samedi 15 février 2025

Le meurtre de Louise, 11 ans

 Si en théorie la vie n'a pas de prix, la réalité est tout autre. Dans la rue, dans le bus, on vous poignarde à mort pour un regard de travers. Selon ses déclarations aux enquêteurs, Owen L., « très en colère, après une dispute avec un joueur en ligne, sortait de son domicile, vêtu de sa doudoune noire dans laquelle se trouvait habituellement selon lui un couteau de type Opinel ». « Son intention, ajoute le procureur Grégoire Dulin, était de voler ou de racketter une personne pour se calmer ». On connaît la suite, le meurtre de Louise, une fillette de 11 ans, à la sortie de l'école et en route pour rentrer à la maison.

Connu pour une tentative de vol en juin 2021 et un vol en février 2022, le meurtrier présumé avait « fait l’objet d'alternatives aux poursuites » (sic), la dernière lui ayant « valu un stage de citoyenneté » (resic), apprend-on au journal de 20h sur France2, le 12 février dernier.

De qui se moque-t-on ?

Au rythme où se succèdent en France les meurtres gratuits, impunis, au mieux, très modiquement payés, la vie n'a plus aucun prix.

Il y a un seul critère pour évaluer le prix de la vie, je n'en connais point d'autre, c'est le prix à payer pour toute atteinte à son encontre.

Carlos Hage Chahine

Zahlé, 14 02 2025

mercredi 6 novembre 2024

Retour sur les ressorts de la philosophie pénale actuelle. Les regards croisés de Jean Madiran et de Michel Villey.

Retour sur les ressorts de la philosophie pénale actuelle

Les regards croisés de Jean Madiran et de Michel Villey

 A partir de deux points de vue différents, Jean Madiran, philosophe politique et Michel Villey, philosophe du droit, débouchent sur la même conclusion : la philosophie et la politique pénales mises en œuvre dans les sociétés occidentales sont d’inspiration hédoniste.

En observateur averti de l’actualité, le chroniqueur et philosophe Jean Madiran, observe qu’un hédonisme subversif et amoral est à l’origine de l’abolition de la peine de mort. Dans un article intitulé « Peine de mort et sado-marxisme »[1], il va plus loin et fait carrément le lien entre :

– l’abolition de la peine de mort ;

– le droit à l’avortement ;

– la licence sexuelle intégrale ;

– la déchristianisation des institutions et des mœurs.

 Comme « nouveau dogme », remarque le philosophe, « l’obligation morale d’abolir la peine de mort […] est venu comme partie intégrante d’un programme cohérent, d’une doctrine logiquement bien ficelée qui rassemble dans un même projet [ces] quatre revendications fondamentales ». Il ajoute de manière surabondante « qu’il y a une mode intellectuelle en faveur de l’abolition, et qu’elle exerce son influence à tous les niveaux du catholicisme, sans que soit aperçue pour le moment sa cohérence logique avec les trois autres revendications du programme… »

 En réalité, plus qu’une « mode intellectuelle » et une « cohérence logique », le combat pour l’abolition est favorisé, comme cause causante causée, par une formidable corruption des mœurs. Une simultanéité des causes que confirme, au premier examen, l’état actuel des lieux dans les sociétés occidentales. « Les Etats qui ont aboli la peine de mort, constate Madiran, l’ont généralement fait en concomitance, à quelques années près, avec le droit à l’avortement et avec la promotion d’une licence sexuelle sans limite ». Un des premiers propagandistes modernes de l’abolition, le marquis de Sade, n’était-il pas un débauché notoire ? Que ces dérives aient reçu la sanction de l’Etat ne sauraient occulter le fait qu’elles préexistent aux lois positives lesquelles, avec le triomphe du scientisme et du sociologisme, s’alignent désormais sur les mœurs.

 Jean Madiran ne croyait pas si bien dire. Ce que le chroniqueur apprenait au philosophe politique, le philosophe du droit, Michel Villey, en révélait les dessous philosophico-idéologiques.

