Paix civile et institutions
II Le travail de sape de l’opposition
L’Orient-Le Jour
Samedi 1er
septembre 2007
Maniant un langage empreint d’une logique purement
formelle, l’autre discours est encore plus lourd de menaces pour la paix
civile. Il s’emploie consciencieusement à donner un vernis constitutionnel et
démocratique au travail de sape que l’opposition révolutionnaire mène avec
méthode contre les institutions qu’elle bloque systématiquement chaque fois
qu’elle n’y trouve pas son compte. Il vient tout récemment encore de manifester
le peu de cas qu’il a de ces institutions en proposant un rapide toilettage de
la Constitution pour paver la voie à l’homme providentiel. La manœuvre a pu
séduire certaines autorités morales ou ecclésiastiques qui, en désespoir de
cause et en attendant sans doute des temps plus propices, voient dans cet
expédient un moyen d’éviter le pire. Les milieux de la majorité ont été, et à
juste titre, alarmés par un projet de Constitution sur mesure qui reporterait
le problème à plus tard. Un amendement dans ce sens serait le premier d’une
longue série, ce qui à l’évidence n’est pas un gage de stabilité. Mais d’abord
il est contraire et à l’esprit de la règle et à l’esprit des
institutions.
La Règle. Une règle de droit est toujours conçue
pour la généralité des cas. Cela vaut analogiquement pour tout texte de
loi y compris constitutionnel. A cette exigence de généralité, la
philosophie du droit donne plusieurs explications dont nous retiendrons
trois :
1. La justice, pour commencer, n’est pas
exclusivement affaire de volonté, en ce sens qu’il ne suffit pas de vouloir
être juste pour l’être en réalité. Encore faut-il connaître cela qui est
juste, l’id quod justum est. Si l’on veut bénéficier d’un avis
juridique sûr, il est plus prudent de consulter un juge ou un avocat que son
voisin. Le philosophe du droit Michel Villey note que la découverte du droit
est œuvre de connaissance. Le Digeste le dit qui définit la
jurisprudence, selon la traduction de Villey, comme la science du juste
et de l’injuste, à l’intérieur d’une connaissance des réalités divines
et humaines Jurisprudentia est divinarum atque humanarum notitia justi atque
injusti scientia D. I. 1. 10. (libro 1 Regularum). Or la
philosophie traditionnelle distingue les universels, tels le chaud, le froid,
le quid jus (ce qu’est le droit) qu’il est possible de connaître, des
particuliers, tels Pierre, Paul, le quid juris (la solution de droit
dans une espèce donnée), qu’il est impossible de connaître sinon à travers ce
que le particulier a lui-même de général. S’il existe, note Villey, une large
diversité de droits jura, ils ne varient pas à l’infini comme les faits
historiques. S’il ne comportait une certaine mesure de constance, donc de généralité,
le droit serait tout à fait inconnaissable et la règle de droit impossible à
dégager. On pourrait se risquer à affirmer qu’une règle qui n’est pas générale
n’est pas une règle.
2. Dans la vie de tout groupe social évolué, la
règle de droit remplit un office, pourvoit à des besoins qui s’expliquent par
la nature des choses. A la question de savoir s’il est utile que les hommes
légifèrent, saint Thomas d’Aquin, s’inspirant d’un texte de la Rhétorique
d’Aristote, fait cette réponse dans la Somme
théologique (Ia-IIae, qu. 95, article 1) : « Le Philosophe (c’est par
ce vocable que saint Thomas désigne Aristote) écrit : “Il est préférable
de tout régler par la loi que de tout abandonner à l’arbitraire des juges”. Il
y a trois motifs à cela. D’abord, il est plus aisé de trouver quelques sages
qui suffisent à porter de justes lois que d’en trouver en grand nombre pour
juger sainement des cas particuliers. » Commentant ce premier motif,
Villey observe qu’à l’intérieur des cités humaines, l’intelligence est
inégalement répartie et qu’une enquête sur la culture et le quotient
intellectuel de la moyenne des magistrats suffit à nous persuader de la
nécessité de les doter de guides et de règles (Philosophie du droit, T.II, p.
