CONNAISSANCE ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA)
Essai de lecture aristotélicienne-thomiste
A la lumière de l’enseignement de Michel Villey et Marcel De Corte
Mon cher neveu,
Suite à nos échanges sur l’intelligence artificielle et en particulier, à ton dernier message (cf. WhatsApp du 6 mai), il me semble nécessaire de dissiper un certain nombre de malentendus. Ceux-là résultent notamment d’une divergence fondamentale entre les deux approches classique et moderne de la connaissance et de l’expérience.
Je rappelle d’abord ton objection :
- Je ne comprends pas bien, objectes-tu, ce que l’IA pose comme problème ici : “pas de connaissance possible, te disais-je dans un précédent message, sans l’expérience (personnelle ou transmise)” -> ces IA, repartis-tu, sont entraînées sur de la connaissance humaine qui est donc “transmise”.
- aussi elles ont des sens : aujourd’hui ChatGPT a accès à la modalité du texte, de l’audio, des images et même des vidéos.
Je vais essayer de te répondre en me servant du langage du sens commun, que tu as – à condition de t’accrocher –, plus de chances de saisir que je n’ai de chances d’entendre – même en m’accrochant – le langage si savant de la science moderne, dont tu as la maîtrise. Et si tu trouves ici ou là une référence biblique, je te prierai de ne pas réagir par un haussement d’épaule. L’accord de la Révélation avec la raison naturelle faisait l’admiration de saint Thomas d’Aquin, lequel prenait toujours soin de vérifier l’une à l’aune de l’autre. Et si les choses et les notions que j’introduis ci-après, t’apparaissent obscures et impénétrables, ne te rebute pas et prends patience. Je suis sûr, du moins je l’espère, que petit à petit, au fur et à mesure du développement, elles t’apparaîtront d’une clarté lumineuse et auront pour toi, comme elles l’ont eu pour moi, l’effet d’une révélation. Une dernière précision : la pléthore de notes n’est pas pour t’assommer, mais j’ai pensé qu’elles pourraient servir à d’éventuels chercheurs.
Préambule philosophique
J’ai de bonnes raisons de croire que les jeunes d’aujourd’hui, subjugués et pour ainsi dire dépassés par les progrès de la science et de la technologie qu’ils ont eux-mêmes mises au point, n’ont jamais entendu parler, au cours de leurs cursus scolaire et universitaire, de cette vieillerie que l’on dit définir la vérité : adaequatio rei et intellectus, adéquation entre les choses et l’intellect (ou l’esprit). Et pourtant, il m’est indispensable pour te répondre, de m’aider de la pensée de deux philosophes contemporains, le Français Michel Villey et le Belge Marcel De Corte, qui se sont intéressés précisément à cette vieille lune. Leur autre point commun ? Tous deux se revendiquent de cette philosophie pérenne et impersonnelle qui est celle d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. Elle est dite impersonnelle parce qu’elle se caractérise par son réalisme – du latin res, la chose, mot qui reviendra souvent au cours de ce développement. Ayant eu pour seuls maîtres les choses, ni l’un ni l’autre, à dix-sept siècles de distance, n’auraient voulu attacher leur nom à cette philosophie. Elle est dite pérenne[1] parce qu’elle est la plus apte à rendre compte aussi bien de l’étymologie des mots que du rapport intime et plus précisément, de cette conformité entre les choses et l’intellect. Villey va plus loin et ne craint pas de définir le vrai comme « concordance des mots et des choses » ou encore « adéquation des mots aux choses »[2]. Non que, du point de vue du philosophe[3], il n’y ait pas de « langages déficients ». Car, dit-il, « le langage qui articule le monde, n’est pas qu’affaire de convention »[4]. Or en matière de langage comme partout, fait remarquer le Belge De Corte, « l’art humain [entendre la convention, ce qui est posé par l’homme] s’ajoute […] à la nature, sous peine de dégénérer en pur arbitraire dépourvu de toute signification objective autre que celle d’une volonté subjective, n’ayant à rendre compte à personne qu’à elle-même »[5]. Par son réalisme, cette philosophie qu’on appelle aristotélicienne-thomiste s’oppose radicalement au courant, aujourd’hui dominant dans la pensée moderne, le courant idéaliste, initié par les Descartes, les Kant, les Hobbes, les Rousseau, etc. On ne comprend rien à l’association de ces deux mots d’intelligence artificielle sans préciser en quoi consiste la rupture opérée par ce courant, ce dont je m’expliquerai plus loin.
On comprend mieux dès lors cette définition que donne la philosophie réaliste de la vérité : adaequatio rei et intellectus, car c’est le mouvement naturel de l’intelligence de s’accorder au réel, et de jaillir « de l’expérience des êtres et des choses »[6]. Du reste l’adéquation de l’intellect à la chose, est attestée par l’étymologie même du terme intelligence (intus legere lire dedans), dont la fonction n’a jamais cessé de lire dans les choses, ce qu’elle y voit d’intelligible. A considérer le sens originel du mot « théorie »[7] (du grec theorein, qui signifie voir, contempler, observer), la connaissance est authentiquement « regard sur le monde extérieur »[8], « vision, représentation de l’univers »[9]. Pas plus le christianisme que les classiques n’ont contesté la primauté absolue de l’objet (du latin ob jectum, jeté devant soi) sur l’intelligence. « L’amour, dit De Corte, n’a pas supplanté l’intelligence, car si Dieu est Amour, il a fallu qu’il se fît connaître comme tel aux hommes et leur enseignât la Bonne Nouvelle. »[10]
Cette manière des classiques de se représenter la connaissance rompt totalement avec la conception des modernes et inaugure ce qu’on appelle une révolution copernicienne. Je passe pour le moment sur son étymologie – cum nascere, naître avec – sur laquelle je reviendrai plus tard. Tandis que les premiers considèrent qu’« être dans la vérité », c’est s’efforcer de correspondre à la réalité des êtres et des choses, une réalité extramentale[11] ; qu’en conséquence l’intelligence est assujettie à l’être et ne peut produire aucun fruit qu’à condition d’être fécondée par lui ; les seconds renversent l’ordre de dépendance entre la chose et l’intelligence et font de celle-ci la mesure de celle-là.
« Si la connaissance résulte de la fécondation de l’intelligence par le réel, soutient De Corte, c’est parce que l’être même de l’homme, dont l’intelligence est la marque spécifique, est en relation constitutive et, pour ainsi dire, en connivence préalable avec l’être de toute réalité. L’intelligence ne pourrait jamais s’ouvrir à la présence des êtres et des choses si l’être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l’être. Notre être est fondamentalement en relation avec l’être universel et la connaissance n’est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. »[12]
Dès qu’il apparaît à l’existence,
« l’être de l’homme, ajoute De Corte, est articulé à l’être total, y compris son Principe. Dans toutes ses opérations, l’intelligence atteint l’être, son objet adéquat, parce que l’univers tout entier et sa source transcendante sont co-présents à l’être humain. […] L’intelligence s’exerce sur l’arrière-fond ou, plus précisément, sur l’axe de la co-présence de la réalité universelle »[13].
La connaissance se trouve ainsi « liée à sa puissance de communion – et donc de consentement, d’acceptation et de docilité – avec l’univers et sa cause »[14]. Kant au contraire est persuadé que l’absolu est fermé à l’intelligence humaine et que « l’intelligence ne pouvait savoir que ce qu’elle fabriquait elle-même »[15]. Dans cette optique, la connaissance n’est plus la découverte de cette relation fondamentale de l’être de l’homme avec l’être universel, l’intelligence pouvant à ce titre, selon le mot d’Aristote, « devenir toutes choses »[16] [en épousant le réel, en se conformant, en se moulant, en s’adaptant aux choses jusqu’à les revêtir]. Non qu’il faille, pour « devenir l’autre en tant qu’autre »[17], devenir un arbre pour comprendre ce qu’est un arbre. L’action de l’intelligence, comme l’explique Jacques Maritain, est
« tout immanente, […] c’est-à-dire qu’elle a pour nature, non pas de produire un terme au dehors, mais seulement de parfaire en qualité l’agent lui-même, lequel en connaissant devient, d’une certaine manière, toutes choses (il les devient immatériellement, ou, selon le mot des scolastiques, intentionnellement, en faisant participer les choses à la spiritualité de l’intelligence ; il ne les devient pas réellement ou matériellement, en s’absorbant et se perdant en elles […] Cette immanence, qui est le propre de la vie même, est un caractère essentiel à l’intelligence comme telle »[18].