 Suite aux prodigieuses découvertes dans le domaine des sciences (physique, chimie, biologie) et à l’essor des techniques qui s’ensuivit, une idéologie scientiste réussit vers la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle à étendre son empire sur la psychologie, l’économie, l’histoire, la sociologie et le droit. De là, remarque Villey, est né l’« utilitarisme juridique » de Jeremy Bentham, qui marquera profondément le droit européen. Aussi les méthodes de la discipline juridique comme celles de ses consœurs des sciences humaines, seront calquées sur celles des sciences exactes. Et seront abandonnées les méthodes démodées de la métaphysique et de la morale réputées ne fournir que des connaissances vagues et mal assurées. Désormais les seules vérités adossées à la voie de savoir la plus sûre, celle l’expérience et de l’observation des « faits », seront tenues pour scientifiques. Ils ont le mérite d’être objectivement observables, supposés asservis au déterminisme et obéissant à la loi de causalité efficiente, autrement dit à un mécanisme qui les relie entre eux par un système de relations d’antécédent à conséquent. Dans l’analyse des mobiles des actes humains, la psychologie réduira le rôle de la raison, élément métaphysique, pour se concentrer sur l’instinct de jouissance, fait « objectif » et « scientifique ». On entend reconstruire tout l’homme et ses institutions sociales à partir de cet instinct. En psychologie, si l’on en croit Gustave Thibon qui l’affirme à la suite de Rudolf Allers, qu’il cite dans ses Diagnostics[2], c’est du « regard d’en bas » que procédera le système de Freud. Avec pour conclusion pratique le « débridement des instincts ».

 Sur ces fondements, Jeremy Bentham (1748-1832) tiendra pour loi scientifique que toute action de l’homme serait mue par la poursuite du plaisir, et la fuite des peines. Pour ce prophète de la philosophie utilitariste du droit, c’est un fait observable que l’ordre social a pour cause les appétits individuels. Il s’ensuit que le droit n’aura d’autre utilité que d’être une technique, un outil au service de la « maximation des plaisirs ». Prétendre pour le législateur à des lois « justes » n’est plus qu’une fiction théologique et un vestige de l’arbitraire métaphysique. La science qui constate que tout homme recherche son plaisir saura à partir de l’analyse des causes de ces plaisirs calculer les moyens de les maximer, et de diminuer la quantité de peines en nombre ou en intensité. Une législation pénale « scientifiquement calculée, préservera les plaisirs des propriétaires sans accroître, plus que de besoin, les peines des voleurs »[3]. Un savant calcul scientifique déterminera la quantité de peines nécessaire.

 Les effets de cette doctrine vont immanquablement se faire sentir en matière pénale à la fois sur le délit et sur la peine, respectivement matière et instrument de la loi pénale. Le droit européen, remarque le philosophe français du droit, aura été largement inspiré par Bentham et autres sectateurs de l’utilitarisme. C’est sous leur influence notamment, que la liste des délits sera refondue. Le délit étant un comportement nocif, générateur de peine, il faudrait supprimer du « catalogue tout d’abord les offenses à Dieu (sacrilège – blasphème – hérésie) ou à la prétendue morale : les délits sexuels – la pédérastie (elle ne fait de peine à personne), le suicide, l’avortement [...] Par contre, restent le vol, l’homicide, les divers dommages »[4]. Quant à la peine, elle a pour fonction de mettre hors d’état de nuire ceux qui auraient l’idée de commettre des actes dommageables. Il suffira pour cela d’une mesure, si l’on ose dire, de prophylaxie : la prison où ils seront à l’abri. « Aucune raison d’y ajouter un surcroît de supplices inutiles, des roues, des chevalets, des carcans. Le but est d’obtenir au total le chiffre optimum : accroissement du plaisir des uns, payé par la moindre quantité de souffrance pour les délinquants, ce qui devrait par l’effet de la nouvelle science être l’objet d’un calcul précis [...] »[5]. C’est ainsi qu’ont disparu les châtiments corporels jugés dégradants et contraires à la dignité de l’homme, et remplacés par des « peines » – mot devenu inadéquat – de substitution qui se résument à une incarcération plus ou moins longue.

 Essentiellement idéologique, cet hédonisme a pour particularité d’avancer masqué. Tantôt sous couleur d’humanité, tantôt de compassion, de réinsertion voire de « rédemption » des criminels, ses sectateurs n’ont eu de cesse que d’obtenir l’abolition de la peine de mort, l’assouplissement des conditions de détention, les remises anticipées de peine et j’en passe. « Les mœurs souterraines, disait Montaigne, font bon ménage avec les opinions supra-célestes. » En vérité, la sensibilité quasiment à fleur de peau de nos épicuriens n’est qu’apparente et il y a tout lieu de croire sur parole Bernanos : « l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. »

Carlos HAGE CHAHINE

 



[1] Présent du 14 avril 2001.

