mercredi 6 novembre 2024

Retour sur les ressorts de la philosophie pénale actuelle. Les regards croisés de Jean Madiran et de Michel Villey.

Retour sur les ressorts de la philosophie pénale actuelle

Les regards croisés de Jean Madiran et de Michel Villey

 A partir de deux points de vue différents, Jean Madiran, philosophe politique et Michel Villey, philosophe du droit, débouchent sur la même conclusion : la philosophie et la politique pénales mises en œuvre dans les sociétés occidentales sont d’inspiration hédoniste.

En observateur averti de l’actualité, le chroniqueur et philosophe Jean Madiran, observe qu’un hédonisme subversif et amoral est à l’origine de l’abolition de la peine de mort. Dans un article intitulé « Peine de mort et sado-marxisme »[1], il va plus loin et fait carrément le lien entre :

– l’abolition de la peine de mort ;

– le droit à l’avortement ;

– la licence sexuelle intégrale ;

– la déchristianisation des institutions et des mœurs.

 Comme « nouveau dogme », remarque le philosophe, « l’obligation morale d’abolir la peine de mort […] est venu comme partie intégrante d’un programme cohérent, d’une doctrine logiquement bien ficelée qui rassemble dans un même projet [ces] quatre revendications fondamentales ». Il ajoute de manière surabondante « qu’il y a une mode intellectuelle en faveur de l’abolition, et qu’elle exerce son influence à tous les niveaux du catholicisme, sans que soit aperçue pour le moment sa cohérence logique avec les trois autres revendications du programme… »

 En réalité, plus qu’une « mode intellectuelle » et une « cohérence logique », le combat pour l’abolition est favorisé, comme cause causante causée, par une formidable corruption des mœurs. Une simultanéité des causes que confirme, au premier examen, l’état actuel des lieux dans les sociétés occidentales. « Les Etats qui ont aboli la peine de mort, constate Madiran, l’ont généralement fait en concomitance, à quelques années près, avec le droit à l’avortement et avec la promotion d’une licence sexuelle sans limite ». Un des premiers propagandistes modernes de l’abolition, le marquis de Sade, n’était-il pas un débauché notoire ? Que ces dérives aient reçu la sanction de l’Etat ne sauraient occulter le fait qu’elles préexistent aux lois positives lesquelles, avec le triomphe du scientisme et du sociologisme, s’alignent désormais sur les mœurs.

 Jean Madiran ne croyait pas si bien dire. Ce que le chroniqueur apprenait au philosophe politique, le philosophe du droit, Michel Villey, en révélait les dessous philosophico-idéologiques.

 Suite aux prodigieuses découvertes dans le domaine des sciences (physique, chimie, biologie) et à l’essor des techniques qui s’ensuivit, une idéologie scientiste réussit vers la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle à étendre son empire sur la psychologie, l’économie, l’histoire, la sociologie et le droit. De là, remarque Villey, est né l’« utilitarisme juridique » de Jeremy Bentham, qui marquera profondément le droit européen. Aussi les méthodes de la discipline juridique comme celles de ses consœurs des sciences humaines, seront calquées sur celles des sciences exactes. Et seront abandonnées les méthodes démodées de la métaphysique et de la morale réputées ne fournir que des connaissances vagues et mal assurées. Désormais les seules vérités adossées à la voie de savoir la plus sûre, celle l’expérience et de l’observation des « faits », seront tenues pour scientifiques. Ils ont le mérite d’être objectivement observables, supposés asservis au déterminisme et obéissant à la loi de causalité efficiente, autrement dit à un mécanisme qui les relie entre eux par un système de relations d’antécédent à conséquent. Dans l’analyse des mobiles des actes humains, la psychologie réduira le rôle de la raison, élément métaphysique, pour se concentrer sur l’instinct de jouissance, fait « objectif » et « scientifique ». On entend reconstruire tout l’homme et ses institutions sociales à partir de cet instinct. En psychologie, si l’on en croit Gustave Thibon qui l’affirme à la suite de Rudolf Allers, qu’il cite dans ses Diagnostics[2], c’est du « regard d’en bas » que procédera le système de Freud. Avec pour conclusion pratique le « débridement des instincts ».