A l’opposé des classiques, Kant croyait « que l’acte de connaître consiste à fabriquer, non à devenir l’autre »[19]. J’y reviendrai.
Un legs commun que nous tenons d’Aristote, de Platon et des stoïciens, est cette idée que le monde apparaît tout sauf un amas incohérent d’atomes et d’individus ; que ce monde ne peut être l’effet du hasard. En contemplant la nature extérieure qui les entoure, les classiques trouvent au contraire qu’elle est ordonnée, qu’elle recèle plein d’ordre ; aussi pour le philosophe grec, le monde apparaît-il comme étant « l’œuvre d’une intelligence, ou plutôt d’un fabricateur artiste », comparable « aux productions d’un potier, qui façonne l’argile pour lui donner une forme »[20].
« Aristote, dont la science visait à observer intégralement la réalité – sur chaque objet, outre la matière dont cet objet est constitué (la “cause matérielleˮ), sa forme (la “cause formelleˮ), ce qui le fait être (sa “cause efficienteˮ) – n’omettait pas de chercher sa cause finale, c’est-à-dire ce vers quoi il tend : la cause finale est une partie de la substance de cet objet, en est une pièce intégrante, parce que les êtres sont dynamiques, et nous ne saurions les comprendre si nous ne savons à quoi ils tendent »[21].
Toujours attentif à l’accord entre la nature et la Révélation, Saint Thomas d’Aquin voit cette observation confirmée par la Genèse et l’ensemble du dogme chrétien. Les constellations, le cours des astres, le cycle des saisons, la croissance des plantes, l’appareil digestif, tout cela implique incontestablement de l’ordre. Les Anciens n’ont pas attendu les récentes découvertes de l’écologie scientifique en matière d’écosystème[22], pour savoir par la seule observation qu’il existe un ordre dans la nature. A ceci près, remarque Villey, qu’Aristote ne se contente pas d’observer les objets physiques, et matériels (soit la « natureˮ post-cartésienne »), mais au-delà des espèces animales et végétales, autrement dit l’infra-humain, tous les êtres vivants ; mais au-delà de l’intégralité de l’homme, essence composée, esprit autant que corps, considéré isolément, toutes
« les institutions humaines et les institutions sociales : la cité, les groupes familiaux, les groupements d’affaire. Pour Aristote toutes ces choses sont dans la nature. Tandis que pour les modernes adeptes du “contrat socialˮ, la cité est artificielle, surajoutée à la nature par l’invention de l’esprit humain, tout le monde sait que pour Aristote l’homme est “animal politiqueˮ : les ouvrages politiques des hommes sont tout aussi bien naturels que le sont les essaims d’abeilles et autres sociétés animales »[23].
Villey nous apprend qu’« Aristote avec son Lycée a étudié les constitutions comparées d’une centaine de cités ou empires »[24]. Dans sa Lettre aux 18-20 ans de l’an 2000, un grand contemplatif, Dom Gérard Calvet, se récrie : « Tout se tient dans le grand lectionnaire de la création, tout s’enchaîne et tout se répond »[25].
Or qu’est-ce que l’ordre sinon « l’agencement des parties d’un ensemble en vue d’un but »[26]. Et c’est principalement par la finalité, le telos auquel tous les êtres de la nature tendent, que cet ordre s’exprime ; « ordre qui, de lui-même, est Bien (agathon) »[27]. D’où la formule de saint Thomas : ens et bonum convertuntur : il y a coïncidence entre le bien et la plénitude de réalisation de l’être ; ou cette autre maxime de l’auteur de la Somme théologique : Bonum est in re, le bien est dans la chose [traduction littérale]. Ce qui signifie en termes plus explicites que « le bien ou le beau sont des qualités inhérentes au réel lui-même [et que] pour exister, ils se passent de nous »[28]. C’est précisément là que se manifeste la rupture annoncée plus haut entre les deux approches réaliste et idéaliste. Dans l’ontologie (science de l’être) des modernes, le monde est dichotomique. Descartes fait une division nette entre l’esprit et la matière inerte (l’infra-humain, catégorie dans laquelle il inclut les plantes et les animaux, traités comme des machines). A sa suite, Kant, puis Kelsen, séparent, comme allant de soi, l’être (le Sein) du « devoir-être » (le Sollen), l’idéal siégeant immanquablement dans l’esprit et procédant de notre Raison[29]. Les fins ne sont plus objectives, considérées du dehors. Il revient subjectivement à l’esprit de se les forger[30].
Aristote observe que tout dans la nature, en proie au changement, se meut de la « puissance » à « l’acte » et réciproquement. Tous les êtres vivants y naissent toujours, croissent, ou meurent. Tout y oscille entre matière et forme[31] (les philosophes nous apprennent que la matière « a pour la forme une sorte d’appétit, n’étant elle-même que potentialité […] aspiration de la passivité informe vers l’être achevé »[32]). C’est une constante chez Aristote que de voir dans la nature extérieure, « de l’ordre, de l’harmonie, et, dans le dynamisme naturel, un sens et des “causes finalesˮ »[33], celles-ci étant le pôle vers lequel les choses de la nature sont aimantées et qui constituent leur achèvement et en même temps leur plénitude. « Le germe produit un arbre, des fleurs et des fruits ». Et cela s’observe, ajoute Villey. De même que le mouvement du grain de blé vise à l’éclosion de la plante, de même « les mouvements instinctifs qu’effectuent les bêtes ne sont explicables qu’en fonction des fins auxquelles ils se rapportent : nutrition – self conservation – perpétuation de l’espèce »[34] ; et l’homme commence par être un fœtus ; ce fœtus se transforme à travers l’enfance et l’adolescence en une jolie fille : mieux que le fœtus »[35].
Jusqu’aux cités[36], sont naturelles[37], spontanément venues à l’être, et préexistent aux délibérations des hommes. « Simplement, observe Villey, parce qu’il est gratuit de supposer l’homme naturellement anarchique ; au contraire, une observation réaliste de la nature montre que l’homme vit et doit vivre dans des groupes sociaux »[38]. L’état de nature de Hobbes, Locke, Rousseau est un mythe. Mythe également le soi-disant contrat social[39].
« Naturellement [Athènes] possède une constitution. Elle s’est formée spontanément. Elle implique des proportions “justesˮ entre les parties de la cité – magistrats et simples citoyens, nobles, cultivateurs, artisans, ouvriers, esclaves, propriétaires et locataires, négociants et consommateurs […] »[40].
Il faut avoir été élevés sous l’influence du cartésianisme, constate notre philosophe, pour que nous nous fassions de la « “nature des chosesˮ, du monde extérieur, une vision pauvre, matérialiste, quantitative et mécaniste »[41], comme si l’être naturel n’était pas un être vivant doté d’une valeur qui est sa teneur axiologique, mais rien qu’un « un fait (scientifique) déjà accompli (factum), que l’on saisit une fois mort »[42].
La connaissance au sens classique
Aussi connaître ce que la chose est, c’est-à-dire son essence (du latin esse, être), c’est connaître ce vers quoi elle tend, sa finalité, celle-ci étant en même temps son maximum d’être. « Le grain, remarque notre philosophe, tend vers la plante, et je n’ai pas saisi ce qu’est le grain, si j’ignore ce qu’il tend à devenir. L’art musical vers une certaine espèce de beau, et l’art juridique vers le juste »[43]. S’il en est ainsi, il va de soi, et on n’y coupera pas, que pour saisir ce qu’est la chose, pour la connaître, il nous faut regarder devant nos yeux au lieu de regarder dans notre cerveau, comme le dit admirablement J. Joubert ; ou, comme nous y invite Villey, « regarder en dehors de nous » « et non pas, comme voudrait Kant, dans nos lunettes »[44]. De là, la dépendance incontournable de l’esprit à l’égard des données sensibles[45] et la sujétion de la connaissance à la perception préjudicielle par les sens. « A nous autres qui ne sommes pas intelligences pures, observe Villey, mais âme et corps, pétris de matière, toute connaissance de la nature vient par l’intermédiaire des sens »[46], tirée de l’observation des faits.
Toutefois Aristote et saint Thomas d’Aquin avaient conscience que cette méthode expérimentale, ne nous faisant connaître que des choses particulières et notamment les « substances premières »[47] (Pierre, Paul, tel être singulier), est très incomplète : l’homme ne se connaît pas lui-même, dit saint Thomas (Somme théologique Ia, qu. 87). « L’observation d’expériences particulières, ajoute Villey, [ne] mène jamais à des résultats définitifs et absolus »[48]. Car toute connaissance suppose un certain degré d’abstraction. Aussi, mais dans un deuxième temps, le monde apparaît-il à l’intelligence païenne d’un Aristote ou catholique d’un saint Thomas d’Aquin, « comme une collection bien faite et rationnellement ordonnée »[49] « de genres, d’espèces et d’individus, un peu comme s’il était l’œuvre d’un collectionneur maniaque »[50]. Au point, ajoute Villey,
« qu’à côté des “substances premièresˮ (les individus) on peut reconnaître l’existence de “substances secondesˮ, (les “universelsˮ : l’animal, l’homme, le végétal, le minéral, etc…) ; et la Nature comprend aussi ces universels. Chaque individu participe, au sens particulier de ce mot, d’une “nature communeˮ, celle du genre ou de l’espèce dont il relève, par exemple de la nature de l’homme, ou de celle du citoyen, et qui sont ses causes formelles »[51].
En Pierre ou en Paul, il y a l’homme, le citoyen, le père de famille. En disciple d’Aristote, note Villey, saint Thomas tient aussi pour réels les genres et les espèces. La qualité de « substances premières » étant reconnues aux individus, les « substances secondes » que sont les « universels » : l’animal, l’homme, le citoyen, « ne sont pas seulement des concepts mais ont déjà l’existence hors de notre esprit ».
Car « le monde extérieur n’est pas qu’une poussière d’atomes en désordre, qu’une poussière d’individus ; il comporte lui-même un ordre, des classes où viennent se ranger chacun des êtres singuliers (des “causes formellesˮ) et des natures (des “causes finalesˮ) […] Tout cela objectivement, indépendamment de l’intellect qui le décèle dans les choses »[52].
La difficulté
Si nous reconnaissons avec la philosophie réaliste, tournée vers les choses, que le terme nature ne désigne pas un « donné originaire brut »[53], la « réalité actuelle »[54] ; que ce n’est pas l’état primitif de l’être vivant qui se trouve exister de fait avant tout développement ; mais que dans la nature des êtres vivants, « il y a bien plus […] que ce qu’ils sont présentement, il y a ce qu’ils sont ordonnés à être dans leur entier accomplissement, leur fin, qui serait aussi leur bonheur »[55] ; que la fleur épanouie est ce à quoi tend la graine et que l’homme accompli est l’homme adulte, fait, celui du canon grec et non pas le borgne, le boiteux et l’infirme ; si donc nous reconnaissons les choses dans leur finalité[56], ce à quoi ils tendent, la floraison de la plante, force alors est de reconnaître que toutes les graines n’éclosent pas ; que la plante peut manquer sa croissance, avorter ou dégénérer[57].
A la différence des sciences dites exactes comme la physique, les êtres de la nature ne peuvent faire l’objet d’une science parfaite selon la méthode galiléenne résolutive-compositive (dénommée aussi analyse et synthèse)[58]. Une proposition scientifique présuppose des objets constants, fixes, « sur lesquels se puissent effectuer des calculs de mathématique ou des inférences rigoureuses ». Ce n’est pas le cas de la « nature sublunaire », concrète, muable (Natura est mutabilis, dit saint Thomas), remplie de contingences[59], à laquelle font défaut les prémisses certaines et parfaitement définies donnant lieu à un raisonnement apodictique, axiomatique[60]. Aussi les objets de la nature vivante sont-ils toujours en mouvement,
« tendant vers leur fin, forme intelligible, sans jamais l’atteindre ni se fixer définitivement ; toujours situés à mi-chemin entre acte et puissance. Monde imparfait de l’ici-bas. Zone de clair-obscur, habité de formes fuyantes, protéiformes, inachevées. Nous ne sommes capables d’y reconnaître que ce qui arrive “le plus souventˮ (epi to polu) ».[61]
A défaut de déterminisme, Michel Villey croit y percevoir des constantes ou plutôt, des semi-régularités. Et d’êtres « relativement fixes », observe Villey, une théorie peut s’édifier[62] et une science se concevoir. Aussi est-il « permis de donner du blé, de la vigne, des espèces animales, des définitions permanentes – parce que ces choses sont demeurées identiques à travers l’histoire ».
Mais là n’est pas la difficulté. Car la nature est-elle en croissance ou décroissance perpétuelles, le botaniste sait que la fleur épanouie est ce à quoi tend la graine, sa finalité. Il « n’hésite pas à considérer dans la plante sa perfection, son harmonie ; à distinguer une fleur parfaite d’une pousse avortée ou malade ; le zoologue discerne un organisme sain d’un monstre […] De même Aristote voyait-il que la cité grecque est plus juste, plus humaine, plus civilisée que les empires orientaux »[63]. Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître l’homme accompli dans l’adulte parvenu à son parfait développement et non point dans « l’enfant vagissant dans ses langes, ni le malade ni l’infirme »[64].
« Il y a des monstres dans le monde, des choses mal venues à l’être (ainsi que les débris informes que le potier laisse au rebut) : par exemple des plantes malformées, et qui n’arrivent pas à croître, des moutons qui n’auraient que 3 pattes, des frères siamois, des enfants sourds-muets ou aveugles, des malades et des infirmes. La science complète de la nature (qui est aussi une science de l’ordre et des causes finales) sait distinguer de ces échecs les êtres sains, selon la nature »[65].
La vraie difficulté, soutient Villey, réside dans l’impossibilité « de maintenir jusqu’au bout la comparaison ébauchée entre la plante »[66] et rien qui mette en présence l’homme et les choses humaines, telle sa nature sociale. « Le cas des hommes, observe Villey, est moins simple que celui des plantes et des bêtes : l’homme a le privilège redoutable d’être libre, c’est-à-dire libre de s’écarter du plan de la nature »[67]. Qu’« un grand nombre de grains deviennent blé » ou « rose pleinement épanouie » ; que leur forme achevée soit un fait constatable pour le botaniste, soit. Ce n’est pas le cas de l’homme ; pas davantage celui des groupements sociaux. Il s’en faut de beaucoup que l’être humain pousse droit. Ses inclinations naturelles sont perturbées par l’usage qu’il peut faire de sa liberté. « Le désordre sévit dans les choses humaines. Y pullulent l’orgueil, l’injustice et toutes les formes de démesure qui font la matière des tragédies grecques […] ». Les animaux suivent instinctivement les lois de leur nature, qui les poussent vers leur fin, la plénitude de leur être, en sorte que leur instinct les pousse à l’acte sexuel, « et cet acte sert une fin qui est la conservation de l’espèce ». Il n’en va pas exactement de même pour l’homme que sa différence spécifique incline à « leur obéir encore, pour une part, rationnellement, c’est-à-dire avec liberté »[68]. Or l’homme, avons-nous constaté avec nos philosophes, a le privilège de dire non à l’ordre naturel : non serviam ; voire, ce qui est pire, faire sienne la morale kantienne[69], condensée dans cette formule de Jean-Paul Sartre et citée par Villey : « L’homme n’a d’autre législateur que lui-même »[70]. Il en va de même en politique où la constitution d’Athènes, sans être écrite, existe de par la nature et non point de par la volonté d’un législateur. Et pourtant, ajoute Villey,
elle est « sans cesse violée, la cité livrée à des ploutocrates, des démagogues, des tyrans. J’ai lu quelque part que nous étions malades en moyenne quinze jours par an. Nos sociétés politiques sont toujours malades ! Où pourrions-nous en saisir la forme achevée ? […] »[71].
La solution selon la philosophie réaliste aristotélicienne-thomiste
Les « causes finales », affirme Villey[72], ont beau être informulées et, pour ainsi dire, mystérieuses et cachées dans les choses, elles ne sont pas moins présentes et découvrables dans la nature. Et c’est précisément la fonction de l’intelligence de les déceler, comme on le verra plus loin. Car ignorons-nous la loi éternelle[73], qui est en Dieu, nous ne sommes pas pour autant entièrement démunis. Le contenu de la loi naturelle, la lex naturalis, qui dérive, et qui est participation en nous de la loi éternelle, se miroite, écrit saint Thomas d’Aquin, dans les choses mêmes du monde temporel, autrement dit dans la nature. Et « l’expérience des choses temporelles, commente Villey, est la source de nos connaissances aussi bien d’intérêt pratique que théoriques »[74]. A noter toutefois que pour mesurer notre aptitude à rejoindre la vérité, les instruments utilisables ne sont pas de valeur égale.
En travaillant sur le donné de l’expérience et en les comparant, Aristote observe une analogie entre les moyens de la nature et ceux de la raison humaine. Car l’homme fait partie de la nature. Aussi, aux œuvres de la nature, correspondent différentes sortes de discours :
« certains actes de la “natureˮ (ou de Dieu agissant par l’intermédiaire de la nature) atteignent à coup sûr à leur but : de telle semence il est certain que va sortir une fleur parfaitement constituée. D’autres n’y parviennent que le plus souvent (in plerisque, dans le grec epi to polu [ut in pluribus, Maritain, Théonas, p. 126]). La dernière espèce n’y atteindra pas : la semence pourrit, ne produit rien. »[75]
Alors selon les cas, les discours seront démonstratifs à l’usage des savants ; persuasifs à l’usage des orateurs ; dialectiques à l’usage des philosophes, l’objectif de ces derniers étant de surmonter par leurs raisonnements, à partir de points de vue divers ou contradictoires, les divergences d’opinion et d’atteindre par la discussion une vérité commune, ou le plus haut degré de vraisemblance[76]. Forte de ces moyens dont la nature l’a dotée, la raison[77] s’efforce de déceler et d’abstraire les « essences intelligibles immanentes aux réalités de l’univers sensible où [l’homme] est, de naissance et par nature, corporellement et intellectuellement plongé »[78]. Certes, à la différence des plantes et des bêtes qui, effectivement, atteignent distinctement leurs finalités naturelles, les hommes, s’en éloignent le plus souvent,
« et jamais peut-être jusqu’à présent n’y ont absolument atteint […] Mais parmi les activités en fait accomplies par les hommes, nous sommes capables de discerner celles qui ont le moins dévié de la nature, et conduit à des résultats plus conformes à ses desseins : et notamment à des systèmes d’organisation sociale plus proches de ceux que la nature nous incline à réaliser. De tels exemples ont valeur pour nous de modèles, ils sont eux-mêmes riches de justice, chargés d’un contenu normatif. De telles choses recèlent du droit »[79].
Moyennant ces instruments de la raison dont il était conscient, et dont la valeur dépend de leur plus ou moins grande aptitude à être en adéquation avec l’essence des choses, un Aristote
« s’efforce de discerner celles des institutions qui se révèlent le plus conformes aux finalités naturelles, et qui nous serviront de modèles. Il reconnaît le caractère antinaturel de groupes sociaux avortés ou mal constitués, telles ces familles où l’autorité paternelle, du mari, du maître, s’est faite excessive ou trop faible. Nous constatons que ces familles ont à long terme à s’en repentir ; ainsi lorsque l’autorité du père n’est pas assez forte, on s’en apercevra bien vite à ce que les enfants sont devenus de jeunes voyous. A cela nous saurons opposer des familles mieux constituées à travers lesquelles nous lisons l’ordre de la nature, et où nous puiserons le modèle d’une meilleure organisation des rapports intrafamiliaux. De même en ce qui concerne les cités […] »[80].
Ce qui vaut pour les groupes familiaux ne vaut pas moins pour les groupes sociaux. Nous avons vu plus haut que Villey en voit l’illustration dans le modèle de la cité grecque qu’Aristote considérait « plus juste, plus humaine, plus civilisée que les empires orientaux ». Il multiplie les exemples à l’appui de la pertinence de l’approche réaliste. Ainsi, dit-il, les juristes romains ont tiré la science du droit de l’observation du meilleur mode de vie romain. Mais ils n’ont pas pris pour modèle des familles dégénérées ou des sociétés de maquignons, ils ont discerné les modèles les plus justes, les plus réussis »[81]. Quoique immanentes dans les choses, Aristote, toujours au témoignage de Villey, observait l’achèvement des « finalités naturelles », de ce telos qui est le maximum d’être,
dans « le bon partage de biens, d’honneurs et obligations entre membres d’un groupe social dans ces cités d’Athènes ou de Sparte, spontanément bien ordonnées, objet des études du Lycée ; dans ces relations de famille, de commerce ou de voisinage qu’observent les juristes romains. Types d’organisations sociales qui […] constituent des […] modèles pour les juristes »[82].
S'agissant de la loi naturelle, en particulier la loi morale naturelle, la « connivence préalable » évoquée plus haut sous la plume de De Corte, est pour ainsi dire « innée ». Même cachées, enfouies, immanentes, ses prescriptions ne sont pas uniquement hétéronomes, extérieures, quelque effort qu'elles demandent pour les déchiffrer. Pour les y aider, la nature a doté les hommes, outre la lumière de la raison, d’une connaissance dite connaturelle, que nous n’avons fait qu’effleurer plus haut. En effet, selon le mot de saint Thomas, « la connaissance consiste en ce que le connu est dans le connaissant » (Somme théologique, Prima pars, qu. 12, art. 4 ; qu. 16, art. 1, conclusion). « Les païens qui n’ont pas la loi, écrit saint Paul aux Romains, observent naturellement ses prescriptions » (2, 14). Comme pour dire que la loi naturelle est inscrite dans le cœur de l'homme. Dans les deux termes : connaissance et connaturel, l'étymologie en porte la trace : cum nascere, naître avec. En effet la connaissance connaturelle est « une connaissance comme spontanée et pour ainsi dire instinctive »[83]. Quoique confuse, ayant besoin du secours et de l’éclairage de l’intelligence, elle est en quelque sorte préalable à la connaissance que nous avons de la finalité (ou du bien de l’homme) puisque nous y tendons (voir supra). Comme l’explique Marcel De Corte par ces exemples très simples,
« l’expérience vécue de la faim définit beaucoup mieux la nourriture que ne peut le faire l’intelligence spéculative du chimiste. La pratique de la justice ou de la chasteté éclaire l’homme sur le bien que ces vertus lui proposent, d’une manière plus décisive que ne le fait la science morale »[84].
Il y a donc entre l’intelligence, qui est la marque spécifique de l’homme, et l’être de toute réalité, cette « connivence préalable » dont parle Marcel De Corte. Sans quoi, sans cette « relation constitutive », poursuit le philosophe belge, l’intelligence « ne saisirait l’être que du dehors et jamais en lui-même, elle n’en atteindrait que l’apparence ou le phénomène et non l’essence, que ce qui apparaît et non ce qui est »[85]. Ce à quoi se condamne volontairement l’idéalisme moderne.
La solution de l’idéalisme moderne et son incidence sur la théorie de la connaissance
Tandis que la philosophie aristotélicienne-thomiste affirme que « l’intelligence est capable de connaître dans la réalité saisie par le sens, bien plus que le sens n’en peut percevoir »[86], « bien que l’opération intellectuelle ait son origine dans la sensation »[87] ; qu’elle est capable de connaître ce qui est ; le kantisme, lui, au contraire, prétend que l’intelligence est incapable de saisir les « choses en soi », le réel, présent dans les choses perçues par nos sens. Des données sensibles nous parviendraient uniquement des sensations particulières incohérentes. De Corte le ramène aux trois propositions que voici :
« [1] l’intelligence est incapable de saisir l’intelligible, présent dans le sensible, et l’ordre “nouménalˮ lui échappe entièrement ; [2] la fonction de l’intelligence est d’organiser en un tout cohérent la multiplicité des sensations et des images qui lui apparaissent et, au lieu d’être fécondée par le monde réel, c’est elle qui féconde le monde des phénomènes et lui confère un sens ; [3] l’homme n’est plus un être en relation fondamentale avec la plénitude de l’être, il est une Raison, identiquement présente[88] dans tous les êtres humains qui fabrique d’elle-même un système de relations dont elle projette la trame dans la diversité du monde sensible lié par elle »[89].
Procédant d’une théologie déviée, le nominalisme[90] de Guillaume d’Occam ne tient pour réels que les êtres individuels (Pierre, Paul), ou les événements singuliers « (les “faitsˮ isolés de nos sciences expérimentales) »[91]. « Quant aux relations, aux hiérarchies, à l’ordre général où sont disposées ces choses singulières, ils n’auraient pas de réalité hors de nos discours et de notre esprit »[92]. Dans le droit fil, et sans doute sous l’influence[93] de cette ontologie, l’époque moderne ne voit dans le monde extérieur qu’une poussière d’individus ou d’atomes en désordre[94].
S’il n’y a pas d’ordre dans le monde extérieur ; si, comme le conçoit le dualisme cartésien, la séparation est radicale, entre l’âme et le corps, considérés comme deux substances existant en soi, et définies, celle-ci par l’étendue, celle-là par la pensée ; si la dichotomie est entière entre l’esprit et, soumise à des lois fixes, la matière inerte (dans laquelle Descartes englobait les plantes et les animaux considérés comme des machines) ; si la coupure que fait Kant, qui dérive du cartésianisme, est nette « entre les phénomènes qu’étudient les sciences théoriques », et « le devoir-être », l’idéal ayant son siège dans l’esprit, et procédant de notre Raison »[95] ; si son corollaire kelsenien considère, dans sa Doctrine du droit, « comme allant de soi, l’opposition de l’être au devoir-être (du “Seinˮ au “Sollenˮ) »[96] ; si donc la nature est sans âme, vide de tout esprit, et composée d’objets purement matériels ; et que le monde des faits est séparé du monde des valeurs ; alors celles-ci seront du seul ressort de l’esprit humain qui les engendre. Et à lui que reviendrait le soin d’inventer entre cette poussière d’individus ou de faits isolés, des hiérarchies, des liaisons, un ordre[97]. La connaissance serait alors du domaine du faire : un factibile[98] usiné dans notre cerveau, du seul ressort de l’intellect poétique, industrieux. Nous touchons ici à la racine de la révolution copernicienne opérée dans les fonctions de l’intelligence.
Jusqu’au XVIIIe siècle et la Révolution française, toutes les activités de l’intelligence humaine se rapportent à ces trois genres, à savoir contempler, agir et faire (theorein, prattein et poiein). L’intellect spéculatif, qui recueille toutes les vérités possibles[99], cherche à connaître ce qui est, en s’efforçant « de correspondre à la réalité des êtres et des choses »[100] ; l’intellect pratique, dont le domaine est celui de la vie morale, s’efforce de faire correspondre la raison à la rectitude de l’appétit[101], recta ratio agibilium[102] ; et enfin, l’intelligence poétique (du grec poiein, faire) « manufacture, fabrique, usine les divers biens dont l’homme a besoin pour vivre – tant les biens de l’esprit que sont la poésie, la musique, les beaux-arts, que les biens matériels […] ».
Il importe d’observer avec De Corte que
« cette triple fin vers laquelle se dirigent les activités de l’homme n’est pas arbitrairement définie et choisie. La nature réelle de l’homme et la nature même de la réalité avec laquelle l’homme est en relation l’imposent à tout être humain. Être dans la vérité, c’est conformer son intelligence à une réalité que l’intelligence n’a ni construite ni rêvée, et qui s’impose à elle. Faire le bien, ce n’est pas s’abandonner à ses instincts, à ses pulsions affectives, à sa volonté propre, c’est ordonner et subordonner ses activités aux lois prescrites par la nature et par la Divinité que l’intelligence découvre dans son inlassable quête du bonheur. Composer une œuvre belle, ce n’est pas projeter n’importe quelle idée dans n’importe quelle matière ni construire un monde quelconque qui ne dépend que de l’acte créateur de l’artiste, c’est obéir à la loi de perfection propre à l’œuvre entreprise et qui se révèle, dans l’invention même, à l’activité fabricatrice de l’auteur. »[103]
Or avec la décadence de la métaphysique médiévale et le triomphe de l’idéalisme moderne, « les sphères jusqu’ici réservées à l’activité théorétique [contempler] et à l’activité pratique [autrement dit, à la vie active dont le domaine est celui de l’agir] sont maintenant envahies par la seule activité poétique de l’esprit »[104]. De ces trois fonctions de l’esprit humain, « seule persiste […] la troisième, tandis que les deux autres ont subi de radicales altérations en se mettant au service de l’activité laborieuse souveraine »[105]. La question surgit alors de savoir comment la connaissance et l’activité poétique, industrieuse, fabricatrice, se trouvent combinées dans l’idéalisme moderne. Ecoutons l’historien du travail et des mœurs dans la civilisation occidentale, Adriano Tilgher, expliquer la prédominance du faire sur le contempler et l’agir, chez l’homme moderne :
« Kant est le premier à concevoir la connaissance non comme une simple abstraction des données des sens reçues passivement (empirisme), ni comme une intuition réfléchissant idéalement les principes de l’être (rationalisme), mais comme une force synthétique et unificatrice qui, du chaos des données sensibles, extrait, en procédant selon les lois immuables de l’esprit, le cosmos, le monde ordonné de la nature. L’esprit apparaît ainsi comme une activité qui crée de son propre fonds l’ordre et l’harmonie. Connaître, c’est faire, c’est produire : produire unité et harmonie »[106].