[2] Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 53.

[3] Philosophie du droit. Paris, Paris, Dalloz, 1984, t. II, pp. 101-102.

[4] Michel Villey, Philosophie du droit. Paris, Paris, Dalloz, 1982, t. I, p. 155.

[5] ibid.

dimanche 4 août 2024

Lettre à une jeune amie féministe

Lettre à une jeune amie féministe[1]

Ma si chère […],

J’ai lu, en y prenant le plus grand intérêt, le projet que tu as eu la bonté de m’envoyer. Ce qui m’a poussé à aller plus loin, à la découverte de ton site. J’y découvre que tu te définis comme […], et je trouve cela très sympathique, pourvu que tu sois toujours vigilante. Mais que tu te définisses « féministe », intéressée par les questions de « genre et d’identité sexuelle », voilà qui m’interpelle. Autant de présomptions – non point irréfragables - que nous ne partageons pas les mêmes valeurs. D’où ma réaction spontanée de prendre quelques précautions avant d’apporter ma caution à une ligne de pensée diamétralement opposée à la mienne. Et si tu prends le temps de me lire et, pourquoi pas, de me relire, je te dirai volontiers pourquoi.

- Sur le féminisme d’abord :

Peut-on croire un seul instant que les hommes – et j’entends ici par homme, l’individu de sexe masculin et non pas l’homo (l’être humain : homme ou femme) –, ne sont pas aussi révoltés, aussi révulsés et aussi blessés dans leur honneur et dans leur chair, par le viol d’aucune femme que si c’était le viol de leur propre mère, de leur propre sœur ou de leur propre fille ? Au point de souhaiter au criminel la condamnation au châtiment le plus sévère, fût-ce le cas échéant la peine de mort.

Peut-on croire un seul instant, ma chère…, que le soldat qui consent au sacrifice suprême, celui de sa vie, pour défendre, au-delà de la patrie, aussi bien son papa que sa maman, sa sœur, son frère, sa femme ou sa fille, peut-on croire qu’il soit l’ennemi des femmes ?

Ce serait mal payer, d’une aussi manifeste ingratitude, le « plus grand amour » qui soit : celui, disait Jésus-Christ, de donner sa vie pour ceux que l’on aime (Jean 15, 13). Et d’abord et surtout étrangler en soi sinon tuer la « nature humaine », cette « nature commune » propre à l’espèce humaine et dont tout un chacun participe.

Et voici pourquoi :

- Petit préambule philosophique sur le concept de Nature

Au regard d’Aristote le cosmos, en ce qu’il recèle de l’ordre, est l’œuvre d’une intelligence. Comparable aux productions d’un fabricateur artiste, tel un potier qui façonne l’argile pour lui donner une forme, le monde n’est pas seulement constitué par ses causes « matérielles » (la matière), ou par ses causes « efficientes » (le rapport de cause à effet), mais encore par ses causes « formelles » (la forme) ou « finales » (le but, la destination). Quiconque observe la nature, y voit tout tendre vers une fin. Tout être créé tend par nature, en tant qu’être inachevé, à un but précis. Un principe élémentaire de la métaphysique aristotélicienne, indique Jorge Laporta, c’est que « tout être créé désire naturellement ce qui constitue l’achèvement de [sa] nature, sa raison d’être, sa fin », « soit une fin déjà conquise, soit une fin à acquérir »[2].

Aussi les choses sont en perpétuel mouvement, en tension d’un état à l’autre, passant de la puissance, potentia (ce que la chose est en puissance, le pouvoir être), à l’acte, actus (être réalisé). « L’ordination, l’élan, la tendance, l’impulsion, la poussée, l’aspiration, le désir spontané, le besoin inné de tout être provisoire vers sa réalisation totale, son être définitif, complet, accompli, achevé, final, voilà l’appétit naturel » ; lequel appétit naturel indique l’ordination métaphysique de chaque nature. « L’histoire de l’univers n’est autre chose que cela : le mouvement de tous les êtres inachevés, qui poursuivent nécessairement leur plein épanouissement ».

Mais au sens fort, ce qui définit le plus précisément la nature d’une chose, c’est son achèvement lui-même, son plein épanouissement, le terme à conquérir, qui est sa raison d’être, son essence, autrement dit sa fin, dite encore sa cause finale (la première des quatre causes). « Par “fin d’un êtreˮ, ajoute Laporta, on entend “l’achèvement conforme à sa poussée naturelleˮ ». C’est même principalement cette fin, à laquelle chaque être est appelé, qui est entendue par le mot nature, dans le langage de saint Thomas. La nature de l’homme, c’est cela vers quoi il tend, et c’est en même temps son essence, sa forme, son maximum d’être. Si « tout être créé passe du premier acte, sa nature [au sens de donné originaire brut], au second sa fin », il « s’explique avant tout par la fin que poursuit l’agent et que le sujet atteint en passant de puissance à acte. » Car si « la nature [au sens de premier acte] précède la fin sous le rapport du temps […] sous le rapport de la causalité, la fin est première »[3]. Aussi, la nature n’est-elle pas uniquement un fait, une réalité actuelle, une matière, non plus qu’un pur mécanisme. « La nature classique, écrit Michel Villey, est un objet beaucoup plus vaste et riche que celle des modernes, parce qu’elle inclut plus que des choses seulement matérielles et les rapports de causalité efficiente (d’antécédent à conséquent) entre ces choses matérielles »[4].

Cette fin est un juste milieu, c’est-à-dire, selon Aristote, un sommet entre un excès et un défaut. La générosité est un juste milieu entre la prodigalité et l’avarice ; le courage un juste milieu entre la témérité et la lâcheté. Toutefois en pratique les êtres naturels ne font que tendre vers leur fin, leur « forme parfaite ». On est toujours plus enclin à dévaler la pente d’un côté ou de l’autre. « Hélas, ajoute Villey, un obstacle arrête souvent l’évolution normale des choses » vers le sommet. « Ils en restent loin ; ils manquent le sommet, se laissent glisser sur la pente de l’un ou l’autre versant », celui de l’excès ou celui du défaut. Et « il est vrai, écrit Villey, que peu d’êtres atteignent cet accomplissement total, et que s’ils y sont parvenus, aussi bien l’homme que la plante vont à nouveau s’en éloigner. Il y aura vieillissement et mort. Mais la valeur de la beauté nous l’aurons perçue dans la rose pleinement épanouie ; ou, puisque peu de plantes accèdent à ce parfait épanouissement, elle est le pôle, vers lequel on constate qu’elle est aimantée » du fait d’une sorte de force ou d’attraction gravitationnelle exercée par sa fin.

Il n’empêche que les fins font partie de la nature et constituent une valeur indépendamment de l’esprit qui la saisit. Il suffit d’observer les mouvements instinctifs des plantes (tendues vers l’éclosion de la fleur) ou des animaux, tendus vers la conservation de leur être (pour la nutrition, la défense de leur intégrité physique ou la reproduction de l’espèce). « Au-delà des mouvements effectifs des êtres, Aristote voit que ces mouvements ont un sens, de par la nature, c’est-à-dire qu’il existe aussi dans la nature des causes finales. Les mouvements du grain de blé visent à l’éclosion de la plante, et les mouvements instinctifs qu’effectuent les bêtes ne sont explicables qu’en fonction des fins auxquels ils se rapportent : nutrition – self conservation – perpétuation de l’espèce »[5]. C’est pourquoi saint Thomas d’Aquin dit que le bien est dans les choses, bonum est in re. Et dans le même ordre d’idées, il identifie le bien avec l’être, ens et bonum convertuntur[6]. « L’essence de l’homme, quant à son corps, remarque Villey, ce n’est pas l’homme borgne, ni le boiteux, ni le dégénéré : plutôt l’homme du canon grec »[7]. Ailleurs il ajoute qu’« un biologiste sait distinguer un être normal ou une fleur parfaitement éclose d’un monstre ou d’une plante rabougrie »[8]. Et que « le botaniste n’hésite pas à considérer dans la plante sa perfection, son harmonie ; à distinguer une fleur parfaite d’une pousse avortée ou malade ; le zoologue discerne un organisme sain d’un monstre »[9] […]. Ce qui vaut pour l’essence de l’homme quant à son corps vaut également pour ces autres « formalités » (les universels qui constituent des formes communes) : l’homo comme animal familial et politique, père de famille ou citoyen[10]. « Observer pleinement la nature implique un choix, une hiérarchie entre ses produits plus ou moins sains, un jugement sur la valeur : non (comme le voudrait l’idéalisme) un jugement de valeur fondé sur les principes fixes et immuables que nous dicterait la raison […] mais extrait de l’observation même des valeurs perçues dans les choses »[11].

D’où la formule de saint Thomas définissant la vérité comme une adéquation de l’intelligence avec les choses, adaequatio rei et intellectus. Au sens de la philosophie aristotélicienne-thomiste, son étymologie en témoigne, l’intelligence (du latin intus legere : lire dedans) a pour objet et pour fonction de connaître le réel (en latin res, d’où le mot réel, réalité), de discerner dans la nature mouvante ce à quoi elle tend, ce à quoi les choses tendent, c’est-à-dire leur maximum d’être. A rebours du cartésianisme qui « sépare du monde de l’esprit, le monde des corps auquel volontiers il réserve l’épithète de naturel »[12] ; à « des idéalistes qui séparent l’être du devoir-être, et [séparent] du monde des choses, un monde de « valeurs » résultant de l’évaluation de l’esprit humain, à rebours donc des idéalistes, saint Thomas d’Aquin conçoit qu’« au sein de la nature, se trouve du bien, de la valeur » : bonum est in re ou in rebus, rebours le bien est inclus dans les choses, dans l’être. « Ce qui ne correspond pas à une nature, précise Jorge Laporta, ce qui est extra-naturel, n’est pas son bien. Ne peut être bon pour un sujet que ce qui constitue sa fin ou un moyen d’y parvenir. »

- Sur la nature humaine :

Aussi est-ce mal connaître l’univers, la nature cosmique et la nature humaine – que désigne le terme latin homo –, que de ne pas voir dans la Création ce magnifique ordre voulu par le Créateur. Au lieu de le recevoir et essayer de comprendre sa structure, les modernes ne veulent voir dans le monde créé qu’une poussière d’atomes, à la discrétion démiurgique de l’homme-dieu se disposant et travaillant à le recréer et à le remodeler à sa façon, par ses propres soins.

Un des legs de la philosophie grecque, c’est que, comme je l’ai dit plus haut, le monde implique un ordre, qu’il n’est pas l’effet du hasard[13] non plus qu’un amas incohérent d’individus ou d’atomes hétérogènes. Dans l’univers, nous ne saisissons pas que des individus : Socrate, Pierre, […, …,] que nous appelons des « substances premières ». Par-delà ces substances premières, nous percevons également ce qu’on appelle en philosophie des « substances secondes » : les genres et les espèces (l’animal, la nature humaine). Quand on dit que l’homme (homo l’humain) est un animal social, on veut dire par là que l’homo, homme ou femme, tout en appartenant au genre animal, fait partie de l’espèce humaine, laquelle en tant qu’elle est douée de raison et de parole est faite pour vivre dans des cités. « Au point qu’à côté des “substances premièresˮ (les individus) on peut reconnaître l’existence de “substances secondesˮ (les “universelsˮ : l’animal, l’homme, le végétal, le minéral, etc…) ; et la nature comprend aussi ces universels »[14]. Il faudrait être fou pour ne pas voir de l’ordre dans l’univers, dans le spectacle des galaxies et le cours des astres et le cycle des saisons ; fou pour ne pas voir dans le monde, et les collections bien faites et bien ordonnées de genres et d’espèces[15], « un peu comme s’il était l’œuvre d’un collectionneur maniaque »[16], une « “nature communeˮ, celle du genre ou de l’espèce dont [chaque individu] participe » : à savoir par exemple la nature de l’homme, ou celle de citoyen, et qui sont ses causes formelles[17] ; il faudrait, disais-je, être fou pour ne pas y voir de l’ordre ; il faudrait être fou pour croire que « que ces stupéfiantes réussites que sont nos appareils digestifs, sexuel, cérébral etc… seraient l’œuvre du “hasardˮ ». Autant supposer qu’« une machine à écrire était arrivée par hasard, après une multitude d’essais, à écrire l’Illiade »[18].

Et par-delà les mouvements particuliers à tel ou tel, nous saisissons les « inclinations » générales à l’homo ou à telle espèce d’humain. Etant postulé que le bien, pour l’homme, est de suivre sa nature, ses mouvements suivent aussi par instinct les lois de sa nature, dès lors qu’il participe du genre animal, quoique pour une part, il les suit rationnellement, c’est-à-dire avec liberté, ayant le privilège de pouvoir s’écarter de l’ordre naturel[19]. Dans son De officiis, qui est, selon Villey, une des sources capitales de saint Thomas d’Aquin, Cicéron « avait scruté la nature humaine, la comparant méthodiquement avec la nature animale, étudié les “inclinationsˮ et les fins naturelles de l’homme » et tiré une morale qui se trouve être la morale naturelle de l’Antiquité codifiée chez Aristote[20]. A travers l’observation de cette nature et notamment des mœurs et des « inclinations » spontanées, nous discernons les « déviations » reconnaissables à leurs résultats malheureux, à leur échec. Il suffit de regarder hors de nous-mêmes et devant nos yeux au lieu de regarder dans notre cerveau[21], comme le voudrait Kant, pour voir que « ces cités, ces empires, familles, ces groupes sociaux, aujourd’hui ces états modernes, ou demain ces fédérations d’états, [sont] naturellement venus à l’être. Naturellement, car si sans doute ce sont les hommes qui ont édifié ces institutions, ils ne les ont pas édifiées consciemment et volontairement, mais par la ruse de la nature, à elles conduits par l’inclination de la nature ; non comme êtres rationnels mais en tant que les hommes sont eux-mêmes partie de la nature »[22]. Aristote « s’efforce de discerner celles de ces institutions le plus conformes aux finalités naturelles, et qui nous serviront de modèles. Il reconnaît le caractère antinaturel de groupes sociaux avortés ou mal constitués, telles ces familles où l’autorité paternelle, du mari [pardon de te décevoir, mais je t’expliquerai une prochaine fois le caractère mutilatoire et profondément réducteur de la conception moderne de l’égalité, de la différence et de la complémentarité !], du maître, s’est faite excessive ou trop faible. Nous constatons que ces familles ont à long terme à s’en repentir ; ainsi lorsque l’autorité du père n’est pas assez forte, on s’en apercevra bien vite à ce que les enfants sont devenus de jeunes voyous »[23]. Les juristes romains ont tiré la science du droit de l’observation du meilleur mode de vie romain. Ils n’ont pas pris pour modèle, dit Villey, des familles dégénérées ou des sociétés de maquignons (fraudeurs). Ils ont discerné parmi les types existants les modèles les plus justes, les plus réussis, toujours reconnaissables à leur fruit. « Car il n’y a pas de bon arbre qui porte de mauvais fruits, ni de mauvais arbre qui porte de bon fruit ; chaque arbre se reconnaît à son fruit » (Luc, VI, 44-46).

- Un dernier trait du féminisme :

Sais-tu que le féminisme procède d’une idéologie révolutionnaire d’inspiration marxiste ? Il y a en effet tout lieu de croire que c’est la même dialectique trompeuse de la « lutte de classe » qui se réincarne aujourd’hui dans l’égalitarisme, le féminisme, la lutte contre le racisme et toute forme de discrimination.

Je vais essayer de t’expliquer en quoi consiste la dangerosité de cette idéologie essentiellement athée ?

On a longtemps imaginé que l’athéisme est accessoire dans l’idéologie marxiste et « que les marxistes ne seraient pas si dangereux s’ils se limitaient au matérialisme »[24] et à prôner « la possession commune des biens matériels, où chacun aurait juste autant qu’autrui […] Beaucoup de gens croient béatement que le communisme ne représente autre chose qu’un tel régime de communauté des biens »[25].

« Comme elle le faisait à l’origine dans la lutte “de classeˮ, ainsi que l’explique le philosophe français Jean Madiran dans sa Révolution copernicienne dans l’Eglise (p. 98), la pratique de la dialectique prend pour motif, apparemment ou réellement justifié, une injustice insupportable, et pour prétexte, le combat politique contre cette injustice : la colonisation, l’exploitation capitaliste, la dictature policière, la discrimination raciale [on peut ajouter les inégalités entre hommes et femmes NDLR]. Mais la pratique de la dialectique ne s’emploie pas à corriger cette injustice réelle ou supposée, et qui souvent n’est que la part d’imperfections et d’abus accompagnant inévitablement jusqu’aux meilleures des œuvres humaines. La pratique de la dialectique s’emploie à éliminer [c’est moi qui souligne] politiquement, médiatiquement, voire physiquement, ceux qu’elle en rend arbitrairement responsables. »

