jeudi 3 septembre 2020

L’ « ETAT CIVIL » OU, LE MIROIR AUX ALOUETTES

 L’ « ETAT CIVIL »

OU

LE MIROIR AUX ALOUETTES

 

De plus en plus nombreux sont les Libanais qui réclament l’instauration d’un « Etat civil » au Liban en lieu et place du système actuel. Ce vocable, qui n’a rien à voir avec l’acte d’identification administrative de la personne non plus que du service public qui le dresse, renvoie pour ses sectateurs, à un Etat déconfessionnalisé au plan politique, pourvu d’un statut personnel unifié et laïc.

Dans son homélie du 15 août dernier, à l’occasion de la fête de l’Assomption de la Vierge Marie, le patriarche Raï déclare : « Toute solution qui ne comporterait pas la neutralité active, la décentralisation élargie et une législation civile, n’en est pas une… » Et une législation civile ? Ce dernier membre de phrase est pour le moins troublant dans la bouche du Patriarche. Le droit libanais étant, dans toutes ses branches, à l’exception du statut personnel, un droit d’origine laïque et non sacrale, ce que le Patriarche n’ignore pas, on peut se demander ce qu’a voulu entendre le chef de l’Eglise maronite par « législation civile ». Se serait-il rallié à la revendication qui se fait insistante au sein de la société civile « visible », d’une loi civile unifiée pour régir le mariage ?

Des intellectuels issus de la contestation, se défendant de toute représentativité, de peur de faire éclater le mouvement populaire né de l’étincelle du WhatsApp, appellent de leurs vœux l’instauration d’un « Etat civil » comme unique, voire ultime solution aux problèmes chroniques du Liban. La planche de salut. Nous attendons la démonstration qu’il ne s’agit pas plus d’une pétition de principe que d’un vœu pieux.

Car ces messieurs de la « société civile » savent pertinemment, à moins de feindre d’ignorer, qu’il existe au Liban deux partis au moins demeurés ultra-minoritaires depuis plus de soixante-dix ans, le parti communiste et le parti syrien nationaliste social, qui ont intégré, dans leur idéologie et jusque dans la pratique de leurs partisans, l’abolition du confessionnalisme et le mariage civil. Que n’appellent-ils les contestataires à s’en aller grossir leurs rangs !

C’est que ces messieurs savent, à moins de feindre d’ignorer, que l’instauration de l’ « Etat civil » laisse entiers les problèmes complexes du Liban. Ou alors qu’ils veuillent bien nous expliquer comment cette panacée a le pouvoir de régler le problème inextricable des armes légères et lourdes qui prolifèrent entre les mains des milices armées et des tribus (de Khalde et d’ailleurs) quand ce n’est pas des simples particuliers ; de désincarcérer la légalité de l’étau qui l’enserre, selon la formule du patriarche Raï ; par quelle magie cette même panacée a le moyen d’éliminer les allégeances des militants à des puissances étrangères, qui à l’Iran, qui à la Syrie, qui à l’Arabie Saoudite ; par quel sortilège elle pourra dégraisser une Administration en grande partie véreuse, et mettre fin à la corruption, à la prévarication, à la concussion ; comment elle réussira à éradiquer le confessionnalisme des esprits avant de l’éradiquer des lois, selon l’interpellation de feu le patriarche Sfeir ; comment faire foi à ses vertus pour unifier les différentes communautés libanaises que le journaliste Sarkis Naoum appelle obstinément mais à juste titre « les peuples libanais » ; comme s’il suffisait d’une loi pour faire fusionner des mœurs aussi différentes.

Nous attendons de messieurs les intellectuels qu’ils nous expliquent comment l’ « Etat civil », sous quelque loi électorale que ce soit, parviendra jamais à persuader les chrétiens d’Achrafieh de se faire représenter par des chiites de la banlieue sud, et les Druzes du Chouf par des chrétiens de Zahlé, et les chiites de Baalbeck ou de la banlieue sud par des maronites de Bécharré, etc., etc. ; comment ils s’y prendront pour métisser régions, habitats et communautés ; éviter que la loi du nombre ne l’emporte ; et ne soient détruits... les débits d’alcool dans les régions prohibitionnistes.

Sauf à jouer de niaiserie, « l'intellectuel, selon le mot de Bernanos, est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le contraire ».