Nous avons vu plus haut qu’Aristote considérait le monde comme l’œuvre d’une intelligence, « ou plutôt d’un fabricateur artiste », et « l’analysait par comparaison avec un produit de l’art humain [d’un potier ou d’un sculpteur], « une statue faite de quatre “causesˮ : cause matérielle (l’argile dont sera fabriquée la statue), cause motrice [ou efficiente] (le sculpteur), cause formelle (la forme que le sculpteur donne à la statue), cause finale (le but vers lequel tendait son travail) »[107]. Retournant la parabole d’Aristote, Kant analyse cette fois les productions de l’art humain par comparaison avec les produits de l’art divin. L’esprit étant actif, l’objet matière et la pensée forme, le philosophe allemand attribue à l’esprit humain le « rôle informateur » qui imprime au monde sa forme,
« exactement comme dans le cas de l’intellect pratique et de la fabrication artistique. Dès lors, poursuit Maritain, connaître c’est fabriquer, nous ne connaissons que ce que nous faisons. Voilà l’axiome secret qui domine toute la philosophie spéculative de Kant. Et si connaître c’est fabriquer, les choses elles-mêmes ne sont pas connaissables, puisque nous ne les faisons pas, le seul objet de notre connaissance, c’est l’objet que nous faisons grâce à nos formes a priori. »[108]
Subjuguée par les inventions techniques, notre époque ne conçoit plus l’activité intellectuelle que comme une activité laborieuse « passant du sujet opérant dans une matière extérieure ». En termes philosophiques, cette activité est dite transitive, se déversant « du sujet dans l’objet pour le transformer ». L’activité synthétique et productrice de l’esprit « ressortit à l’ordre du travail »[109], conçue toujours davantage « sur le modèle de l’humble travail ouvrier ou du travail industriel »[110]. On peut la définir comme on définit l’art, activité poétique par excellence : « capacité de produire un artefactum, ou de faire passer dans une matière extérieure apte à la recevoir une détermination, une forme, une structure conçue par l’esprit »[111]. Or « ce que l’artiste contemporain exécute sur le papier, la toile, la glaise, le bronze, etc., c’est exactement ce que les “intellectuelsˮ, les “savantsˮ, […] veulent faire du monde et de l’homme : un monde qui ne soit l’œuvre que de l’homme, un homme qui ne soit l’œuvre que de lui-même »[112]. « Il n’est rien, observe De Corte, qui échappe à la transformation universelle entreprise depuis le XVIIIe siècle, pas même l’homme »[113]. De Corte exagère à peine si l’on considère tous ces sites sur internet qui vantent, à l’usage des gens en détresse morale, la mode « très tendance » de la « reconstruction », au moral comme au physique. Et pour aider à « se reconstruire », chaque thérapeute y va de sa pharmacopée : qui pour cause de « rupture », qui pour cause de « relation toxique », qui pour cause de « traumatisme », etc. Comme si le patient était en mille morceaux et le soignant un carrossier. Elle prête à sourire la naïveté de ce juriste de la fin du XVIIIe siècle qui croyait pouvoir assigner à la toute-puissance du Parlement anglais la limite infrangible de faire transiter de genre et « de changer un homme en femme »[114].
Sous l’influence de la logique nominaliste de Guillaume d’Occam, la via antiqua est renversée par une via moderna accordant à l’intelligence industrieuse la suprématie sur les deux autres, l’intellect théorétique (spéculatif) et l’intellect pratique. Au lieu que la première postulait « l’existence d’un ordre cosmique universel »[115] fait de hiérarchies et de relations, le nominalisme ne trouvera dans la nature que des choses singulières : une poussière d’êtres individuels « soustraits à toute hiérarchie »[116], d’événements singuliers (« les “faitsˮ isolés de nos sciences expérimentales »), et d’atomes physiques en désordre. Quant aux relations, aux hiérarchies, à l’ordre général où sont disposées ces choses singulières, ils n’auraient pas de réalité hors de nos discours et de notre esprit : il ne s’agirait que de signes, engendrés librement par l’homme qui les remanie à sa guise […] »[117]. C’est donc « à notre esprit que reviendrait d’inventer entre eux des liaisons, un ordre »[118]. Et c’est ainsi que l’homme contemporain envisage le rôle de l’esprit : une intelligence ouvrière « fabricatrice d’un monde, d’une société, d’un type d’homme artificiel »[119].
Pour ce faire les philosophes modernes se sont inspirés des savants et notamment ceux du XVIIe siècle qui « avaient travaillé de préférence sur l’hypothèse que l’univers serait constitué d’une poussière d’atomes séparés, et événements [ou phénomènes] affectant ces choses singulières ». Il ne fait pas de doute, remarque Villey, que « l’éclosion de la science, dans le sens moderne du terme » est liée au nominalisme.[120] « Cette science était atomistique ». Fascinés par la « logique de la démonstration »[121] qui est celle des savants, loin des controverses et de l’incertitude de la dialectique, les tenants de la via moderna adoptèrent le modèle scientifique de Galilée. Dénommée résolutive-compositive[122], ou analyse et synthèse, cette méthode de la Physique moderne dissèque et décompose dans un premier acte la réalité en éléments simples pour la reconstruire déductivement à partir de ces mêmes éléments et selon l’ordre même de la raison[123]. A l’instar, eût dit Villey, des mathématiciens qui construisent des figures à partir de lignes[124], ou des chimistes qui s’efforcent en un premier temps, celui de l’analyse, « de réduire les corps à des atomes premiers. »[125] En politique, l’homme, pris individuellement, est traité comme atome, « à la mode des nominalistes »[126]. Villey nous apprend qu’un des théoriciens du mythique « contrat social »[127], Hobbes, « est […] imbu de philosophie nominaliste »[128]. Adhérant à l’ontologie occamienne, Hobbes ne trouvera dans la nature que des individus « naturellement égaux et libres, soustraits à toute hiérarchie »[129]. Dans l’« état de nature », chacun de nous, pense-t-il, est totalement libre, ne connaissant que sa propre loi, ayant « droit à tout ». Les relations avec les autres sont forcément conflictuelles. Pour s’évader de l’état de nature invivable, « par le moyen du contrat social, les hommes instituent au-dessus d’eux une superpuissance, chargée de créer l’ordre social. Là sera l’origine du droit, qui n’existait pas par nature »[130].
Aussi la connaissance, au sens de l’idéalisme, ne porte plus sur « quelque chose d’extérieur à notre conscience, à notre “raisonˮ ». Tandis que « la philosophie ancienne se veut authentiquement connaissance – “théorieˮ (du verbe theorein qui signifie voir) – regard sur le monde extérieur […] objet externe à la conscience » ; désormais, avec Kant, il s’agit d’échafauder, sous le nom de philosophie, « une connaissance a priori », c’est-à-dire de « puiser dans une prétendue “raison pureˮ, subjective à l’esprit de l’homme, d’où l’on extrairait des axiomes de moralité (“l’impératif catégoriqueˮ) ou bien les formes rationnelles à travers lesquelles notre esprit concevrait le monde »[131]. La connaissance est conçue « non comme une simple abstraction des données des sens reçues passivement » (comme on l’a vu plus haut), « c’est désormais à la réalité de s’adapter aux abstractions fabriquées par l’intelligence ». De Corte ajoute
« que le monde n’est plus compris : il est pris, fixé, enserré dans des constructions et dans des formes qui le prennent du dehors, le cernent, l’encadrent, lui imposent sa configuration, son essence, son être même. Cette table où j’écris n’est plus une planche de bois colorée et dure, soutenue par quatre pieds : c’est un nuage d’électrons régi par un système d’équations subtiles. L’intelligence engendre elle-même l’objet qu’elle saisit »[132].
Les philosophes aristotéliciens-thomistes contemporains, les Maritain, les Koninck, les Villey sont formels, ils font sur le kantisme le même diagnostic que De Corte. Poursuivons la lecture du passage reproduit plus haut d’Adriano Tilgher :
« L’idée de l’action productive s’implante au cœur de la spéculation philosophique et ne la quitte plus. Toute l’histoire de la philosophie moderne dans ses courants significatifs, du criticisme de Kant aux formes dernières du pragmatisme, est l’histoire de l’approfondissement de cette idée de l’esprit comme activité synthétique, comme faculté productrice, comme création démiurgique. A partir de Kant, la philosophie moderne obéit à un mouvement double et en apparence contradictoire : d’une part, elle travaille à confondre toujours davantage l’idée particulière du travail dans l’idée générale de l’esprit conçu comme activité productrice ; de l’autre, elle cherche à concevoir toujours davantage l’activité synthétique et productrice de l’esprit sur le modèle de l’humble travail ouvrier ou du travail industriel… Or on ne connaît réellement que ce qu’on fait. Mais que fait l’homme vraiment ? Certainement pas les données dernières des sensations ; elles lui sont imposées du dehors ; elles sont en lui, mais elles ne sont pas de lui. Mais il peut, grâce à son travail, combiner de différentes manières ces données dernières de façon à les rendre obéissantes à ses besoins, à sa volonté, à son caprice ; il substitue ainsi peu à peu à la nature réelle, à la nature naturée, une nature de laboratoire et d’usine, qu’il connaît parce qu’il l’a faite, qui est claire pour lui parce qu’elle est son œuvre »[133].
Ce faisant, Kant a opéré en philosophie, ce dont il était conscient, cette fameuse révolution copernicienne, leitmotiv de notre étude : « au lieu que l’esprit gravite autour des choses, ce sont désormais les choses qui gravitent autour de l’esprit, comme les planètes autour du soleil […] »[134].
Cette méthode s’est révélée fructueuse. « Elle a permis, ajoute le philosophe français, de calculer et chiffrer mathématiquement des successions de phénomènes, et d’élaborer des lois scientifiques utiles à construire des machines »[135]. Dans ces deux phases de dissolution et de reconstruction, le philosophe, ignorant les « choses en soi », dont il ne reçoit que des « sensations particulières incohérentes », va emboîter le pas au savant. Et comme ce dernier, il va les mettre en forme et les ranger « sous les formes de son esprit »[136], « selon les normes qu’elle [la raison] a elle-même édictées ». Il appartiendra « au savant ou au philosophe d’engendrer lui-même ces formes ou de les découvrir en son propre esprit »[137]. Autrement dit, remarque De Corte, la raison
« connaît désormais le réel, non point parce qu’elle en a reçu l’empreinte, mais, au contraire, parce qu’elle lui imprime sa marque de fabrique. Pour connaître vraiment, il faut donc, selon l’esprit du XVIIIe siècle, refaire l’objet, le produire en le composant, et pour ainsi dire, le construire […] Ce que l’on fait, on le sait. Savoir, c’est faire [voir Maritain, supra]. Toute activité de connaissance est une activité constructive. L’activité poétique de l’esprit supplante complètement l’activité spéculative […] »[138]. « L’intelligence engendre elle-même l’objet qu’elle saisit […] Le monde n’est plus la création de Dieu, mais celle de l’homme et de son savoir »[139].
Adriano Tilgher, qui a mis en relief, dans le kantisme, le primat du faire sur l’agir et le contempler, c’est-à-dire de l’activité transitive sur l’activité immanente, pourra enfin déclarer que « le problème de la connaissance, reçoit une solution pratique. La technique résout pratiquement le problème de la connaissance »[140].
Certes l’activité transitive a « un caractère indéniable de générosité ». Le résultat du travail est-il dans l’œuvre extérieure et non dans celui qui s’y livre, savoir l’étoffe pour le tisserand et non le tisserand lui-même, il n’en reste pas moins que le travailleur « ne se parfait qu’en […] sortant de lui-même »[141]. Car « le travailleur, remarque De Corte, quel que soit son niveau, se donne à son œuvre ». Il convient de préciser toutefois que parmi les formes d’activité de l’homme, l’activité laborieuse, ajoute Maritain, est « la moins noble »[142]. Elle est, dit-il, « indigence autant que perfection ». Perfection, elle l’est, explique De Corte,
« mais à une condition de plus en plus oubliée : c’est qu’il [le travailleur] soit lui-même orienté vers une fin plus haute qui lui permette, ainsi qu’à son œuvre, de dépasser le niveau inférieur de l’activité transitive et d’accéder à l’activité proprement humaine qui est toujours une opération intérieure à l’âme, qui reste dans le sujet pour le perfectionner, et que les philosophes appellent l’activité immanente. Sans cette condition, le travailleur se livre purement et simplement à son travail producteur, s’aliène en lui, et l’œuvre produite, loin de le rendre généreux, le dépouille de son caractère humain. Par une sorte d’inversion, la matière ouvragée, extérieure à l’agent, devient la fin propre de l’agent lui-même »[143]. Au lieu que « l’activité immanente, poursuit De Corte, se subordonne l’activité transitive [qui se dirige de soi vers le dehors] en se situant dans un ordre supérieur, en la dépassant et en l’utilisant comme moyen dirigé vers une fin plus haute dont nous verrons plus loin qu’elle s’appelle proprement contemplation, nom qui désigne la substance même de la sagesse et du bonheur authentique, [c’est] l’activité immanente [qui] se subordonne à l’activité transitive et se situe dans la même ligne que celle-ci, calquant sur elle son rythme et son fonctionnement. [D’où] la confusion, typiquement moderne, de l’agir et du faire ».
En effet, nous l’avons vu plus haut avec Maritain, « l’action par excellence est l’action immanente, l’action de la pensée, et de l’amour, qui est propre aux vivants parfaits […] C’est l’activité de Celui qui […] se connaît et s’aime essentiellement, et qui ne crée que par surcroît, dans une absolue liberté, sans que la production ajoute rien à sa perfection »[144]. La colonisation des activités spéculative et pratique de l’esprit par son activité fabricatrice s’explique aisément. L’idéalisme qui a fait de la connaissance une activité laborieuse « attire, remarque De Corte, tous les esprits qui renâclent devant l’effort à déployer pour épouser le réel »[145]. Car les causes finales, autrement dit l’essence des choses, fussent-elles inscrites et présentes dans la nature, demeurent cachées. « La réalité, dit Villey, a ce malheur d’être moins “claire et distincteˮ que nos Idées. L’Etre nous transcende, il échappe à notre saisie »[146]. De son côté, Marcel De Corte observe que « rien n’est plus difficile que de pénétrer la réalité des êtres et des choses […] Le réel résiste à l’esprit et saisir sa nature intime est une œuvre de longue haleine où l’expérience a un rôle immense qu’il faut raviver »[147]. Au contraire de l’idéalisme qui « s’apprend », le réalisme ne s’apprend pas[148]. L’acte authentique de connaître est « la synthèse de l’intelligence et du réel [et cet acte] ne passe pas d’un individu à un autre parce qu’il est un acte vécu : chacun doit l’accomplir pour son propre compte, chacun doit éprouver personnellement la présence de la réalité et de son contenu intelligible, chacun doit concevoir par soi-même »[149]. Tandis que « l’idéalisme s’apprend parce qu’il est un mécanisme d’idées fabriquées par l’esprit […] L’idéalisme est une technique qui vise à emprisonner la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute technique est d’être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d’esprit en esprit »[150]. L’homme n’est plus conçu comme « un être en relation fondamentale avec la plénitude de l’être, il est une Raison, identiquement présente dans tous les êtres qui fabrique d’elle-même un système de relations dont elle projette la trame dans la diversité du monde sensible lié par elle »[151]. Grâce aux sensations reçues de l’extérieur et dont il est tributaire, l’homme imprime sa forme au monde transformable à volonté telle une matière plastique. Ainsi le monde n’a-t-il « plus rien de mystérieux, de sacré »[152]. Sauf qu’il ne s’agit plus du monde extérieur mais d’un monde factice. « Les notions de vérité et de bien saisies par l’intelligence spéculative et pratique sont immolées au profit de la volonté de puissance de l’homme, désormais aveugle intellectuellement et moralement, qui déploie son efficacité sur l’univers et sur le genre humain lui-même »[153].
Or on ne peut bouleverser impunément l’ancienne classification des activités de l’intelligence humaine. « Ce pouvoir de transformer toutes choses dont l’homme est nanti n’est contenu dans ses justes limites et ne fonctionne normalement, souligne Marcel De Corte, que s’il est réglé par les lumières de l’intelligence spéculative et pratique »[154]. Le chamboulement de cette ancienne classification et « toute substitution d’une activité de l’esprit à une autre provoque immédiatement un désordre, une perturbation organique dans l’âme de l’homme »[155]. Car, prévient-il, « on n’atteint pas le vrai ou le bien par les mêmes voies qu’on édifie une œuvre, qu’on exécute un travail, qu’on introduit une forme dans une matière »[156].
