CONNAISSANCE
ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA)
Essai
de lecture aristotélicienne-thomiste
A la
lumière de l’enseignement de Michel Villey et Marcel De Corte
Mon cher neveu,
Suite à nos échanges sur l’intelligence
artificielle et en particulier, à ton dernier message (cf. WhatsApp du 6
mai), il me semble nécessaire de dissiper un certain nombre de malentendus. Ceux-là
résultent notamment d’une divergence fondamentale entre les deux approches
classique et moderne de la connaissance et de l’expérience.
Je rappelle d’abord ton
objection :
- Je ne
comprends pas bien, objectes-tu, ce que l’IA pose comme problème ici : “pas de
connaissance possible, te disais-je dans un précédent message, sans
l’expérience (personnelle ou transmise)” -> ces IA, repartis-tu, sont
entraînées sur de la connaissance humaine qui est donc “transmise”.
- aussi elles
ont des sens : aujourd’hui ChatGPT a accès à la modalité du texte, de l’audio,
des images et même des vidéos.
Je vais essayer de te répondre en me
servant du langage du sens commun, que tu as – à condition de t’accrocher –,
plus de chances de saisir que je n’ai de chances d’entendre – même en
m’accrochant – le langage si savant de la science moderne, dont tu as la
maîtrise. Et si tu trouves ici ou là une référence biblique, je te prierai de
ne pas réagir par un haussement d’épaule. L’accord de la Révélation avec la
raison naturelle faisait l’admiration de saint Thomas d’Aquin, lequel prenait
toujours soin de vérifier l’une à l’aune de l’autre. Et
si les choses et les notions que j’introduis ci-après, t’apparaissent obscures
et impénétrables, ne te rebute pas et prends patience. Je suis sûr, du moins je
l’espère, que petit à petit, au fur et à mesure du développement, elles t’apparaîtront
d’une clarté lumineuse et auront pour toi, comme elles l’ont eu pour moi,
l’effet d’une révélation. Une dernière précision : la pléthore de notes
n’est pas pour t’assommer, mais j’ai pensé qu’elles pourraient servir à
d’éventuels chercheurs.
Préambule
philosophique
J’ai de bonnes raisons de croire que
les jeunes d’aujourd’hui, subjugués et pour ainsi dire dépassés par les progrès
de la science et de la technologie qu’ils ont eux-mêmes mises au point, n’ont
jamais entendu parler, au cours de leurs cursus scolaire et universitaire, de
cette vieillerie que l’on dit définir la vérité : adaequatio rei et
intellectus, adéquation entre les choses et l’intellect (ou l’esprit). Et
pourtant, il m’est indispensable pour te répondre, de m’aider de la pensée de
deux philosophes contemporains, le Français Michel Villey et le Belge Marcel De
Corte, qui se sont intéressés précisément à cette vieille lune. Leur autre
point commun ? Tous deux se revendiquent de cette philosophie pérenne
et impersonnelle qui est celle d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin.
Elle est dite impersonnelle parce qu’elle se caractérise par son réalisme
– du latin res, la chose, mot qui reviendra souvent au cours de ce
développement. Ayant eu pour seuls maîtres les choses, ni l’un ni
l’autre, à dix-sept siècles de distance, n’auraient voulu attacher leur nom à
cette philosophie. Elle est dite pérenne parce
qu’elle est la plus apte à rendre compte aussi bien de l’étymologie des mots
que du rapport intime et plus précisément, de cette conformité entre les choses
et l’intellect. Villey va plus loin et ne craint pas de définir le vrai
comme « concordance des mots et des choses » ou encore
« adéquation des mots aux choses ». Non
que, du point de vue du philosophe, il n’y
ait pas de « langages déficients ». Car, dit-il, « le langage
qui articule le monde, n’est pas qu’affaire de convention ». Or en
matière de langage comme partout, fait remarquer le Belge De Corte,
« l’art humain [entendre la convention, ce qui est posé par l’homme]
s’ajoute […] à la nature, sous peine de dégénérer en pur arbitraire
dépourvu de toute signification objective autre que celle d’une volonté
subjective, n’ayant à rendre compte à personne qu’à elle-même ». Par son
réalisme, cette philosophie qu’on appelle aristotélicienne-thomiste
s’oppose radicalement au courant, aujourd’hui dominant dans la pensée moderne,
le courant idéaliste, initié par les Descartes, les Kant, les Hobbes,
les Rousseau, etc. On ne comprend rien à l’association de ces deux mots d’intelligence
artificielle sans préciser en quoi consiste la rupture opérée par ce
courant, ce dont je m’expliquerai plus loin.
On comprend mieux dès lors cette
définition que donne la philosophie réaliste de la vérité : adaequatio
rei et intellectus, car c’est le mouvement naturel de l’intelligence de
s’accorder au réel, et de jaillir « de l’expérience des êtres et des
choses ».
Du reste l’adéquation de l’intellect à la chose, est attestée par
l’étymologie même du terme intelligence (intus legere lire dedans), dont
la fonction n’a jamais cessé de lire dans les choses, ce qu’elle
y voit d’intelligible. A considérer le sens originel du mot
« théorie » (du grec
theorein, qui signifie voir, contempler, observer), la connaissance est
authentiquement « regard sur le monde extérieur », « vision,
représentation de l’univers ». Pas
plus le christianisme que les classiques n’ont contesté la primauté absolue de
l’objet (du latin ob jectum, jeté devant soi) sur l’intelligence.
« L’amour, dit De Corte, n’a pas supplanté l’intelligence, car si Dieu est
Amour, il a fallu qu’il se fît connaître comme tel aux hommes et leur enseignât
la Bonne Nouvelle. »
Cette manière des classiques de se
représenter la connaissance rompt totalement avec la conception des
modernes et inaugure ce qu’on appelle une révolution copernicienne. Je passe
pour le moment sur son étymologie – cum nascere, naître avec – sur
laquelle je reviendrai plus tard. Tandis que les premiers considèrent qu’« être
dans la vérité », c’est s’efforcer de correspondre à la réalité des êtres
et des choses, une réalité extramentale ; qu’en
conséquence l’intelligence est assujettie à l’être et ne peut produire
aucun fruit qu’à condition d’être fécondée par lui ; les seconds
renversent l’ordre de dépendance entre la chose et l’intelligence et font de
celle-ci la mesure de celle-là.
« Si la
connaissance résulte de la fécondation de l’intelligence par le réel, soutient
De Corte, c’est parce que l’être même de l’homme, dont l’intelligence
est la marque spécifique, est en relation constitutive et, pour ainsi dire, en
connivence préalable avec l’être de toute réalité. L’intelligence ne
pourrait jamais s’ouvrir à la présence des êtres et des choses si l’être humain
qui en est le siège était séparé de la totalité de l’être. Notre être est
fondamentalement en relation avec l’être universel et la connaissance n’est en
quelque sorte que la découverte de ce rapport. »
Dès qu’il apparaît à l’existence,
« l’être
de l’homme, ajoute De Corte, est articulé à l’être total, y compris son
Principe. Dans toutes ses opérations, l’intelligence atteint l’être, son objet
adéquat, parce que l’univers tout entier et sa source transcendante sont co-présents
à l’être humain. […] L’intelligence s’exerce sur l’arrière-fond ou, plus
précisément, sur l’axe de la co-présence de la réalité universelle ».
La connaissance se trouve ainsi
« liée à sa puissance de communion – et donc de consentement,
d’acceptation et de docilité – avec l’univers et sa cause ». Kant
au contraire est persuadé que l’absolu est fermé à l’intelligence humaine et
que « l’intelligence ne pouvait savoir que ce qu’elle fabriquait
elle-même ».
Dans cette optique, la connaissance n’est plus la découverte de cette relation
fondamentale de l’être de l’homme avec l’être universel, l’intelligence pouvant
à ce titre, selon le mot d’Aristote, « devenir toutes choses » [en
épousant le réel, en se conformant, en se moulant, en s’adaptant aux choses
jusqu’à les revêtir]. Non qu’il faille, pour « devenir l’autre en tant
qu’autre »,
devenir un arbre pour comprendre ce qu’est un arbre. L’action de
l’intelligence, comme l’explique Jacques Maritain, est
« tout immanente,
[…] c’est-à-dire qu’elle a pour nature, non pas de produire un terme au dehors,
mais seulement de parfaire en qualité l’agent lui-même, lequel en connaissant devient,
d’une certaine manière, toutes choses (il les devient immatériellement,
ou, selon le mot des scolastiques, intentionnellement, en faisant
participer les choses à la spiritualité de l’intelligence ; il ne les
devient pas réellement ou matériellement, en s’absorbant et se
perdant en elles […] Cette immanence, qui est le propre de la vie même, est un
caractère essentiel à l’intelligence comme telle ».
A l’opposé des classiques, Kant
croyait « que l’acte de connaître consiste à fabriquer, non à devenir
l’autre ».
J’y reviendrai.
Un legs commun que nous tenons d’Aristote,
de Platon et des stoïciens, est cette idée que le monde apparaît tout sauf un
amas incohérent d’atomes et d’individus ; que ce monde ne peut être
l’effet du hasard. En contemplant la nature extérieure qui les entoure, les classiques
trouvent au contraire qu’elle est ordonnée, qu’elle recèle plein d’ordre ;
aussi pour le philosophe grec, le monde apparaît-il comme étant « l’œuvre
d’une intelligence, ou plutôt d’un fabricateur artiste »,
comparable « aux productions d’un potier, qui façonne l’argile pour lui
donner une forme ».
« Aristote,
dont la science visait à observer intégralement la réalité – sur chaque
objet, outre la matière dont cet objet est constitué (la “cause
matérielleˮ), sa forme (la “cause formelleˮ), ce qui le fait être (sa
“cause efficienteˮ) – n’omettait pas de chercher sa cause finale,
c’est-à-dire ce vers quoi il tend : la cause finale est une partie de la
substance de cet objet, en est une pièce intégrante, parce que les êtres sont
dynamiques, et nous ne saurions les comprendre si nous ne savons à quoi ils
tendent ».
Toujours attentif à l’accord entre
la nature et la Révélation, Saint Thomas d’Aquin voit cette observation
confirmée par la Genèse et l’ensemble du dogme chrétien. Les constellations, le
cours des astres, le cycle des saisons, la croissance des plantes, l’appareil
digestif, tout cela implique incontestablement de l’ordre. Les Anciens n’ont
pas attendu les récentes découvertes de l’écologie scientifique en matière d’écosystème, pour
savoir par la seule observation qu’il existe un ordre dans la nature. A ceci
près, remarque Villey, qu’Aristote ne se contente pas d’observer les objets
physiques, et matériels (soit la « natureˮ post-cartésienne »), mais au-delà
des espèces animales et végétales, autrement dit l’infra-humain, tous les êtres
vivants ; mais au-delà de l’intégralité de l’homme, essence composée,
esprit autant que corps, considéré isolément, toutes
« les
institutions humaines et les institutions sociales : la cité, les groupes
familiaux, les groupements d’affaire. Pour Aristote toutes ces choses
sont dans la nature. Tandis que pour les modernes adeptes du “contrat socialˮ,
la cité est artificielle, surajoutée à la nature par l’invention de l’esprit
humain, tout le monde sait que pour Aristote l’homme est “animal
politiqueˮ : les ouvrages politiques des hommes sont tout aussi bien
naturels que le sont les essaims d’abeilles et autres sociétés animales ».
Villey nous apprend qu’« Aristote
avec son Lycée a étudié les constitutions comparées d’une centaine de cités ou
empires ».
Dans sa Lettre aux 18-20 ans de l’an 2000, un grand contemplatif, Dom
Gérard Calvet, se récrie : « Tout se tient dans le grand lectionnaire
de la création, tout s’enchaîne et tout se répond ».
Or qu’est-ce que l’ordre sinon
« l’agencement des parties d’un ensemble en vue d’un but ». Et c’est
principalement par la finalité, le telos auquel tous les êtres de
la nature tendent, que cet ordre s’exprime ; « ordre qui, de
lui-même, est Bien (agathon) ». D’où
la formule de saint Thomas : ens et bonum convertuntur : il y a
coïncidence entre le bien et la plénitude de réalisation de l’être ;
ou cette autre maxime de l’auteur de la Somme théologique : Bonum
est in re, le bien est dans la chose [traduction littérale]. Ce qui
signifie en termes plus explicites que « le bien ou le beau sont des
qualités inhérentes au réel lui-même [et que] pour exister, ils se
passent de nous ». C’est
précisément là que se manifeste la rupture annoncée plus haut entre les deux
approches réaliste et idéaliste. Dans l’ontologie (science de l’être)
des modernes, le monde est dichotomique. Descartes fait une division nette
entre l’esprit et la matière inerte (l’infra-humain, catégorie dans laquelle il
inclut les plantes et les animaux, traités comme des machines). A sa suite, Kant,
puis Kelsen, séparent, comme allant de soi, l’être (le Sein) du
« devoir-être » (le Sollen), l’idéal siégeant immanquablement
dans l’esprit et procédant de notre Raison. Les
fins ne sont plus objectives, considérées du dehors. Il revient subjectivement
à l’esprit de se les forger.
Aristote observe que tout dans la
nature, en proie au changement, se meut de la « puissance » à
« l’acte » et réciproquement. Tous les êtres vivants y naissent
toujours, croissent, ou meurent. Tout y oscille entre matière et forme (les
philosophes nous apprennent que la matière « a pour la forme une sorte d’appétit,
n’étant elle-même que potentialité […] aspiration de la passivité informe vers
l’être achevé »). C’est
une constante chez Aristote que de voir dans la nature extérieure, « de l’ordre,
de l’harmonie, et, dans le dynamisme naturel, un sens et des “causes
finalesˮ »,
celles-ci étant le pôle vers lequel les choses de la nature sont aimantées et
qui constituent leur achèvement et en même temps leur plénitude. « Le
germe produit un arbre, des fleurs et des fruits ». Et cela s’observe,
ajoute Villey. De même que le mouvement du grain de blé vise à l’éclosion de la
plante, de même « les mouvements instinctifs qu’effectuent les bêtes ne
sont explicables qu’en fonction des fins auxquelles ils se
rapportent : nutrition – self conservation – perpétuation de l’espèce » ;
et l’homme commence par être un fœtus ; ce fœtus se transforme à travers l’enfance
et l’adolescence en une jolie fille : mieux que le fœtus ».
Jusqu’aux cités, sont
naturelles,
spontanément venues à l’être, et préexistent aux délibérations des hommes.
« Simplement, observe Villey, parce qu’il est gratuit de supposer l’homme
naturellement anarchique ; au contraire, une observation réaliste de la
nature montre que l’homme vit et doit vivre dans des groupes sociaux ». L’état
de nature de Hobbes, Locke, Rousseau est un mythe. Mythe également le
soi-disant contrat social.
« Naturellement
[Athènes] possède une constitution. Elle s’est formée spontanément. Elle
implique des proportions “justesˮ entre les parties de la cité – magistrats et
simples citoyens, nobles, cultivateurs, artisans, ouvriers, esclaves,
propriétaires et locataires, négociants et consommateurs […] ».
Il faut avoir été élevés sous l’influence
du cartésianisme, constate notre philosophe, pour que nous nous fassions de la « “nature
des chosesˮ, du monde extérieur, une vision pauvre, matérialiste, quantitative
et mécaniste », comme
si l’être naturel n’était pas un être vivant doté d’une valeur qui est sa
teneur axiologique, mais rien qu’un « un fait (scientifique) déjà
accompli (factum), que l’on saisit une fois mort ».
La connaissance
au sens classique
Aussi connaître ce que la chose est,
c’est-à-dire son essence (du latin esse, être), c’est connaître
ce vers quoi elle tend, sa finalité, celle-ci étant en même temps
son maximum d’être. « Le grain, remarque notre philosophe, tend vers la
plante, et je n’ai pas saisi ce qu’est le grain, si j’ignore ce qu’il tend à
devenir. L’art musical vers une certaine espèce de beau, et l’art juridique
vers le juste ». S’il
en est ainsi, il va de soi, et on n’y coupera pas, que pour saisir ce qu’est
la chose, pour la connaître, il nous faut regarder devant nos yeux au
lieu de regarder dans notre cerveau, comme le dit admirablement J. Joubert ;
ou, comme nous y invite Villey, « regarder en dehors de
nous » « et non pas, comme voudrait Kant, dans nos
lunettes ».
De là, la dépendance incontournable de l’esprit à l’égard des données sensibles et la
sujétion de la connaissance à la perception préjudicielle par les sens.
« A nous autres qui ne sommes pas intelligences pures, observe Villey,
mais âme et corps, pétris de matière, toute connaissance de la nature vient par
l’intermédiaire des sens », tirée
de l’observation des faits.
Toutefois Aristote et saint Thomas d’Aquin
avaient conscience que cette méthode expérimentale, ne nous faisant connaître
que des choses particulières et notamment les « substances
premières »
(Pierre, Paul, tel être singulier), est très incomplète : l’homme ne se
connaît pas lui-même, dit saint Thomas (Somme théologique Ia, qu. 87).
« L’observation d’expériences particulières, ajoute Villey, [ne] mène
jamais à des résultats définitifs et absolus ». Car toute
connaissance suppose un certain degré d’abstraction. Aussi, mais dans un
deuxième temps, le monde apparaît-il à l’intelligence païenne d’un Aristote ou
catholique d’un saint Thomas d’Aquin, « comme une collection bien faite et
rationnellement ordonnée » « de
genres, d’espèces et d’individus, un peu comme s’il était l’œuvre d’un
collectionneur maniaque ». Au
point, ajoute Villey,
« qu’à
côté des “substances premièresˮ (les individus) on peut reconnaître l’existence
de “substances secondesˮ, (les “universelsˮ : l’animal, l’homme, le
végétal, le minéral, etc…) ; et la Nature comprend aussi ces universels.
Chaque individu participe, au sens particulier de ce mot, d’une “nature
communeˮ, celle du genre ou de l’espèce dont il relève, par exemple de la
nature de l’homme, ou de celle du citoyen, et qui sont ses causes formelles ».
En Pierre ou en Paul, il y a l’homme,
le citoyen, le père de famille. En disciple d’Aristote, note Villey, saint
Thomas tient aussi pour réels les genres et les espèces. La qualité de
« substances premières » étant reconnues aux individus, les
« substances secondes » que sont les « universels » :
l’animal, l’homme, le citoyen, « ne sont pas seulement des concepts mais
ont déjà l’existence hors de notre esprit ».
Car « le
monde extérieur n’est pas qu’une poussière d’atomes en désordre, qu’une
poussière d’individus ; il comporte lui-même un ordre, des classes où
viennent se ranger chacun des êtres singuliers (des “causes formellesˮ) et des
natures (des “causes finalesˮ) […] Tout cela objectivement, indépendamment de l’intellect
qui le décèle dans les choses ».
La difficulté
Si nous reconnaissons avec la
philosophie réaliste, tournée vers les choses, que le terme nature ne
désigne pas un « donné originaire brut », la
« réalité actuelle » ;
que ce n’est pas l’état primitif de l’être vivant qui se trouve exister de fait
avant tout développement ; mais que dans la nature des êtres vivants,
« il y a bien plus […] que ce qu’ils sont présentement, il y a ce qu’ils
sont ordonnés à être dans leur entier accomplissement, leur fin, qui
serait aussi leur bonheur » ;
que la fleur épanouie est ce à quoi tend la graine et que l’homme accompli est
l’homme adulte, fait, celui du canon grec et non pas le borgne, le boiteux et l’infirme ;
si donc nous reconnaissons les choses dans leur finalité, ce à
quoi ils tendent, la floraison de la plante, force alors est de reconnaître que
toutes les graines n’éclosent pas ; que la plante peut manquer sa
croissance, avorter ou dégénérer.
A la différence des sciences dites
exactes comme la physique, les êtres de la nature ne peuvent faire l’objet
d’une science parfaite selon la méthode galiléenne résolutive-compositive (dénommée
aussi analyse et synthèse). Une
proposition scientifique présuppose des objets constants, fixes, « sur
lesquels se puissent effectuer des calculs de mathématique ou des inférences
rigoureuses ». Ce n’est pas le cas de la « nature sublunaire », concrète,
muable (Natura est mutabilis, dit saint Thomas), remplie de contingences, à
laquelle font défaut les prémisses certaines et parfaitement définies donnant
lieu à un raisonnement apodictique, axiomatique. Aussi
les objets de la nature vivante sont-ils toujours en mouvement,
« tendant
vers leur fin, forme intelligible, sans jamais l’atteindre ni se fixer
définitivement ; toujours situés à mi-chemin entre acte et puissance. Monde
imparfait de l’ici-bas. Zone de clair-obscur, habité de formes fuyantes,
protéiformes, inachevées. Nous ne sommes capables d’y reconnaître que ce qui
arrive “le plus souventˮ (epi to polu) ».
A défaut de déterminisme, Michel
Villey croit y percevoir des constantes ou plutôt, des semi-régularités. Et d’êtres
« relativement fixes », observe Villey, une théorie peut s’édifier et une
science se concevoir. Aussi est-il « permis de donner du blé, de la vigne,
des espèces animales, des définitions permanentes – parce que ces choses sont
demeurées identiques à travers l’histoire ».
Mais là n’est pas la difficulté. Car
la nature est-elle en croissance ou décroissance perpétuelles, le botaniste
sait que la fleur épanouie est ce à quoi tend la graine, sa finalité. Il
« n’hésite pas à considérer dans la plante sa perfection, son
harmonie ; à distinguer une fleur parfaite d’une pousse avortée ou
malade ; le zoologue discerne un organisme sain d’un monstre […] De même
Aristote voyait-il que la cité grecque est plus juste, plus humaine, plus
civilisée que les empires orientaux ». Il ne
faut pas être grand clerc pour reconnaître l’homme accompli dans l’adulte
parvenu à son parfait développement et non point dans « l’enfant vagissant
dans ses langes, ni le malade ni l’infirme ».
« Il y a
des monstres dans le monde, des choses mal venues à l’être (ainsi que
les débris informes que le potier laisse au rebut) : par exemple des
plantes malformées, et qui n’arrivent pas à croître, des moutons qui n’auraient
que 3 pattes, des frères siamois, des enfants sourds-muets ou aveugles, des
malades et des infirmes. La science complète de la nature (qui est aussi une
science de l’ordre et des causes finales) sait distinguer de ces échecs
les êtres sains, selon la nature ».
La vraie difficulté, soutient
Villey, réside dans l’impossibilité « de maintenir jusqu’au bout la
comparaison ébauchée entre la plante » et rien
qui mette en présence l’homme et les choses humaines, telle sa nature sociale. « Le
cas des hommes, observe Villey, est moins simple que celui des plantes et des
bêtes : l’homme a le privilège redoutable d’être libre, c’est-à-dire libre
de s’écarter du plan de la nature ». Qu’« un
grand nombre de grains deviennent blé » ou « rose pleinement
épanouie » ; que leur forme achevée soit un fait constatable
pour le botaniste, soit. Ce n’est pas le cas de l’homme ; pas davantage
celui des groupements sociaux. Il s’en faut de beaucoup que l’être humain pousse
droit. Ses inclinations naturelles sont perturbées par l’usage qu’il peut faire
de sa liberté. « Le désordre sévit dans les choses humaines. Y pullulent l’orgueil,
l’injustice et toutes les formes de démesure qui font la matière des tragédies
grecques […] ». Les animaux suivent instinctivement les lois de
leur nature, qui les poussent vers leur fin, la plénitude de leur être, en
sorte que leur instinct les pousse à l’acte sexuel, « et cet acte sert une
fin qui est la conservation de l’espèce ». Il n’en va pas exactement de
même pour l’homme que sa différence spécifique incline à « leur obéir
encore, pour une part, rationnellement, c’est-à-dire avec liberté ». Or l’homme,
avons-nous constaté avec nos philosophes, a le privilège de dire non à l’ordre
naturel : non serviam ; voire, ce qui est pire, faire sienne la
morale kantienne,
condensée dans cette formule de Jean-Paul Sartre et citée par Villey :
« L’homme n’a d’autre législateur que lui-même ». Il en
va de même en politique où la constitution d’Athènes, sans être écrite, existe
de par la nature et non point de par la volonté d’un législateur. Et pourtant,
ajoute Villey,
elle est
« sans cesse violée, la cité livrée à des ploutocrates, des démagogues,
des tyrans. J’ai lu quelque part que nous étions malades en moyenne quinze
jours par an. Nos sociétés politiques sont toujours malades ! Où
pourrions-nous en saisir la forme achevée ? […] ».
La solution
selon la philosophie réaliste aristotélicienne-thomiste
Les « causes finales »,
affirme Villey,
ont beau être informulées et, pour ainsi dire, mystérieuses et cachées dans les
choses, elles ne sont pas moins présentes et découvrables dans la nature. Et c’est
précisément la fonction de l’intelligence de les déceler, comme on le verra
plus loin. Car ignorons-nous la loi éternelle, qui
est en Dieu, nous ne sommes pas pour autant entièrement démunis. Le contenu de
la loi naturelle, la lex naturalis, qui dérive, et qui est participation
en nous de la loi éternelle, se miroite, écrit saint Thomas d’Aquin, dans les choses
mêmes du monde temporel, autrement dit dans la nature. Et « l’expérience
des choses temporelles, commente Villey, est la source de nos connaissances
aussi bien d’intérêt pratique que théoriques ». A
noter toutefois que pour mesurer notre aptitude à rejoindre la vérité, les
instruments utilisables ne sont pas de valeur égale.
En travaillant sur le donné de l’expérience
et en les comparant, Aristote observe une analogie entre les moyens de la
nature et ceux de la raison humaine. Car l’homme fait partie de la nature.
Aussi, aux œuvres de la nature, correspondent différentes sortes de
discours :
« certains
actes de la “natureˮ (ou de Dieu agissant par l’intermédiaire de la nature)
atteignent à coup sûr à leur but : de telle semence il est certain que va
sortir une fleur parfaitement constituée. D’autres n’y parviennent que le plus
souvent (in plerisque, dans le grec epi to polu [ut in pluribus,
Maritain, Théonas, p. 126]). La dernière espèce n’y atteindra pas :
la semence pourrit, ne produit rien. »
Alors selon les cas, les discours seront
démonstratifs à l’usage des savants ; persuasifs à l’usage des orateurs
; dialectiques à l’usage des philosophes, l’objectif de ces derniers étant de
surmonter par leurs raisonnements, à partir de points de vue divers ou
contradictoires, les divergences d’opinion et d’atteindre par la discussion une
vérité commune, ou le plus haut degré de vraisemblance. Forte
de ces moyens dont la nature l’a dotée, la raison s’efforce
de déceler et d’abstraire les « essences intelligibles immanentes aux
réalités de l’univers sensible où [l’homme] est, de naissance et par nature,
corporellement et intellectuellement plongé ».
Certes, à la différence des plantes et des bêtes qui, effectivement, atteignent
distinctement leurs finalités naturelles, les hommes, s’en éloignent le plus
souvent,
« et
jamais peut-être jusqu’à présent n’y ont absolument atteint […] Mais parmi
les activités en fait accomplies par les hommes, nous sommes capables de
discerner celles qui ont le moins dévié de la nature, et conduit à des
résultats plus conformes à ses desseins : et notamment à des systèmes d’organisation
sociale plus proches de ceux que la nature nous incline à réaliser. De tels
exemples ont valeur pour nous de modèles, ils sont eux-mêmes riches de justice,
chargés d’un contenu normatif. De telles choses recèlent du droit ».
Moyennant ces instruments de la
raison dont il était conscient, et dont la valeur dépend de leur plus ou moins
grande aptitude à être en adéquation avec l’essence des choses, un
Aristote
« s’efforce de
discerner celles des institutions qui se révèlent le plus conformes aux
finalités naturelles, et qui nous serviront de modèles. Il reconnaît le
caractère antinaturel de groupes sociaux avortés ou mal constitués, telles ces
familles où l’autorité paternelle, du mari, du maître, s’est faite excessive ou
trop faible. Nous constatons que ces familles ont à long terme à s’en
repentir ; ainsi lorsque l’autorité du père n’est pas assez forte, on s’en
apercevra bien vite à ce que les enfants sont devenus de jeunes voyous. A cela
nous saurons opposer des familles mieux constituées à travers lesquelles nous
lisons l’ordre de la nature, et où nous puiserons le modèle d’une meilleure
organisation des rapports intrafamiliaux. De même en ce qui concerne les cités
[…] ».
Ce qui vaut pour les groupes
familiaux ne vaut pas moins pour les groupes sociaux. Nous avons vu plus haut
que Villey en voit l’illustration dans le modèle de la cité grecque qu’Aristote
considérait « plus juste, plus humaine, plus civilisée que les empires
orientaux ». Il multiplie les exemples à l’appui de la pertinence de l’approche
réaliste. Ainsi, dit-il, les juristes romains ont tiré la science du droit de l’observation
du meilleur mode de vie romain. Mais ils n’ont pas pris pour modèle des
familles dégénérées ou des sociétés de maquignons, ils ont discerné les modèles
les plus justes, les plus réussis ». Quoique
immanentes dans les choses, Aristote, toujours au témoignage de Villey,
observait l’achèvement des « finalités naturelles », de ce telos
qui est le maximum d’être,
dans « le bon partage de biens, d’honneurs et obligations entre
membres d’un groupe social dans ces cités d’Athènes ou de Sparte,
spontanément bien ordonnées, objet des études du Lycée ; dans ces
relations de famille, de commerce ou de voisinage qu’observent les juristes
romains. Types d’organisations sociales qui […] constituent des […] modèles pour
les juristes ».
S'agissant de la loi naturelle, en particulier la loi morale
naturelle, la « connivence préalable » évoquée plus haut sous la
plume de De Corte, est pour ainsi dire « innée ». Même cachées,
enfouies, immanentes, ses prescriptions ne sont pas uniquement hétéronomes,
extérieures, quelque effort qu'elles demandent pour les déchiffrer. Pour les y
aider, la nature a doté les hommes, outre la lumière de la raison, d’une
connaissance dite connaturelle, que nous n’avons fait qu’effleurer plus
haut. En effet, selon le mot de saint Thomas, « la connaissance consiste
en ce que le connu est dans le connaissant » (Somme
théologique, Prima pars, qu. 12, art. 4 ; qu. 16, art. 1, conclusion).
« Les païens qui n’ont pas la loi, écrit saint Paul aux Romains, observent naturellement ses prescriptions » (2, 14). Comme pour dire que la loi naturelle
est inscrite dans le cœur de l'homme. Dans les deux termes : connaissance
et connaturel, l'étymologie en porte la trace : cum nascere, naître
avec. En effet la connaissance connaturelle est « une connaissance
comme spontanée et pour ainsi dire instinctive ». Quoique confuse, ayant besoin du
secours et de l’éclairage de l’intelligence, elle est en quelque sorte
préalable à la connaissance que nous avons de la finalité (ou du bien de
l’homme) puisque nous y tendons (voir supra). Comme l’explique
Marcel De Corte par ces exemples très simples,
« l’expérience vécue de la faim définit beaucoup mieux la
nourriture que ne peut le faire l’intelligence spéculative du chimiste. La
pratique de la justice ou de la chasteté éclaire l’homme sur le bien que ces
vertus lui proposent, d’une manière plus décisive que ne le fait la science
morale ».
Il y a donc entre l’intelligence, qui est la marque spécifique de
l’homme, et l’être de toute réalité, cette « connivence préalable »
dont parle Marcel De Corte. Sans quoi, sans cette « relation
constitutive », poursuit le philosophe belge, l’intelligence « ne
saisirait l’être que du dehors et jamais en lui-même, elle n’en atteindrait que
l’apparence ou le phénomène et non l’essence, que ce qui apparaît et non ce qui
est ». Ce à quoi se condamne
volontairement l’idéalisme moderne.
La solution de
l’idéalisme moderne et son incidence sur la théorie de la connaissance
Tandis que la philosophie
aristotélicienne-thomiste affirme que « l’intelligence est capable de
connaître dans la réalité saisie par le sens, bien plus que le sens n’en peut
percevoir »,
« bien que l’opération intellectuelle ait son origine dans la
sensation » ;
qu’elle est capable de connaître ce qui est ; le kantisme, lui, au
contraire, prétend que l’intelligence est incapable de saisir les « choses
en soi », le réel, présent dans les choses perçues par nos sens. Des
données sensibles nous parviendraient uniquement des sensations particulières
incohérentes. De Corte le ramène aux trois propositions que voici :
« [1] l’intelligence
est incapable de saisir l’intelligible, présent dans le sensible, et l’ordre
“nouménalˮ lui échappe entièrement ; [2] la fonction de l’intelligence est
d’organiser en un tout cohérent la multiplicité des sensations et des images
qui lui apparaissent et, au lieu d’être fécondée par le monde réel, c’est elle
qui féconde le monde des phénomènes et lui confère un sens ; [3] l’homme n’est
plus un être en relation fondamentale avec la plénitude de l’être, il est une
Raison, identiquement présente dans
tous les êtres humains qui fabrique d’elle-même un système de relations dont
elle projette la trame dans la diversité du monde sensible lié par elle ».
Procédant d’une théologie déviée, le
nominalisme
de Guillaume d’Occam ne tient pour réels que les êtres individuels (Pierre,
Paul), ou les événements singuliers « (les “faitsˮ isolés de nos sciences
expérimentales) ». « Quant
aux relations, aux hiérarchies, à l’ordre général où sont disposées ces choses
singulières, ils n’auraient pas de réalité hors de nos discours et de notre
esprit ».
Dans le droit fil, et sans doute sous l’influence de
cette ontologie, l’époque moderne ne voit dans le monde extérieur qu’une
poussière d’individus ou d’atomes en désordre.
S’il n’y a pas d’ordre dans le monde
extérieur ; si, comme le conçoit le dualisme cartésien, la séparation est
radicale, entre l’âme et le corps, considérés comme deux substances existant en
soi, et définies, celle-ci par l’étendue, celle-là par la pensée ; si la
dichotomie est entière entre l’esprit et, soumise à des lois fixes, la matière
inerte (dans laquelle Descartes englobait les plantes et les animaux considérés
comme des machines) ; si la coupure que fait Kant, qui dérive du
cartésianisme, est nette « entre les phénomènes qu’étudient les sciences
théoriques », et « le devoir-être », l’idéal ayant son
siège dans l’esprit, et procédant de notre Raison » ; si
son corollaire kelsenien considère, dans sa Doctrine du droit, « comme
allant de soi, l’opposition de l’être au devoir-être (du “Seinˮ au “Sollenˮ) » ;
si donc la nature est sans âme, vide de tout esprit, et composée d’objets
purement matériels ; et que le monde des faits est séparé du monde des
valeurs ; alors celles-ci seront du seul ressort de l’esprit humain qui
les engendre. Et à lui que reviendrait le soin d’inventer entre cette poussière
d’individus ou de faits isolés, des hiérarchies, des liaisons, un ordre. La
connaissance serait alors du domaine du faire : un factibile usiné
dans notre cerveau, du seul ressort de l’intellect poétique, industrieux. Nous
touchons ici à la racine de la révolution copernicienne opérée dans les
fonctions de l’intelligence.
Jusqu’au XVIIIe siècle et la
Révolution française, toutes les activités de l’intelligence humaine se
rapportent à ces trois genres, à savoir contempler, agir et faire
(theorein, prattein et poiein). L’intellect spéculatif, qui
recueille toutes les vérités possibles, cherche
à connaître ce qui est, en s’efforçant « de correspondre à la
réalité des êtres et des choses » ;
l’intellect pratique, dont le domaine est celui de la vie morale, s’efforce de
faire correspondre la raison à la rectitude de l’appétit, recta
ratio agibilium ;
et enfin, l’intelligence poétique (du grec poiein, faire)
« manufacture, fabrique, usine les divers biens dont l’homme a besoin pour
vivre – tant les biens de l’esprit que sont la poésie, la musique, les
beaux-arts, que les biens matériels […] ».
Il importe d’observer avec De Corte
que
« cette
triple fin vers laquelle se dirigent les activités de l’homme n’est pas
arbitrairement définie et choisie. La nature réelle de l’homme et la nature
même de la réalité avec laquelle l’homme est en relation l’imposent à tout être
humain. Être dans la vérité, c’est conformer son intelligence à une réalité que
l’intelligence n’a ni construite ni rêvée, et qui s’impose à elle. Faire le
bien, ce n’est pas s’abandonner à ses instincts, à ses pulsions affectives, à
sa volonté propre, c’est ordonner et subordonner ses activités aux lois
prescrites par la nature et par la Divinité que l’intelligence découvre dans
son inlassable quête du bonheur. Composer une œuvre belle, ce n’est pas
projeter n’importe quelle idée dans n’importe quelle matière ni construire un
monde quelconque qui ne dépend que de l’acte créateur de l’artiste, c’est obéir
à la loi de perfection propre à l’œuvre entreprise et qui se révèle, dans
l’invention même, à l’activité fabricatrice de l’auteur. »
Or avec la décadence de la
métaphysique médiévale et le triomphe de l’idéalisme moderne, « les
sphères jusqu’ici réservées à l’activité théorétique [contempler] et à
l’activité pratique [autrement dit, à la vie active dont le domaine est celui
de l’agir] sont maintenant envahies par la seule activité poétique
de l’esprit ». De
ces trois fonctions de l’esprit humain, « seule persiste […] la troisième,
tandis que les deux autres ont subi de radicales altérations en se mettant au
service de l’activité laborieuse souveraine ». La
question surgit alors de savoir comment la connaissance et l’activité poétique,
industrieuse, fabricatrice, se trouvent combinées dans l’idéalisme moderne.
Ecoutons l’historien du travail et des mœurs dans la civilisation occidentale,
Adriano Tilgher, expliquer la prédominance du faire sur le contempler
et l’agir, chez l’homme moderne :
« Kant est
le premier à concevoir la connaissance non comme une simple abstraction des
données des sens reçues passivement (empirisme), ni comme une intuition
réfléchissant idéalement les principes de l’être (rationalisme), mais comme une
force synthétique et unificatrice qui, du chaos des données sensibles, extrait,
en procédant selon les lois immuables de l’esprit, le cosmos, le monde
ordonné de la nature. L’esprit apparaît ainsi comme une activité qui crée de
son propre fonds l’ordre et l’harmonie. Connaître, c’est faire, c’est
produire : produire unité et harmonie ».
Nous avons vu plus haut qu’Aristote
considérait le monde comme l’œuvre d’une intelligence, « ou plutôt d’un
fabricateur artiste », et « l’analysait par comparaison avec
un produit de l’art humain [d’un potier ou d’un sculpteur], « une
statue faite de quatre “causesˮ : cause matérielle (l’argile
dont sera fabriquée la statue), cause motrice [ou efficiente] (le
sculpteur), cause formelle (la forme que le sculpteur donne à la
statue), cause finale (le but vers lequel tendait son travail) ». Retournant
la parabole d’Aristote, Kant analyse cette fois les productions de l’art humain
par comparaison avec les produits de l’art divin. L’esprit étant actif, l’objet
matière et la pensée forme, le philosophe allemand attribue à l’esprit humain
le « rôle informateur » qui imprime au monde sa forme,
« exactement
comme dans le cas de l’intellect pratique et de la fabrication artistique. Dès
lors, poursuit Maritain, connaître c’est fabriquer, nous ne connaissons
que ce que nous faisons. Voilà l’axiome secret qui domine toute la philosophie
spéculative de Kant. Et si connaître c’est fabriquer, les choses elles-mêmes ne
sont pas connaissables, puisque nous ne les faisons pas, le seul objet de notre
connaissance, c’est l’objet que nous faisons grâce à nos formes a priori. »
Subjuguée par les inventions
techniques, notre époque ne conçoit plus l’activité intellectuelle que comme
une activité laborieuse « passant du sujet opérant dans une matière
extérieure ». En termes philosophiques, cette activité est dite transitive,
se déversant « du sujet dans l’objet pour le transformer ». L’activité
synthétique et productrice de l’esprit « ressortit à l’ordre du
travail », conçue
toujours davantage « sur le modèle de l’humble travail ouvrier ou du
travail industriel ». On
peut la définir comme on définit l’art, activité poétique par excellence :
« capacité de produire un artefactum, ou de faire passer dans une
matière extérieure apte à la recevoir une détermination, une forme, une
structure conçue par l’esprit ». Or
« ce que l’artiste contemporain exécute sur le papier, la toile, la
glaise, le bronze, etc., c’est exactement ce que les “intellectuelsˮ, les
“savantsˮ, […] veulent faire du monde et de l’homme : un monde qui ne soit
l’œuvre que de l’homme, un homme qui ne soit l’œuvre que de lui-même ». « Il
n’est rien, observe De Corte, qui échappe à la transformation universelle
entreprise depuis le XVIIIe siècle, pas même l’homme ». De
Corte exagère à peine si l’on considère tous ces sites sur internet qui vantent,
à l’usage des gens en détresse morale, la mode « très tendance » de
la « reconstruction », au moral comme au physique. Et pour aider à
« se reconstruire », chaque thérapeute y va de sa pharmacopée : qui
pour cause de « rupture », qui pour cause de « relation
toxique », qui pour cause de « traumatisme », etc. Comme si le
patient était en mille morceaux et le soignant un carrossier. Elle prête à
sourire la naïveté de ce juriste de la fin du XVIIIe siècle qui croyait pouvoir
assigner à la toute-puissance du Parlement anglais la limite infrangible de
faire transiter de genre et « de changer un homme en femme ».
Sous l’influence de la logique
nominaliste de Guillaume d’Occam, la via antiqua est renversée par une via
moderna accordant à l’intelligence industrieuse la suprématie sur
les deux autres, l’intellect théorétique (spéculatif) et l’intellect pratique.
Au lieu que la première postulait « l’existence d’un ordre cosmique
universel » fait
de hiérarchies et de relations, le nominalisme ne trouvera dans la nature que
des choses singulières : une poussière d’êtres individuels
« soustraits à toute hiérarchie », d’événements
singuliers (« les “faitsˮ isolés de nos sciences expérimentales »), et
d’atomes physiques en désordre. Quant aux relations, aux hiérarchies, à l’ordre
général où sont disposées ces choses singulières, ils n’auraient pas de réalité
hors de nos discours et de notre esprit : il ne s’agirait que de signes,
engendrés librement par l’homme qui les remanie à sa guise […] ». C’est
donc « à notre esprit que reviendrait d’inventer entre eux des liaisons,
un ordre ». Et
c’est ainsi que l’homme contemporain envisage le rôle de l’esprit : une
intelligence ouvrière « fabricatrice d’un monde, d’une société, d’un type
d’homme artificiel ».
Pour ce faire les philosophes
modernes se sont inspirés des savants et notamment ceux du XVIIe siècle qui
« avaient travaillé de préférence sur l’hypothèse que l’univers serait
constitué d’une poussière d’atomes séparés, et événements [ou phénomènes]
affectant ces choses singulières ». Il ne fait pas de doute, remarque
Villey, que « l’éclosion de la science, dans le sens moderne du
terme » est liée au nominalisme. « Cette
science était atomistique ». Fascinés par la « logique
de la démonstration » qui
est celle des savants, loin des controverses et de l’incertitude de la
dialectique, les tenants de la via moderna adoptèrent le modèle
scientifique de Galilée. Dénommée résolutive-compositive, ou
analyse et synthèse, cette méthode de la Physique moderne dissèque et décompose
dans un premier acte la réalité en éléments simples pour la reconstruire
déductivement à partir de ces mêmes éléments et selon l’ordre même de la raison. A
l’instar, eût dit Villey, des mathématiciens qui construisent des figures à
partir de lignes, ou
des chimistes qui s’efforcent en un premier temps, celui de l’analyse, « de
réduire les corps à des atomes premiers. » En
politique, l’homme, pris individuellement, est traité comme atome, « à la
mode des nominalistes ». Villey
nous apprend qu’un des théoriciens du mythique « contrat social », Hobbes,
« est […] imbu de philosophie nominaliste ».
Adhérant à l’ontologie occamienne, Hobbes ne trouvera dans la nature que des
individus « naturellement égaux et libres, soustraits à toute
hiérarchie ». Dans
l’« état de nature », chacun de nous, pense-t-il, est totalement
libre, ne connaissant que sa propre loi, ayant « droit à tout ». Les
relations avec les autres sont forcément conflictuelles. Pour s’évader de
l’état de nature invivable, « par le moyen du contrat social, les hommes
instituent au-dessus d’eux une superpuissance, chargée de créer l’ordre social.
Là sera l’origine du droit, qui n’existait pas par nature ».
Aussi la connaissance, au sens de
l’idéalisme, ne porte plus sur « quelque chose d’extérieur à notre
conscience, à notre “raisonˮ ». Tandis que « la philosophie ancienne
se veut authentiquement connaissance – “théorieˮ (du verbe theorein qui
signifie voir) – regard sur le monde extérieur […] objet externe à la
conscience » ; désormais, avec Kant, il s’agit d’échafauder, sous le
nom de philosophie, « une connaissance a priori »,
c’est-à-dire de « puiser dans une prétendue “raison pureˮ, subjective à
l’esprit de l’homme, d’où l’on extrairait des axiomes de moralité (“l’impératif
catégoriqueˮ) ou bien les formes rationnelles à travers lesquelles notre esprit
concevrait le monde ». La
connaissance est conçue « non comme une simple abstraction des données des
sens reçues passivement » (comme on l’a vu plus haut), « c’est
désormais à la réalité de s’adapter aux abstractions fabriquées par
l’intelligence ». De Corte ajoute
« que le
monde n’est plus compris : il est pris, fixé, enserré dans des
constructions et dans des formes qui le prennent du dehors, le cernent,
l’encadrent, lui imposent sa configuration, son essence, son être même. Cette
table où j’écris n’est plus une planche de bois colorée et dure, soutenue par
quatre pieds : c’est un nuage d’électrons régi par un système d’équations
subtiles. L’intelligence engendre elle-même l’objet qu’elle saisit ».
Les philosophes
aristotéliciens-thomistes contemporains, les Maritain, les Koninck, les Villey
sont formels, ils font sur le kantisme le même diagnostic que De Corte.
Poursuivons la lecture du passage reproduit plus haut d’Adriano Tilgher :
« L’idée
de l’action productive s’implante au cœur de la spéculation philosophique et ne
la quitte plus. Toute l’histoire de la philosophie moderne dans ses courants
significatifs, du criticisme de Kant aux formes dernières du pragmatisme, est
l’histoire de l’approfondissement de cette idée de l’esprit comme activité
synthétique, comme faculté productrice, comme création démiurgique. A
partir de Kant, la philosophie moderne obéit à un mouvement double et en
apparence contradictoire : d’une part, elle travaille à confondre toujours
davantage l’idée particulière du travail dans l’idée générale de l’esprit conçu
comme activité productrice ; de l’autre, elle cherche à concevoir toujours
davantage l’activité synthétique et productrice de l’esprit sur le modèle de
l’humble travail ouvrier ou du travail industriel… Or on ne connaît réellement
que ce qu’on fait. Mais que fait l’homme vraiment ? Certainement pas les
données dernières des sensations ; elles lui sont imposées du dehors ; elles
sont en lui, mais elles ne sont pas de lui. Mais il peut, grâce à
son travail, combiner de différentes manières ces données dernières de façon à
les rendre obéissantes à ses besoins, à sa volonté, à son caprice ; il
substitue ainsi peu à peu à la nature réelle, à la nature naturée, une nature
de laboratoire et d’usine, qu’il connaît parce qu’il l’a faite, qui est claire
pour lui parce qu’elle est son œuvre ».
Ce faisant, Kant a opéré en
philosophie, ce dont il était conscient, cette fameuse révolution copernicienne,
leitmotiv de notre étude : « au lieu que l’esprit gravite autour des
choses, ce sont désormais les choses qui gravitent autour de l’esprit, comme
les planètes autour du soleil […] ».
Cette méthode s’est révélée
fructueuse. « Elle a permis, ajoute le philosophe français, de calculer et
chiffrer mathématiquement des successions de phénomènes, et d’élaborer des lois
scientifiques utiles à construire des machines ». Dans
ces deux phases de dissolution et de reconstruction, le philosophe, ignorant
les « choses en soi », dont il ne reçoit que des « sensations
particulières incohérentes », va emboîter le pas au savant. Et comme ce
dernier, il va les mettre en forme et les ranger « sous les formes
de son esprit »,
« selon les normes qu’elle [la raison] a elle-même édictées ». Il
appartiendra « au savant ou au philosophe d’engendrer lui-même ces formes
ou de les découvrir en son propre esprit ».
Autrement dit, remarque De Corte, la raison
« connaît
désormais le réel, non point parce qu’elle en a reçu l’empreinte, mais, au
contraire, parce qu’elle lui imprime sa marque de fabrique. Pour connaître
vraiment, il faut donc, selon l’esprit du XVIIIe siècle, refaire
l’objet, le produire en le composant, et pour ainsi dire, le construire
[…] Ce que l’on fait, on le sait. Savoir, c’est faire [voir Maritain, supra].
Toute activité de connaissance est une activité constructive. L’activité poétique
de l’esprit supplante complètement l’activité spéculative […] ». « L’intelligence
engendre elle-même l’objet qu’elle saisit […] Le monde n’est plus la création
de Dieu, mais celle de l’homme et de son savoir ».
Adriano Tilgher, qui a mis en relief,
dans le kantisme, le primat du faire sur l’agir et le contempler,
c’est-à-dire de l’activité transitive sur l’activité immanente, pourra enfin
déclarer que « le problème de la connaissance, reçoit une solution
pratique. La technique résout pratiquement le problème de la
connaissance ».
Certes l’activité transitive a
« un caractère indéniable de générosité ». Le résultat du travail
est-il dans l’œuvre extérieure et non dans celui qui s’y livre, savoir l’étoffe
pour le tisserand et non le tisserand lui-même, il n’en reste pas moins que le
travailleur « ne se parfait qu’en […] sortant de lui-même ». Car
« le travailleur, remarque De Corte, quel que soit son niveau, se donne à
son œuvre ». Il convient de préciser toutefois que parmi les formes
d’activité de l’homme, l’activité laborieuse, ajoute Maritain, est « la
moins noble ». Elle
est, dit-il, « indigence autant que perfection ». Perfection, elle
l’est, explique De Corte,
« mais à
une condition de plus en plus oubliée : c’est qu’il [le travailleur] soit
lui-même orienté vers une fin plus haute qui lui permette, ainsi qu’à son
œuvre, de dépasser le niveau inférieur de l’activité transitive et d’accéder à
l’activité proprement humaine qui est toujours une opération intérieure à
l’âme, qui reste dans le sujet pour le perfectionner, et que les philosophes
appellent l’activité immanente. Sans cette condition, le travailleur se
livre purement et simplement à son travail producteur, s’aliène en lui, et
l’œuvre produite, loin de le rendre généreux, le dépouille de son caractère
humain. Par une sorte d’inversion, la matière ouvragée, extérieure à l’agent,
devient la fin propre de l’agent lui-même ». Au
lieu que « l’activité immanente, poursuit De Corte, se subordonne
l’activité transitive [qui se dirige de soi vers le dehors] en se situant dans
un ordre supérieur, en la dépassant et en l’utilisant comme moyen dirigé
vers une fin plus haute dont nous verrons plus loin qu’elle s’appelle
proprement contemplation, nom qui désigne la substance même de la
sagesse et du bonheur authentique, [c’est] l’activité immanente [qui] se
subordonne à l’activité transitive et se situe dans la même ligne que celle-ci,
calquant sur elle son rythme et son fonctionnement. [D’où] la confusion,
typiquement moderne, de l’agir et du faire ».
En effet, nous l’avons vu plus haut avec Maritain, « l’action
par excellence est l’action immanente, l’action de la pensée, et de
l’amour, qui est propre aux vivants parfaits […] C’est l’activité de Celui qui
[…] se connaît et s’aime essentiellement, et qui ne crée que par surcroît, dans
une absolue liberté, sans que la production ajoute rien à sa perfection ». La
colonisation des activités spéculative et pratique de l’esprit par son activité
fabricatrice s’explique aisément. L’idéalisme qui a fait de la connaissance une
activité laborieuse « attire, remarque De Corte, tous les esprits qui
renâclent devant l’effort à déployer pour épouser le réel ». Car
les causes finales, autrement dit l’essence des choses, fussent-elles inscrites
et présentes dans la nature, demeurent cachées. « La réalité, dit Villey,
a ce malheur d’être moins “claire et distincteˮ que nos Idées. L’Etre nous
transcende, il échappe à notre saisie ». De
son côté, Marcel De Corte observe que « rien n’est plus difficile que de
pénétrer la réalité des êtres et des choses […] Le réel résiste à l’esprit et
saisir sa nature intime est une œuvre de longue haleine où l’expérience a un
rôle immense qu’il faut raviver ». Au
contraire de l’idéalisme qui « s’apprend », le réalisme ne
s’apprend pas.
L’acte authentique de connaître est « la synthèse de l’intelligence et du
réel [et cet acte] ne passe pas d’un individu à un autre parce
qu’il est un acte vécu : chacun doit l’accomplir pour son propre
compte, chacun doit éprouver personnellement la présence de la réalité et de
son contenu intelligible, chacun doit concevoir par soi-même ». Tandis
que « l’idéalisme s’apprend parce qu’il est un mécanisme d’idées
fabriquées par l’esprit […] L’idéalisme est une technique qui vise à
emprisonner la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute
technique est d’être communicable. Les idées, les représentations, les
connaissances se transmettent aisément d’esprit en esprit ».
L’homme n’est plus conçu comme « un être en relation fondamentale avec la
plénitude de l’être, il est une Raison, identiquement présente dans tous les
êtres qui fabrique d’elle-même un système de relations dont elle projette la
trame dans la diversité du monde sensible lié par elle ». Grâce
aux sensations reçues de l’extérieur et dont il est tributaire, l’homme imprime
sa forme au monde transformable à volonté telle une matière plastique. Ainsi le
monde n’a-t-il « plus rien de mystérieux, de sacré ». Sauf
qu’il ne s’agit plus du monde extérieur mais d’un monde factice. « Les
notions de vérité et de bien saisies par l’intelligence spéculative et pratique
sont immolées au profit de la volonté de puissance de l’homme, désormais
aveugle intellectuellement et moralement, qui déploie son efficacité sur
l’univers et sur le genre humain lui-même ».
Or on ne peut bouleverser impunément
l’ancienne classification des activités de l’intelligence humaine. « Ce
pouvoir de transformer toutes choses dont l’homme est nanti n’est contenu dans
ses justes limites et ne fonctionne normalement, souligne Marcel De
Corte, que s’il est réglé par les lumières de l’intelligence spéculative et
pratique ». Le
chamboulement de cette ancienne classification et « toute substitution
d’une activité de l’esprit à une autre provoque immédiatement un désordre, une
perturbation organique dans l’âme de l’homme ». Car,
prévient-il, « on n’atteint pas le vrai ou le bien par les mêmes voies
qu’on édifie une œuvre, qu’on exécute un travail, qu’on introduit une forme
dans une matière ».
« C’est
même, déclare-t-il, pour avoir abandonné cette classification et remplacé les
activités spéculatives et pratiques de l’esprit par l’activité poétique
(celle qui fait, fabrique, bâtit, etc.) que l’homme a perdu son équilibre et
s’est fourvoyé ».
Dans la mesure où connaître revient
à « faire », et que, selon le terrible constat de De Corte, « il
n’est rien qui échappe à la transformation universelle entreprise depuis le
XVIIe siècle, pas même l’homme », l’activité
poétique (fabricatrice et ouvrière) ayant le primat sur les activités
spéculative et pratique qu’elle supplante ; dans la mesure donc où le
monde est « appréhendé comme une matière que l’homme doit transformer pour
être heureux », et que l’homme lui-même est « perçu comme une matière
à modeler », il
s’ensuit immanquablement que les intellects spéculatif et pratique seront
conçus comme une construction, comme une activité transitive. Et que le terme artificiel,
du mot artefactum, qui implique l’intervention de l’homme et plus
précisément son activité transitive, vaut également pour l’intelligence
humaine. On n’est plus dès lors fondé à ignorer la distinction entre
intelligence artificielle humaine et intelligence artificielle informatique.
Avant de faire place à l’intelligence
artificielle informatique, la connaissance s’était entièrement
résorbée dans l’intelligence artificielle humaine. C’est là le
point charnière, le point de bascule de la révolution copernicienne. Au point
de faire dire à Marcel De Corte que « l’idéalisme dont meurt
l’intelligence moderne est sans doute le plus grand péché de l’esprit ».
Enjeux et
dangers de l’intelligence artificielle informatique
Depuis la mise en place de
l’intelligence artificielle informatique et l’euphorie qui l’a saluée,
il ne se passe pratiquement plus une semaine que ne paraisse dans les médias un
ou plusieurs articles alertant sur les déficiences, dangers ou fausses
promesses qu’elle comporte. On n’est pas près, me semble-t-il, de les mettre toutes
au jour. Je tiens pour ma part à apporter ma modeste contribution en m’appuyant
sur les témoignages de ces guides que j’ai interrogés et cités tout au long des
pages qui précèdent. Décédés avant l’apparition de cette magicienne, je gage
qu’ils ne m’auraient pas détrompé.
On nous dit que les assistants IA, les
dénommés « dialogueurs », « agents conversationnels », que
sais-je encore ? tels que ChatGPT, Claude, Gemini, DeepSeek, Perplexity,
etc., sont « une sorte de programme informatique capable de comprendre le
langage humain et de générer son propre texte en réponse ». Ils
disposeraient d’un « réseau neuronal » – pas moins –
« permettant la résolution de problèmes complexes tels que la vision par
ordinateur ou le traitement du
langage naturel ». On aurait pu croire que ces « assistants » étaient
des outils au service de l’homme, plus perfectionnés que les habituels moteurs
de recherche. Que le progrès dans le domaine des sciences soit soutenu, c’est
entendu. Les sciences, écrit Paul Ricœur, « se capitalisent ». Que
donc « une fois acquis leurs résultats, qui sont solidement établis sur
des principes conventionnels, résultats certains (pour autant que les
principes ne sont pas erronés), elles les conservent et vont plus loin. Il peut
y avoir un progrès des mathématiques ou de la physique nucléaire ». Avant
Ricœur, Maritain ne disait pas autre chose : « […] La loi du progrès
tend […] à dominer dans l’histoire là où l’effort de la raison trouve à réussir
(ce qui arrive avant tout dans l’ordre de la science et dans l’ordre de la
production industrielle) ». Que
certaines fonctionnalités des moteurs de recherche soient utiles aux
chercheurs, il n’y a pas un être sensé pour contester le fait. Mais avec
l’intelligence artificielle informatique, il s’agit d’autre chose. Outre
le fait qu’elle multiplie à l’infini les possibilités de mésusage, de truquage
et de désinformation, nous avons à faire ici à rien de moins que cette ambition
démiurgique de l’homme moderne, évoquée plus haut. Nous avons à faire à son
ambition de créer son alter ego, un autre moi. Si maintenant
l’intelligence artificielle informatique était à l’homme ce que la
nature, en tant que « cause seconde », est
au Créateur, ce serait le dernier acte de cette singerie de Dieu : eritis
sicut Dii, « vous serez comme des dieux » (Genèse, III, 5).
Mon cher neveu,
Pour connaître en quelque sorte de
l’intérieur le fonctionnement de l’intelligence artificielle informatique,
je t’estime fort capable de répondre à cette question qui peut te sembler naïve
mais qui pourtant ne cesse de me tarauder. Il s’agit de savoir si l’IA peut de
son propre chef se développer et poursuivre les recherches en physique, chimie,
biologie, sciences humaines, etc. Dans l’hypothèse où l’IA, privée de
l’expérience assidue et continuelle de l’homme, se contenterait, selon toute
vraisemblance, de répondre aux questions de ses « interlocuteurs » en
puisant dans son propre fonds, il serait vain d’y chercher une autre
explication que celle-ci : l’intelligence met aussi en jeu la volonté, laquelle
appartient à l’affectivité, au cœur, à la nature même de l’homme, esprit autant
que corps. Evoquant, dans son discours du 19 juillet 1958, la doctrine de saint
Thomas d’Aquin au sujet de la contemplation, Pie XII déclarait :
« c’est l’amour qui meut l’intelligence dans son exercice : qu’il
soit amour de la connaissance elle-même, ou amour de la chose connue. Citant un
texte de saint Grégoire, saint Thomas montre le rôle de l’amour de Dieu dans la
vie contemplative : “en tant que, par amour de Dieu, l’on s’enflamme du
désir de contempler sa beautéˮ », in quantem scilicet aliquis ex
dilectione Dei inardescit ad eius pulchritudinem conspiciendam.
Philosophie
du droit. I. Définitions et fins du droit. Troisième édition. Paris,
Dalloz, 1982, t.1, p. 185 ; Philo, t.2, p. 57-58.
Philosophie
du droit, t.1, op. cit., p. 204.
Ibid.
Dans le même sens, et dans son style mordant, Marcel De Corte affirme
qu’« on ne change pas […] de langage comme de vêtement. Sans doute toute
langue est-elle affaire de convention […]. Dans son effort pour créer ces
signes [que sont les mots], note le philosophe belge, l’intelligence humaine
est puissamment aidée par sa nature même qui l’ordonne à la réalité à laquelle
son acte doit correspondre pour être vrai […] Le langage, poursuit-il, [surtout
s’il est bien fait] participe donc au dynamisme de la nature intellectuelle en
quête de vérité. Plus cette nature sera développée et plus le langage se
lestera de signification objective » (L’Intelligence en péril de mort.
La Dentelle du Rempart. Volume II. Edition revue et corrigée avec une préface
nouvelle et un index. Dion-Valmont [Belgique], Dismas, 1987, p. 27).
L’Intelligence
en péril de mort, op. cit., p. 27.
Devenu
un « produit mental », détaché de l’expérience, la théorie
émigre de l’intellect spéculatif, contemplatif vers l’intellect poétique,
fabricateur. Depuis l’éclosion de la science, dans le sens moderne du
mot, qui a commencé à s’épanouir au début du XVIIe siècle avec Galilée, Pascal
ou Huygens, le terme théorie a perdu son sens ancien de « vision,
représentation de l’univers », se calquant sur le réel, et prend un sens
nouveau. « La science moderne, nous apprend Villey, s’est constituée sur
l’expérience de choses et de faits singuliers. Elle commence par la
dissection, l’analyse, de son objet : par exemple la chimie
s’efforce en un premier temps, de réduire les corps à des atomes premiers.
Cette science était atomistique. Pour rendre compte des faits observés,
on demande ensuite au savant de construire des théories (ou lois
générales). Moment de la synthèse. Mais ces “théoriesˮ scientifiques
n’ont plus l’ambition de nous dire la structure réelle du monde ;
elles ne veulent être qu’un moyen de calcul sur des faits isolés » (Philosophie,
t.1, op. cit., p., 137-139).
Villey,
Philosophie, t.1, op. cit., p. 20.
L’Intelligence
en péril de mort, op. cit., p. 52.
De
Corte, op. cit., p. 52.
« Il
y a deux choses surtout, dit Maritain, […] à considérer dans l’intelligence […]
En second lieu, dans cette opération vitale de la connaissance, notre
intelligence est dépendante d’autre chose qu’elle. Ce n’est pas un pur jeu
subjectif, c’est un acte d’assujétissement et de soumission à l’objet
[…] La vérité de notre intelligence à nous est causée et mesurée par les
choses […] Elle est toute entière tendue vers l’objet, vers l’autre en tant
qu’autre, et si elle a besoin du contact dominateur de l’objet, c’est pour
s’enrichir de lui, dans une action victorieuse qui sort de sa spontanéité
vivante et, si vous voulez, de son autonomie, puisque, devenant
immatériellement l’objet lui-même, c’est d’elle seule en vérité, mais ainsi
devenant l’autre, mais fécondée par l’être, mais docile au réel, qu’émane
l’acte de connaître qui la parfait. Voilà ce que Kant n’a pas vu, et que saint
Thomas voyait bien. Kant a eu le sentiment profond de la spontanéité de la
nature intellectuelle, mais parce qu’il croyait que l’acte de connaître
consiste à fabriquer, non à devenir de l’autre, il a follement renversé l’ordre
de dépendance entre l’objet et l’intelligence humaine, et fait de celle-ci la
mesure et la loi de celui-là » (Maritain, op. cit., pp. 14-16).
Théonas,
op. cit., pp. 15-16.
Villey, La Formation, op. cit., p. 45.
Villey, Philosophie du droit, t.1, op. cit., p. 183-184 ; Philosophie
du droit, t.2, op. cit., pp. 126-127 ; La Formation, op.
cit., p. 45.
Le
dictionnaire de l’Académie française en donne la définition suivante :
« Ensemble formé par une communauté d’êtres vivants, animaux et végétaux,
et par le milieu dans lequel ils vivent. Les composants d’un écosystème sont en
interaction constante. »
Villey, Seize essais de philosophie du droit dont un sur la crise
universitaire. Collection « Philosophie du droit » (12). Paris,
Dalloz, 1969, p. 52.
Le
Barroux, Editions Sainte-Madeleine, 1999, p. 5.
De
Corte, Economie et morale, in Revista de fundamentacion de las instituciones
juridicas, volumen IV, Facultad de derecho, Universidad de Navarra, 1977, p.
426.
Villey, Philosophie du droit, t. 2, op. cit., p. 128-129.
Villey, Philosophie, t. 1, op. cit., p. 184-185.
« L’homme par exemple, écrit Villey, n’atteint pas immédiatement à la
plénitude de son être ; donc sa nature n’est pas vraiment ce qu’il
est aujourd’hui en “acteˮ, mais plutôt ce qu’il tend à être, ce qu’il
est en “puissanceˮ, c’est-à-dire sa forme, sa fin […]
Ainsi l’être de l’homme n’est point l’enfant vagissant dans ses langes, ni le
malade ni l’infirme, mais serait l’adulte parvenu à son parfait développement.
Il y a bien plus dans la “natureˮ des êtres vivants, que ce qu’ils sont
présentement, il y a ce qu’ils sont ordonnés à être dans leur entier
accomplissement, leur fin […] » (La Formation de la pensée
juridique moderne. Cours d’histoire de la philosophie du droit. Nouvelle
édition corrigée. Paris, Montchrestien, 1975, p. 46). Et cet accomplissement
est un « juste milieu » (medium rei) entre un excès et un
défaut, la ligne de crête entre le versant du trop et celui du trop peu.
« Pour Aristote, écrit encore Villey, toutes les vertus et toutes les
valeurs constituent de “justes milieuxˮ […] On a grand tort d’y voir de la
médiocrité : le juste milieu est en effet ce qui demande le plus d’effort
[…] un sommet, le plus difficile à atteindre, entre deux pentes de facilité »
(Philosophie du droit, t.1, op. cit., p. 71).
Maritain, Théonas, op. cit., p. 123-124.
Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p.
401.
Villey, Seize essais, op. cit., p. 53 ; La
Formation, op. cit., p. 125.
Villey, Philosophie du droit, t. 2, op. cit., p. 128-129.
Car
« la nature d’un Aristote, remarque Villey, est une réalité vivante, moins
abstraite, incluant la vie. Le mot évoque surtout ce qui vit (Phusis
– étymologiquement – signifie la croissance des plantes). C’est la nature des botanistes,
plutôt que celle des physiciens » (Seize essai, op. cit., p.
77). « Naturelle aussi la cité. Est-ce que le groupe politique serait une
invention des hommes primitivement isolés dans “l’état de natureˮ ? On
veut nous faire croire aujourd’hui – vestige des doctrines du Contrat social –
que nous serions les seuls auteurs des structures de nos sociétés […]. Cependant,
l’ordre politique constitue moins une production volontaire et libre de l’homme
que l’effet de forces qui nous dépassent. Il a bien sûr une origine, il est
historique, ce ne l’empêche pas d’être naturel. Il s’y rencontre naturellement
[…] des gouvernements, des gouvernés. Que même naissent dans les sociétés des
organismes judiciaires, s’y forment des coutumes jurisprudentielles […] L’ordre
naturel couvre aussi la vie politique et le droit » (Villey, Philosophie
du droit, t.2, op. cit., p. 121-122).
« Précisons,
dit Villey : la chose naturelle se meut, change par elle-même. Si
la croissance de la plante est conditionnée par le climat, les saisons, le
soleil et la pluie, elle est d’abord commandée par une force interne [vis
innata]. Ici réside l’opposition entre la genèse spontanée des choses
naturelles et la production de ces objets artificiels que nous
fabriquons, dont le mouvement est régi par une cause externe […] » (Philosophie,
op. cit., t.2, p. 126).
Seize
essais, op. cit., p. 103 ; La Formation, op. cit.,
p. 173.
« Est-ce que le groupe politique, se demande Villey, serait une invention
des hommes primitivement isolés dans “l’état de natureˮ ? On veut nous
faire croire aujourd’hui – vestige des doctrines du Contrat social – que nous
serions les seuls auteurs des structures de nos sociétés […]. Cependant, l’ordre
politique constitue moins une production volontaire et libre de l’homme que l’effet
de forces qui nous dépassent [vis innata, une force innée]. Il a bien
sûr une origine, il est historique, ce ne l’empêche pas d’être naturel. Il s’y
rencontre naturellement […] des gouvernements, des gouvernés. […] L’ordre
naturel couvre aussi la vie politique et le droit » (Philosophie du
droit, t.2, op. cit., p. 121-122).
Villey, Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 138-139.
Villey, La Formation, op. cit., p. 401. « Nous
sommes habitués à associer au mot nature l’idée d’inertie. Les choses physiques
se distingueraient par leur inertie […] La Physique d’Aristote au contraire
était axée sur le changement (kynesis). Elle avait pour objet le
mouvement, ce terme étant pris au sens large : non seulement mouvement
“localˮ (transfert dans l’espace), mais en général changement, altération
qualitative – genèse, croissance et “corruptionˮ. […] “Pousserˮ se dit en
grec phuein – d’où phusis, qui évoque la croissance, le
jaillissement, le principe de la croissance. L’être naturel n’est pas un fait
(scientifique) déjà accompli (factum), que l’on saisisse une fois mort. Mais un
être vivant et qui est corruptible. » (Philosophie du droit, t.2,
op. cit., p. 126).
Villey,
Philosophie du droit, op. cit., t.1, p. 183-184.
Seize
essais, op. cit., p. 65.
Villey, La Formation, op. cit., p. 126-127 ; Seize essais, op.
cit., p. 90.
La
substance, de l’étymologie substare : être dessous, est, avec les
neuf accidents, une des dix catégories aristotéliciennes d’être. Elle
est « cette identité qui demeure sous les aspects multiples et les
états successifs d’un être changeant ». On distingue la « substance
première » (Pierre, Paul), que l’on perçoit en premier, avant de percevoir
la notion d’homme ou de nature humaine, et qu’on appelle « substance
seconde ». On la distingue de l’accident : ce qui arrive, accidit,
« ce à quoi il appartient d’exister en un autre être » (Jean
Madiran, Les Principes de la réalité naturelle. Collection Docteur
commun. Paris, Nouvelles Editions Latines, 1977, p. 112 et suiv.).
La
Formation, op. cit., p. 129.
Outre
la matière dont est constitué l’objet, qu’Aristote nomme la cause matérielle
des êtres (Villey, La Formation, op. cit., p. 163), la science
des modernes a encore inclus dans la notion de la nature, les causes efficientes,
à la recherche « des successions régulières de causes et effets dont elle
établira les lois : cela permettra de construire des machines » (Villey,
Philosophie du droit, t. 1, op. cit., p. 184-185) ; soit « un
mécanisme reliant entre eux les phénomènes matériels […], un système de
relations d’antécédent à conséquent, ou de causalité efficiente. Comment
la vitesse des corps s’accélère, quelles causes font l’éclosion de la plante,
ces lois de la causalité, voilà l’objet qu’étudient les sciences de la nature.
Mais non pas les causes appelées autrefois “formellesˮ, ni en tous cas les
“causes finalesˮ, non pas le sens de l’action humaine, non pas les
valeurs » (Villey, Seize essais, op. cit., p. 43).
La
Formation, op. cit., p. 46 ; Seize essais, op. cit.,
p. 84.
La
Formation, op. cit., p. 46.
Si
la « cause finale », observe Villey, à la suite d’Aristote, a la
prééminence sur la « cause matérielle » et la « cause
efficiente », elle semble se confondre avec la forme (morphe – eidos),
cette forme étant la fin poursuivie. Elle est le pourquoi du mouvement
des choses (doti). Première, en un sens, antérieure à la genèse de la
chose : le père, qui a la “formeˮ de l’homme parvenu à l’état adulte, est
antérieur à son enfant. Elle préside à leur naissance (qu’évoque le mot “naturaˮ).
C’est “l’ordonnance originelle des changements des choses ˮ – traduirait
Heidegger. Le “programmeˮ inscrit avant leur naissance dans une goutte d’ADN,
diraient aujourd’hui les généticiens » (Philosophie du droit, t.2, op.
cit., p. 127).
Seize
essais, op. cit., p. 77.
« La
première décompose le réel en éléments simples ; la seconde le reconstruit
à partir de ces mêmes éléments et selon l’ordre même de la raison ». (De
Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 53).
Où « vont
intervenir, outre le dynamisme naturel qui dirige chaque être naturel vers l’accomplissement
de sa forme, le “hasardˮ, la “fortuneˮ – accidents contingents et
imprévisibles […]. » (Villey, Philosophie du droit, t.2, op.
cit., p. 132-133).
Ibid. ;
voir aussi p. 140.
Seize
essais, op. cit., p. 82-83.
La
Formation, op. cit., p. 46.
Philosophie,
t.2, op. cit., pp. 139-140.
Villey, Seize essais, op. cit., p. 53.
La
Formation, op. cit., p. 125. Villey observe qu’avec le
triomphe de l’idéalisme, les fins objectives vont être sacrifiées au bénéfice
des fins subjectives donc individuelles. Il en atteste les mœurs actuelles.
« L’acte sexuel a pour fin le plaisir, que chaque partenaire se propose.
Mais qui peut aujourd’hui comprendre l’ancienne doctrine scolastique qu’objectivement
il servirait la perpétuation de l’espèce ? » (Villey, Philosophie.
t. 1, op. cit., pp. 184-185).
La
morale selon Kant, « autonome », « intérieure »,
« dictée de la raison » et « pure de toute contrainte venue de l’extérieur »,
est à l’opposé de la morale classique, « dite hétéronome, constituée de
règles objectives, sanctionnée au besoin par la punition » (Villey,
Polémique sur les « droits de l’homme » in Les Etudes
philosophiques, n°2/1986, p. 194 ; Le Droit et les droits de l’homme.
(Questions). Paris, PUF, 1983, pp. 87-88.
Seize
essais, op. cit., p. 63.
Philosophie,
t.2, op. cit., pp. 139-140.
Villey, La Formation, op. cit., pp. 163-164.
La « Lex
aeterna », nous apprend Villey, est une notion empruntée par saint
Thomas d’Aquin à saint Augustin qui la définit comme « la pensée de
Dieu créateur donnant son ordre à l’Univers » ou, selon une autre
traduction, « la raison qui gouverne tout l’univers et qui existe dans l’intelligence
divine » (Somme théologique, Ia-IIae, qu. 91). Quand même elle n’est
pas écrite, « l’architecte divin [n’ayant] pas fait part [aux hommes] de
son Plan » (Philosophie, t.2, op. cit., pp. 184-185), la
loi naturelle, qui « est cette participation de la loi éternelle
dans la créature raisonnable » (Somme théologique, ibid.
art. 2) en est le reflet dans le monde créé.
Seize
essais, op. cit., pp. 76-77.
Villey,
Questions de saint Thomas sur le droit et la politique. (Questions).
Paris, PUF, 1987, p. 30.
Ayant
à statuer sur une affaire litigieuse, le juge prononce sa sentence pour clore
le débat contradictoire, caractéristique de la dialectique ; toutefois,
faute d’atteindre la vérité, « la chose jugée tiendra lieu de vérité »,
res judicata pro veritate habetur (Philosophie,
t.2, op. cit., pp. 47, 57-58, 134-135, 188 ; Questions, op.
cit., pp. 29-30).
« Au sens strict, fait remarquer Villey, la “Raisonˮ diffère de “l’intellectˮ.
L’intellect comprend, il “lit dansˮ les choses (intus-legere) ce
qu’il y voit d’intelligible [voir supra]. La Raison (que plus
tard les rationalistes tomberont dans l’erreur de traiter comme une source de
connaissance) n’est qu’un outil ; réglant le mouvement d’une proposition à
une autre (cf. Somme théologique, Ia, qu. 79, art. 8) […] »
(Questions, op. cit., p. 29) et non d’un seul bond (Maritain, La
Philosophie Bergsonienne. Etudes critiques (Bibliothèque de philosophie
expérimentale). Paris, Marcel Rivière, 1914, p. 140).
L’Intelligence
en péril de mort, op. cit., p. 140.
Villey, Seize essais, op. cit., p. 53 ; La Formation,
op. cit., p. 125.
Seize
essais, op. cit., p. 54.
Jean Madiran, Court précis de la loi naturelle selon la doctrine chrétienne,
Itinéraires, Diffusion Difralivre, 1995, pp. 20-21.
Philosophie du bonheur, in Primauté de la contemplation. Itinéraires.
Reprint Dominique Martin Morin, 1979, p. 127.
L’Intelligence,
op. cit., p. 48.
Somme
théologique, Ia, qu. 78, art. 4, solutions 4.
D’où
la facilité avec laquelle les idées se déversent d’une raison dans une
autre ; « le propre de toute technique est d’être communicable. Les
idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d’esprit
en esprit » (L’Intelligence, op. cit., p. 46).
Ce
terme vient de ce que « ne possèdent d’existence réelle que ces individus
singuliers, dont au reste […] nous est donnée une connaissance immédiate et
intuitive, et que nous désignons par ces signes, qui sont les noms propres »
(La Formation, op. cit., pp. 206-207).
Villey, Questions, op. cit., p. 116.
Villey,
Le Droit et les droits de l’homme, op. cit., p. 30-31.
Ainsi,
nous apprend Villey, Hobbes, « imprégné de la logique de Guillaume d’Occam,
adhérant au nominalisme [ne trouvera dans la nature] que des individus […]
naturellement égaux et libres, soustraits à toute hiérarchie ». (Le
droit et les droits…, op. cit., pp. 140-142).
La
Formation, op. cit., p. 204.
Philosophie,
t.2, op. cit., p. 79.
Villey, Questions, op. cit., p. 116.
De
Corte, De la prudence. La plus humaine des vertus. Jarzé, Dominique
Martin Morin (D.M.M.), 1974, p. 53.
De
Corte, De la tempérance. Dominique Martin Morin (D.M.M.), 1982, pp.
17-18.
De Corte, L’Intelligence en péril de
mort, op. cit., p. 24.
De
Corte, De la prudence, op. cit., p. 20.
De
Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 34.
De
Corte, De la tempérance, op. cit., pp. 17-18.
Cité
par DE CORTE dans Economie et morale, op. cit., p. 471 ; on trouve
la même citation dans son Intelligence en péril de mort, op. cit.,
p. 54-55, et son article « Philosophie du bonheur », publié dans le
numéro spécial de la revue Itinéraires, Primauté de la contemplation,
reprint DMM, 1979, p. 116.
Villey, Philosophie du droit, t.2, op. cit., pp. 126-127.
Maritain, Réflexions sur
l’intelligence, op. cit., pp. 34-36.
De
Corte, « Philosophie du bonheur », op. cit., p. 113 ; Economie
et morale, op. cit., p. 469, col. 2.
De
Corte, De la prudence, op. cit., p. 53.
De
Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 31.
Formule
attribuée à Jean-Louis de Lolme (1741 ? – 1806) et rapportée par Villey dans
ses Seize essais, p. 44.
Questions,
op. cit., p. 97.
Le
droit et les droits de l’homme, op. cit., p. 140-142.
Villey, Questions, op. cit., p. 116.
De
Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 24.
Philosophie,
t.1, op. cit., p., 137-139.
Villey,
Philosophie, t.2, op. cit., p. 73 ; Seize essais, op.
cit., p. 187.
Philosophie,
t.1, op. cit., pp. 137-138 ; Philosophie, t.2, op. cit.,
p. 73.
L’Intelligence,
op. cit., p. 53.
Villey, Le Droit et les droits de l’homme, op. cit., p. 138.
Philosophie,
t.1, op. cit., pp., 137-139.
Villey, Le droit et les droits de l’homme, op. cit., pp. 140-142.
Villey, Philosophie, t.1, op. cit., p. 145.
L’Intelligence,
op. cit., p. 43.
DE
CORTE, Itinéraires, op. cit., p. 116 ; Economie et morale, op.
cit., p. 471.
Philo,
t.1, p. 167-168. Ecoutons Descartes : « Au lieu de cette philosophie
spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par
laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des
astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi
distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les
pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres,
et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est
pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui
feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes
les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation
de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous
les autres bien de cette vie […] » (Discours de la Méthode, http://www.gutenberg.org/files/13846/13846-h/13846-h.htm ;
cité par De Corte, L’Intelligence, p. 110).
Villey, Le Droit et les droits de l’homme, p. 31.
Villey,
Le Droit et les droits de l’homme, p. 31.
Cité par De Corte dans Itinéraires, op. cit., p. 116 ;
Economie et morale, op. cit., p. 471.
Théonas,
op. cit., p. 39.
Philosophie du bonheur, op. cit., p. 114 ; Economie et morale, op.
cit., p. 469-470.
Théonas,
op. cit., pp. 39-40.
L’Intelligence,
op. cit., p. 58.
Seize
essais, op. cit., p. 88.
L’Intelligence,
op. cit., pp. 53-57.
De
Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 46-47.
La
Philosophie du bonheur, op. cit., p. 117.
Philosophie,
t.1, op. cit., pp. 38-39.
Théonas,
op. cit., p. 126.
Selon
la doctrine scolastique des causes secondes, explique Villey,
« Dieu, cause de tout, s’abstient d’agir de façon directe sur chaque
particulier. Comme pour épargner son travail, un imprimeur s’en remet d’une
partie de sa tâche au fonctionnement automatique et régulier des rotatives,
ainsi le Créateur agit par le moyen des causes secondes : à chaque
espèce de chose il donne ses lois naturelles, sa nature » (La Formation,
op. cit., p. 124).
Triple
radiomessage aux religieuses cloîtrées du monde entier (19 juillet 1958), in
Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1958. Réunis et présentés par Mgr
Simon Delacroix, Saint-Maurice, Editions Saint-Augustin, 1959, p. 392.