tournons pour nous livrer une véritable ontologie des institutions. Et c’est dans Diagnostics (Paris, Médicis, 1942), précisément au chapitre Personnalisme, qu’il nous livre sa réflexion avec la hauteur de vue qui est la sienne. Ecoutons-le :

« Plus de traditions, plus de cadres ! Plus que des personnes ! La personne est aujourd’hui le pivot de tout. On épouse par exemple la personne de son choix, sans tenir le moindre compte du milieu ou de la situation, un régime politique s’incarne dans un homme et meurt avec lui, etc. Tout cela mène loin : à la fin de toutes les grandes continuités sociales, à l’instabilité universelle (…) Jadis on aimait les hommes à travers les institutions : le mariage pesait plus, dans l’âme de telle épouse du grand siècle, que la personne de son mari, on tolérait le roi par respect pour la monarchie, etc. Maintenant, ce n’est plus qu’à travers une personne idolâtrée qu’on supporte les institutions ; on considère les cadres comme choses abstraites et mortes. Mais ils ne l’ont pas toujours été (…) Et les cadres qui portent, défendent et dépassent les personnes peuvent aussi être aimés avec chaleur ! Et puis, derrière ces cadres, il y a la personne de Dieu - la seule qu’on puisse adorer sans péril - qui garantit et vivifie tout (…)

(…) Encore quelques progrès de cette religion de la personne, et nous n’aurons plus de “bonnes maisons”, de patrie, d’esprit de corps - plus de racines dans le temps et dans l’espace (…) Je ne crois qu’au personnalisme divin !

(…) On n’a plus d’yeux et de cœur que pour les individus. Ils portent à eux seuls tout le poids des institutions (…) Ce personnalisme stupide est une des causes des catastrophes révolutionnaires des temps modernes : à mesure que le peuple s’habitue à confondre la personne des grands avec le principe éternel qu’ils représentent, sa rancœur à leur égard tend à se transformer en volonté de destruction universelle. Le passé savait distinguer les institutions des personnes : on pouvait mépriser un roi ou un pape (le Moyen Age ne s’en est pas privé !) sans mettre en question le moins du monde le principe de la monarchie ou de la papauté. On savait qu’une institution saine (…) restait féconde, même à travers l’homme le plus imparfait (…) L’autel soutenait le prêtre, le trône le roi. Aujourd’hui on demande au roi de porter le trône, au prêtre de porter l’autel. Les institutions ne se justifient aux yeux des foules qu’à travers le génie ou le magnétisme de quelques individus. Cette exigence entraîne deux conséquences ruineuses : elle impose aux malheureux “suppôts” des institutions un degré de tension et d’activité proprement inhumain, et, corrélativement, elle lie le sort des institutions aux misérables hasards individuels (…) »

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