« Soljenitsyne, poursuit-il, était venu l’expliquer en France, sans être davantage compris par Jean d’Ormesson que par Jean Daniel, pourtant tous deux en apparence aussi attentifs que de bons élèves au premier rang de la classe, lors de cette première séance chez Pivot le 11 avril 1975. Le remède, disait Soljenitsyne, que prétend apporter toute révolution politique, et cela est à son comble dans la révolution marxiste, consiste à commencer par tuer l’autre. Tuer l’autre pour que tout aille mieux. La révolution chrétienne au contraire est dans la « conversion », ce qui veut dire commencer par se réformer soi-même, et ce n’est jamais achevé. »

Tuer l’autre : une hyperbole ?

Il peut te sembler que cette formule totalement justifiée à propos du communisme soit « irrelevante » (un anglicisme pour dire manquer de pertinence) à propos du féminisme. Et pourtant comment qualifier autrement l’étouffement en soi de cette inclination, si naturelle aux êtres de sexe différent mais complémentaires, à s’unir pour procréer et perpétuer l’espèce humaine selon l’ordre naturel voulu par le Créateur ? Comment qualifier autrement l’activisme de ces femmes qui deviennent lesbiennes non pas par inclination homosexuelle mais simplement par militantisme. Ecoute ce mot d’ordre d’une féministe : « Je milite donc je deviens lesbienne : “On a fait un pacte avec ma meilleure amie : devenir lesbiennes. On est super heureusesˮ »[26]. Si ces atteintes visant, sinon à tuer les hommes – les féministes ont encore besoin de leurs services ne serait-ce que pour assouvir, par la ruse de la GPA, leur désir de pouponner –, du moins à asphyxier en soi la nature humaine, anesthésiée « par les rébellions insensées de la modernité » contre la loi naturelle, selon le mot d’un philosophe français[27], mais non point « effacées », si donc ces atteintes à la nature humaine ne sont pas un crime contre elle, c’est que les mots n’ont plus de sens.

Voilà…, ce qui me tenait à cœur de te dire, compte tenu de toute l’affection que j’ai pour ta famille et pour toi-même.

Bien à toi,

[…] Carlos

 



[1] Pour préserver son anonymat, le prénom de la personne à qui est destinée cette lettre ainsi que certains passages ont été remplacés par des pointillés.

[2] La Destinée de la nature humaine selon Thomas d’Aquin, p. 26.

[3] Ibid., p. 26.

[4] Seize essais de philosophie du droit, p. 52.

[5] Ibid., p. 53.

[6] Villey (Michel), Philosophie du droit, tome 2, p. 129.

[7] La Formation de la pensée juridique moderne, p. 127.

[8] Villey, Philosophie, op. cit.,  tome 2, p. 139.

[9] Seize essais, op. cit., p. 83.

[10] La Formation, op. cit., p. 164.

[11] Seize essais, op. cit., p. 83.

[12] Villey, Philosophie, op. cit., t 2, p. 118.

[13] Seize essais, op. cit., p. 53.

[14] La Formation, op. cit., p. 164.

[15] Ibid., p. 164.

[16] Ibid., p. 124.

[17] Ibid., p. 164.

[18] Villey, Philosophie op. cit., t. 2, p. 127.

[19] La Formation, op. cit., p. 125.

[20] Ibid., p. 125.

[21] « Les esprits faux sont ceux qui n'ont pas le sentiment du vrai, et qui en ont les définitions ; qui regardent dans leur cerveau, au lieu de regarder devant leurs yeux ; qui consultent, dans leurs délibérations, les idées qu'ils ont des choses, et non les choses elles-mêmes » (Joseph Joubert, Pensées, essais, maximes et correspondance. Recueillis et mis en ordre par Paul Raynal, et précédés d'une notice sur sa vie, son caractère, et ses travaux, Paris V. Le Normant, 1850, p. 169).

[22] Seize essais, p. 64.

[23] Ibid., p. 54.

[24] Charles de Koninck, Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? p. 14.

[25] Ibid., p. 10.

[26] https ://fr.style.yahoo.com/lesbienne-femme-feminisme-violences-relations-toxiques-090106504.html.

[27] Madiran, Présent du 6 décembre 2000.