210). « En second lieu, poursuit saint Thomas, les législateurs
considèrent longtemps à l’avance ce qu’il y a lieu d’établir par la loi ;
tandis que les jugements portés sur les faits particuliers s’inspirent des cas
soulevés à l’improviste. Or l’homme peut voir plus aisément ce qui est juste à
la lumière de nombreuses expériences qu’en face d’un cas unique. » A
près de huit siècles de distance, je ne suis pas sûr qu’une telle analyse ait
perdu beaucoup de sa pertinence. « Troisièmement, les législateurs
jugent pour l’ensemble des cas et en vue de l’avenir ; tandis que dans les
tribunaux, les juges décident de cas actuels, vis-à-vis desquels ils sont
influencés par l’amour, la haine ou la cupidité. C’est ainsi que leur jugement
se corrompt (et sic eorum depravatur judicium). »
3. Contrairement à la charité qui porte sur la
personne, notamment sur le pauvre, la justice, elle, requiert le juge de se
garder de faire « acception » des personnes (Villey, Philosophie du
droit, Paris, Dalloz, T.I. p. 126). Et la Bible elle-même recommande aux juges
d’Israël de ne point « [favoriser] le miséreux dans son procès »
(Ex. 23, 3) ; ni bien sûr les grands de ce monde « Tu ne feras pas
acception de personnes avec le pauvre ni ne te laisseras éblouir par le grand »
(Lév. 19, 15).
Les Institutions. Je ne saurais mieux les
définir que Gustave Thibon. C’est encore à un philosophe, et non à un
politologue ou un historien des institutions que nous nous tournons pour nous
livrer une véritable ontologie des institutions. Et c’est dans Diagnostics (Paris,
Médicis, 1942), précisément au chapitre Personnalisme, qu’il nous livre
sa réflexion avec la hauteur de vue qui est la sienne. Ecoutons-le :
« Plus de traditions, plus de cadres !
Plus que des personnes ! La personne est aujourd’hui le pivot de tout. On
épouse par exemple la personne de son choix, sans tenir le moindre compte du
milieu ou de la situation, un régime politique s’incarne dans un homme et meurt
avec lui, etc. Tout cela mène loin : à la fin de toutes les grandes continuités
sociales, à l’instabilité universelle (…) Jadis on aimait les hommes à travers
les institutions : le mariage pesait plus, dans l’âme de telle épouse du
grand siècle, que la personne de son mari, on tolérait le roi par respect pour
la monarchie, etc. Maintenant, ce n’est plus qu’à travers une personne
idolâtrée qu’on supporte les institutions ; on considère les cadres comme
choses abstraites et mortes. Mais ils ne l’ont pas toujours été (…) Et les
cadres qui portent, défendent et dépassent les personnes peuvent aussi être
aimés avec chaleur ! Et puis, derrière ces cadres, il y a la personne de
Dieu - la seule qu’on puisse adorer sans péril - qui garantit et vivifie tout
(…)
(…) Encore quelques progrès de cette religion de la
personne, et nous n’aurons plus de “bonnes maisons”, de patrie, d’esprit de
corps - plus de racines dans le temps et dans l’espace (…) Je ne crois qu’au
personnalisme divin !
(…) On n’a plus d’yeux et de cœur que pour les
individus. Ils portent à eux seuls tout le poids des institutions (…) Ce
personnalisme stupide est une des causes des catastrophes révolutionnaires des
temps modernes : à mesure que le peuple s’habitue à confondre la personne
des grands avec le principe éternel qu’ils représentent, sa rancœur à leur
égard tend à se transformer en volonté de destruction universelle. Le passé
savait distinguer les institutions des personnes : on pouvait mépriser un
roi ou un pape (le Moyen Age ne s’en est pas privé !) sans mettre en
question le moins du monde le principe de la monarchie ou de la papauté. On
savait qu’une institution saine (…) restait féconde, même à travers l’homme le
plus imparfait (…) L’autel soutenait le prêtre, le trône le roi. Aujourd’hui on
demande au roi de porter le trône, au prêtre de porter l’autel. Les institutions
ne se justifient aux yeux des foules qu’à travers le génie ou le magnétisme de
quelques individus. Cette exigence entraîne deux conséquences ruineuses :
elle impose aux malheureux “suppôts” des institutions un degré de tension et
d’activité proprement inhumain, et, corrélativement, elle lie le sort des
institutions aux misérables hasards individuels (…) »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire