Liban : « Ne jetez pas le système confessionnel ! » Publié le 12 octobre 2020
Publié le 12 octobre 2020
Les
manifestants libanais, excédés par la crise que traverse leur pays,
souhaitent un changement radical de régime. Beaucoup d’entre eux veulent
mettre fin au système confessionnel au profit d’un État laïc. Une
tentation dangereuse, si l’on en croit Carlos Hage Chahine, libanais
juriste, spécialisé dans la philosophie du droit, auteur (Pouvoir Spirituel – Pouvoir Temporel, La laïcité de l’État et sa contrefaçon, 2014).
AED : Sur quoi repose le système confessionnel libanais, tel qu’il existe de nos jours ?
Carlos Hage Chahine : Le système libanais
peut avoir plusieurs clés de lecture. Celle qui me semble la plus
adéquate peut se résumer dans la formule de Vladimir Volkoff que je
paraphrase. Elle consiste pour les Libanais à gérer ensemble ce qui les
rassemble et séparément ce qui les sépare.
Le système confessionnel au Liban est une conquête historique qui a
permis aux communautés chrétiennes, en prenant part au pouvoir politique
à part égale avec les communautés musulmanes, de ne plus être tenues
pour des citoyens de seconde zone. Il s’agit toutefois des communautés
historiques, limitativement énumérées et, du coup, ne sont pas
extensibles à l’infini.
Depuis le pacte non écrit de 1943, la présidence de la République
revient à un chrétien maronite, la présidence du Conseil à un sunnite et
celle du Parlement à un chiite. Au parlement et dans la haute fonction
publique la parité est de mise. À ceci près que dans l’Administration,
les postes à pourvoir, s’ils doivent respecter la parité, c’est sans
préjudice, en théorie bien sûr, des compétences individuelles.
Ce système préserve le pluralisme du pays. Avec des religions
différentes ; avec, au sein même des communautés chrétiennes, des rites
et des langues liturgiques différentes ; avec des fêtes différentes, des
habitats et des quartiers différents, des écoles différentes, des
prénoms différents, des mœurs vestimentaires – notamment chez les femmes
– différentes, des affinités électives différentes, les catholiques
ayant toujours eu une prédilection pour la France, qu’ils appellent « la
tendre mère », il eût été impensable de préconiser une formule
essentiellement unitaire, uniforme et réductrice.
Aujourd’hui, beaucoup de
Libanais, y compris le président Aoun, appellent à la création d’un
« État laïc » libanais, est-ce la solution à la crise actuelle ?
Le confessionnalisme est une chose, la laïcité de l’État en est une
autre. Le premier est un partage du pouvoir entre les différentes
communautés, en vue de gérer ensemble ce qui les rassemble : le bien
commun à tous les Libanais. En dehors du statut personnel, relatif au
mariage et à la filiation, réservés aux communautés religieuses, qui
disposent en la matière d’une compétence à la fois législative et
judiciaire, tout est du ressort de la loi civile, laïque et profane.
Mais en bonne doctrine catholique, la matière du mariage fait exception à
la laïcité en tant qu’elle figure l’union du Christ avec son Église.
C’est une des rarissimes questions mixtes retenues par les théologiens,
regardant à la fois le temporel et le spirituel. Je ne vois pas qu’on
puisse en dessaisir les tribunaux religieux, du moins ceux des
communautés musulmanes. La question est actuellement très disputée et
devrait continuer à être gérée séparément en tant qu’elle constitue une
ligne infrangible qui sépare irréductiblement les communautés
religieuses.
Cela dit, je ne vois pas comment on pourrait convaincre les musulmans
de soustraire la matière du mariage à la compétence de la charia pour
la soumettre à la loi civile, quand on n’a pas réussi à l’étendre seulement à leurs
successions. Depuis 1959 la loi civile en matière successorale est
applicable aux non-musulmans.
Il faut donc que cela soit clair qu’à l’exception du statut
personnel, le Liban est un État laïque, de l’aveu même du conseiller aux
affaires de la présidence, l’ancien ministre de la justice, M. Selim
Jreissati.
La vraie question est donc de savoir si la déconfessionnalisation du
pouvoir d’une part, et l’instauration du mariage civil obligatoire pour
tous, est de nature à régler les problèmes du Liban. Dans l’état actuel
des choses, où les crispations communautaires augmentent au lieu de
refluer, j’ai tout lieu de craindre que l’abolition du confessionnalisme
aboutisse immanquablement, à la faveur de la loi du nombre, à écarter
du pouvoir les chrétiens devenus minoritaires, et par ce biais à
islamiser le Liban. Cela me remet en mémoire les réticences du défunt
patriarche maronite Nasrallah Sfeir, chaque fois qu’il évoquait la
question de la déconfessionnalisation : avant d’éradiquer le
confessionnalisme des textes, disait-il, il convient de l’éradiquer des
esprits. Comment croire un seul instant à la bonne foi de Nabih Berri,
chef du mouvement chiite « Amal », et l’actuel et sempiternel président
du Parlement libanais, lorsqu’il revendique haut et fort la
déconfessionnalisation du système libanais, au moment précis où, fort de
l’appui de son allié chiite, le puissant Hezbollah, il cherche à
asseoir la domination du chiisme politique sur tout le pays ?