 Sur ces fondements, Jeremy Bentham (1748-1832) tiendra pour loi scientifique que toute action de l’homme serait mue par la poursuite du plaisir, et la fuite des peines. Pour ce prophète de la philosophie utilitariste du droit, c’est un fait observable que l’ordre social a pour cause les appétits individuels. Il s’ensuit que le droit n’aura d’autre utilité que d’être une technique, un outil au service de la « maximation des plaisirs ». Prétendre pour le législateur à des lois « justes » n’est plus qu’une fiction théologique et un vestige de l’arbitraire métaphysique. La science qui constate que tout homme recherche son plaisir saura à partir de l’analyse des causes de ces plaisirs calculer les moyens de les maximer, et de diminuer la quantité de peines en nombre ou en intensité. Une législation pénale « scientifiquement calculée, préservera les plaisirs des propriétaires sans accroître, plus que de besoin, les peines des voleurs »[3]. Un savant calcul scientifique déterminera la quantité de peines nécessaire.

 Les effets de cette doctrine vont immanquablement se faire sentir en matière pénale à la fois sur le délit et sur la peine, respectivement matière et instrument de la loi pénale. Le droit européen, remarque le philosophe français du droit, aura été largement inspiré par Bentham et autres sectateurs de l’utilitarisme. C’est sous leur influence notamment, que la liste des délits sera refondue. Le délit étant un comportement nocif, générateur de peine, il faudrait supprimer du « catalogue tout d’abord les offenses à Dieu (sacrilège – blasphème – hérésie) ou à la prétendue morale : les délits sexuels – la pédérastie (elle ne fait de peine à personne), le suicide, l’avortement [...] Par contre, restent le vol, l’homicide, les divers dommages »[4]. Quant à la peine, elle a pour fonction de mettre hors d’état de nuire ceux qui auraient l’idée de commettre des actes dommageables. Il suffira pour cela d’une mesure, si l’on ose dire, de prophylaxie : la prison où ils seront à l’abri. « Aucune raison d’y ajouter un surcroît de supplices inutiles, des roues, des chevalets, des carcans. Le but est d’obtenir au total le chiffre optimum : accroissement du plaisir des uns, payé par la moindre quantité de souffrance pour les délinquants, ce qui devrait par l’effet de la nouvelle science être l’objet d’un calcul précis [...] »[5]. C’est ainsi qu’ont disparu les châtiments corporels jugés dégradants et contraires à la dignité de l’homme, et remplacés par des « peines » – mot devenu inadéquat – de substitution qui se résument à une incarcération plus ou moins longue.

 Essentiellement idéologique, cet hédonisme a pour particularité d’avancer masqué. Tantôt sous couleur d’humanité, tantôt de compassion, de réinsertion voire de « rédemption » des criminels, ses sectateurs n’ont eu de cesse que d’obtenir l’abolition de la peine de mort, l’assouplissement des conditions de détention, les remises anticipées de peine et j’en passe. « Les mœurs souterraines, disait Montaigne, font bon ménage avec les opinions supra-célestes. » En vérité, la sensibilité quasiment à fleur de peau de nos épicuriens n’est qu’apparente et il y a tout lieu de croire sur parole Bernanos : « l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. »

Carlos HAGE CHAHINE

 



[1] Présent du 14 avril 2001.

[2] Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 53.

[3] Philosophie du droit. Paris, Paris, Dalloz, 1984, t. II, pp. 101-102.

[4] Michel Villey, Philosophie du droit. Paris, Paris, Dalloz, 1982, t. I, p. 155.

[5] ibid.

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