Une analyse des plus sommaires fait porter au confessionnalisme tous les maux du Liban. Demain, l’argent n’ayant plus que l’odeur du confessionnalisme, la corruption, la vénalité, le pillage des fonds publics, disparaîtront comme par enchantement et par la grâce de l’Etat civil. Vous auriez pu, messieurs les intellectuels, ajouter une promesse qui ne vous engage à rien que demain on rase gratis !

Le confessionnalisme : cause ou conséquence ?

Dans un article intitulé « L’Automne du Liban » publié sur mon blog en décembre 2019, j’écrivais ceci : « Il faut se rendre à l’évidence qu’à moins de niveler au rabot toutes leurs différences, il est impossible de mettre tous les Libanais d’accord sur tout. Certaines divergences sont irréductibles pour la bonne raison qu’elles obéissent à ce principe philosophique que les conclusions concrètes sont en relation étroite avec les principes premiers. Un désaccord au niveau du principe se répercute infailliblement sur les conclusions dernières. Pour prendre un exemple tiré de notre vécu d’Orientaux, considère-t-on que le droit tire sa légitimité de son origine sacrale, il s’ensuit que les dispositions de la loi civile seront forcément inapplicables.

Ainsi en est-il des successions des musulmans, exclus du champ d’application de la loi de 1959. Autre exemple : l’Islam étant la Oumma des musulmans, les sujets chrétiens sont, en bonne doctrine, assimilés à des étrangers ne pouvant bénéficier des mêmes droits politiques que les nationaux. D’où le système confessionnel libanais, fruit d’une conquête historique et participant davantage du pacte que du mythique contrat social.

Contre le confessionnalisme qui ne trouve plus aucun défenseur, on vitupère de toutes parts. Sans se soucier le moins du monde de ne pas prendre la conséquence pour la cause, on lui fait crime de fournir une couverture à tous les maux et notamment le pillage des fonds publics. Comme si les « je te tiens, tu me tiens… », et les « hekkelli ta hekkellak » étaient une spécialité toute libanaise et ne courent pas sous toutes les latitudes sans nul besoin de confessionnalisme pour couverture.

Gare à la tentation de se débarrasser du bébé avec l’eau du bain. Faut-il rappeler, à sa décharge, que le confessionnalisme n’était pas encore né en 1840 ni même en 1860 ? On oublie trop vite les causes profondes qui, plongeant leurs racines dans des siècles d’histoire, ont motivé la création du système confessionnel. Et qu’il en est du confessionnalisme comme de la langue d’Esope* ou du… cholestérol : à côté du mauvais, il y a le bon.

Comme on l’a remarqué hier pour le communisme, le rejet du confessionnalisme, avant de triompher aujourd’hui dans la rue, avait déjà conquis les âmes endoctrinées par des idéologies laïcistes sevrées d’idéalisme. »

Non messieurs les intellectuels, les fondateurs du Liban n’étaient pas si tarés qu’ils nous léguèrent une formule viciée à la base. Doués d’une culture historique exempte d’impuretés et de préjugés idéologiques, ils savaient que l’essence même du Liban est d’être un et multiple. Qu’un Liban pluraliste et divers ne peut s’accommoder d’un concept essentiellement réducteur tel que l’ « Etat civil ». Alors de grâce, ne vous amusez pas à le dénaturer en faisant du mythe de Procuste** une réalité ! A étirer l’un et raboter le multiple, votre idéologie ne peut accoucher que d’un monstre !

Carlos Hage Chahine

 

* « Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces ; l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.

Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. » [Fables de Jean de La Fontaine, illustrées de 120 gravures par J. Désandré et W.-H. Freeman, avec des notes et une préface par Décembre-Alonnier, Paris, Bernardin-Béchet, 1874, p. 18. https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:La_Fontaine_-_Fables,_Bernardin-Bechet,_1874.djvu]

** « Brigand célèbre de l’Antiquité, [Procuste] attachait ses victimes sur un lit. Puis, à l’aide d’un couperet et d’un treuil, il les raccourcissait ou les étirait, selon leur taille, pour les amener toutes, sans distinction d’âge, de sexe ou de fortune, aux dimensions exactes du fameux lit. » (Vladimir Volkoff, Le Complexe de Procuste, Julliard, L’Age d’Homme, 1981).


Une version abrégée a été publiée dans la rubrique Opinion de L'Orient-Le Jour du 8 septembre 2020

A lire Fady Noun L'Etat civil proposé par Aoun sous les projecteurs

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