Quelle serait, selon-vous, les solutions à la crise que traverse actuellement votre pays ?
À l’adresse des politiques qu’ils englobaient dans les mêmes
imprécations, les manifestants criaient : « tous tant que vous êtes ».
Toutefois il convient de nuancer. Il serait plus juste de dire : Tous
tant que nous sommes ! À la vérité, la crise libanaise est d’abord
morale. Si les facteurs aggravants, notamment les facteurs externes ne
manquent pas, au premier rang desquels il faut mentionner
l’expansionnisme iranien, et avant lui, le syrien qui se télescopait
avec le palestinien, nous assumons tous, à des degrés divers, une part
de responsabilité dans le déclin moral du système. Car il n’y a pas de
corrompus sans corrupteurs. Parmi les manifestants qui se succédaient en
direct aux micros et devant les caméras de télévision, plus d’un a
spontanément avoué, repentant et contrit, avoir été sensible à l’argent
électoral. Est-il un Libanais qui n’ait pas été, directement ou par
l’entremise d’un tiers, témoin ou acteur de versement de dessous de
table dans les Administrations, au prétexte de hâter une formalité ou
pour frauder le fisc ? Témoin ou acteur de l’incivilité au volant au
risque de mettre gravement en danger la vie d’autrui ?
Contre
le confessionnalisme qui ne trouve plus aucun défenseur, on vitupère de
toutes parts. Sans se soucier le moins du monde de ne pas prendre la
conséquence pour la cause, on lui fait crime de fournir une couverture à
tous les maux et notamment le pillage des fonds publics. Comme si les
« je te tiens, tu me tiens… » étaient une spécialité toute libanaise et
ne courent pas sous toutes les latitudes sans nul besoin de
confessionnalisme pour couverture.
Comme la langue d’Ésope* et le cholestérol, il y a le bon et le
mauvais confessionnalisme. Il s’exacerbe et se corrompt lorsque les
communautés veulent partager entre elles ce qui est indivisible : le
bien commun des Libanais, comme si, au lieu de profiter d’un pont, elles
décident de se partager ses pierres ; lorsque, chaque fois que le bien
commun est en jeu, l’opposition n’est plus transversale, traversant et
transcendant les communautés, mais verticale ; quand chaque communauté
veut élire les siens sans faire aucun cas des intérêts communs à
défendre, etc., etc.
L’essence du Liban est d’être un et multiple. Toute solution, toute
adaptation aux changements, doit respecter cette pluralité pour ne pas
trahir l’identité du Liban et le détourner de sa vocation : un pays «
message » évoqué par saint Jean-Paul II. Cela suppose deux conditions :
que les chrétientés libanaises reprennent conscience de leur identité et
de leur rôle. Et comme toute solution négociée reflète le rapport des
forces qui y préside, que les chrétientés libanaises puissent compter
sur une ou des puissances amies. C’est le destin du Liban de ne pas
pouvoir compter sur sa seule force. Tel a été le cas en 1860, après les
massacres du Liban, puis en 1864 avec l’adoption du règlement organique
accordant l’autonomie à la montagne libanaise, et en 1920 au moment de
la proclamation du Grand Liban sous mandat français et en 1943**.
*NDLR « Un certain jour de marché, Xantus, qui avait
dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce
qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en
soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en
remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues,
lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces ; l’entrée, le second,
l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le
choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas
commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh !
qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de
la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la
raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on
persuade, on règne dans les assemblées, on s’acquitte du premier de
tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui
prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes
personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.
Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant
que la langue est la pire chose qui soit au monde : c’est la mère de
tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des
guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui
de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les
villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les
dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. »
[Fables de Jean de La Fontaine, illustrées de 120 gravures par J.
Désandré et W.-H. Freeman, avec des notes et une préface par
Décembre-Alonnier, Paris, Bernardin-Béchet, 1874, p. 18. https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:La_Fontaine_-_Fables,_Bernardin-Bechet,_1874.djvu]
** Date du Pacte national libanais. Ce pacte non écrit fait
office de compromis communautaire entre les principales entités qui
composent le peuple libanais, à savoir les chiites, les maronites et les
sunnites. (cf https://fr.wikipedia.org/wiki/Pacte_national_libanais)
https://www.aed-france.org/liban-ne-jetez-pas-le-systeme-confessionnel/
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