« C’est même, déclare-t-il, pour avoir abandonné cette classification et remplacé les activités spéculatives et pratiques de l’esprit par l’activité poétique (celle qui fait, fabrique, bâtit, etc.) que l’homme a perdu son équilibre et s’est fourvoyé »[157].
Dans la mesure où connaître revient à « faire », et que, selon le terrible constat de De Corte, « il n’est rien qui échappe à la transformation universelle entreprise depuis le XVIIe siècle, pas même l’homme »[158], l’activité poétique (fabricatrice et ouvrière) ayant le primat sur les activités spéculative et pratique qu’elle supplante ; dans la mesure donc où le monde est « appréhendé comme une matière que l’homme doit transformer pour être heureux », et que l’homme lui-même est « perçu comme une matière à modeler »[159], il s’ensuit immanquablement que les intellects spéculatif et pratique seront conçus comme une construction, comme une activité transitive. Et que le terme artificiel, du mot artefactum, qui implique l’intervention de l’homme et plus précisément son activité transitive, vaut également pour l’intelligence humaine. On n’est plus dès lors fondé à ignorer la distinction entre intelligence artificielle humaine et intelligence artificielle technologique.
Avant de faire place à l’intelligence artificielle technologique, la connaissance s’était-elle entièrement résorbée dans l’intelligence artificielle humaine. C’est là le point charnière, le point de bascule de la révolution copernicienne. Au point de faire dire à Marcel De Corte que « l’idéalisme dont meurt l’intelligence moderne est sans doute le plus grand péché de l’esprit »[160].
Enjeux et dangers de l’intelligence artificielle technologique
Depuis la mise en place de l’intelligence artificielle technologique et l’euphorie qui l’a saluée, il ne se passe pratiquement plus une semaine que ne paraisse dans les médias un ou plusieurs articles alertant sur les déficiences, dangers ou fausses promesses qu’elle comporte. On n’est pas près, me semble-t-il, de les mettre toutes au jour. Je tiens pour ma part à apporter ma modeste contribution en m’appuyant sur les témoignages de ces guides que j’ai interrogés et cités tout au long des pages qui précèdent. Décédés avant l’apparition de cette magicienne, je gage qu’ils ne m’auraient pas détrompé.
On nous dit que les assistants IA, les dénommés « dialogueurs », « agents conversationnels », que sais-je encore ? tels que ChatGPT, Claude, Gemini, DeepSeek, Perplexity, etc., sont « une sorte de programme informatique capable de comprendre le langage humain et de générer son propre texte en réponse ». Ils disposeraient d’un « réseau neuronal » – pas moins – « permettant la résolution de problèmes complexes tels que la vision par ordinateur ou le traitement du langage naturel ». On aurait pu croire que ces « assistants » étaient des outils au service de l’homme, plus perfectionnés que les habituels moteurs de recherche. Que le progrès dans le domaine des sciences soit soutenu, c’est entendu. Les sciences, écrit Paul Ricœur, « se capitalisent ». Que donc « une fois acquis leurs résultats, qui sont solidement établis sur des principes conventionnels, résultats certains (pour autant que les principes ne sont pas erronés), elles les conservent et vont plus loin. Il peut y avoir un progrès des mathématiques ou de la physique nucléaire »[161]. Avant Ricœur, Maritain ne disait pas autre chose : « […] La loi du progrès tend […] à dominer dans l’histoire là où l’effort de la raison trouve à réussir (ce qui arrive avant tout dans l’ordre de la science et dans l’ordre de la production industrielle) ».[162] Que certaines fonctionnalités des moteurs de recherche soient utiles aux chercheurs, il n’y a pas un être sensé pour contester le fait. Mais avec l’intelligence artificielle technologique, il s’agit d’autre chose. Outre le fait qu’elle multiplie à l’infini les possibilités de mésusage, de truquage et de désinformation, nous avons à faire ici à rien de moins que cette ambition démiurgique de l’homme moderne, évoquée plus haut. Nous avons à faire à son ambition de créer son alter ego, un autre moi. Si maintenant l’intelligence artificielle technologique était à l’homme ce que la nature, en tant que « cause seconde »[163], est au Créateur, ce serait le dernier acte de cette singerie de Dieu : eritis sicut Dii, « vous serez comme des dieux » (Genèse, III, 5).
Mon cher neveu,
Pour connaître en quelque sorte de l’intérieur le fonctionnement de l’intelligence artificielle technologique, je t’estime fort capable de répondre à cette question qui peut te sembler naïve mais qui pourtant ne cesse de me tarauder. Il s’agit de savoir si l’IA peut de son propre chef se développer et poursuivre les recherches en physique, chimie, biologie, sciences humaines, etc. Dans l’hypothèse où l’IA, privée de l’expérience assidue et continuelle de l’homme, se contenterait, selon toute vraisemblance, de répondre aux questions de ses « interlocuteurs » en puisant dans son propre fonds, il serait vain d’y chercher une autre explication que celle-ci : l’intelligence met aussi en jeu la volonté, laquelle appartient à l’affectivité, au cœur, à la nature même de l’homme, esprit autant que corps. Evoquant, dans son discours du 19 juillet 1958, la doctrine de saint Thomas d’Aquin au sujet de la contemplation, Pie XII déclarait : « c’est l’amour qui meut l’intelligence dans son exercice : qu’il soit amour de la connaissance elle-même, ou amour de la chose connue. Citant un texte de saint Grégoire, saint Thomas montre le rôle de l’amour de Dieu dans la vie contemplative : “en tant que, par amour de Dieu, l’on s’enflamme du désir de contempler sa beautéˮ », in quantem scilicet aliquis ex dilectione Dei inardescit ad eius pulchritudinem conspiciendam[164].
[1] « Je ne suis pas sûr, remarque Villey, que ces principes de la physique aristotélicienne (avec lesquels avaient rompu Descartes et la science du XVIIe siècle) soient si démodés. En science naturelle, génétique, revit le thème du programme que chaque être vivant et chaque germe porterai[en]t en soi. Peut-être même sont-ils en voie de gagner la Physique […] » (Philosophie du droit. II. Les moyens du droit. Deuxième édition. Paris, Dalloz, 1984, t.2, p. 126).
[2] Philosophie du droit. I. Définitions et fins du droit. Troisième édition. Paris, Dalloz, 1982, t.1, p. 185 ; Philo, t.2, p. 57-58.
[3] Philosophie du droit, t.1, op. cit., p. 204.
[4] Ibid. Dans le même sens, et dans son style mordant, Marcel De Corte affirme qu’« on ne change pas […] de langage comme de vêtement. Sans doute toute langue est-elle affaire de convention […]. Dans son effort pour créer ces signes [que sont les mots], note le philosophe belge, l’intelligence humaine est puissamment aidée par sa nature même qui l’ordonne à la réalité à laquelle son acte doit correspondre pour être vrai […] Le langage, poursuit-il, [surtout s’il est bien fait] participe donc au dynamisme de la nature intellectuelle en quête de vérité. Plus cette nature sera développée et plus le langage se lestera de signification objective » (L’Intelligence en péril de mort. La Dentelle du Rempart. Volume II. Edition revue et corrigée avec une préface nouvelle et un index. Dion-Valmont [Belgique], Dismas, 1987, p. 27).
[5] L’Intelligence en péril de mort, op. cit., p. 27.
[6] Ibid., p. 42.
[7] Devenu un « produit mental », détaché de l’expérience, la théorie émigre de l’intellect spéculatif, contemplatif vers l’intellect poétique, fabricateur. Depuis l’éclosion de la science, dans le sens moderne du mot, qui a commencé à s’épanouir au début du XVIIe siècle avec Galilée, Pascal ou Huygens, le terme théorie a perdu son sens ancien de « vision, représentation de l’univers », se calquant sur le réel, et prend un sens nouveau. « La science moderne, nous apprend Villey, s’est constituée sur l’expérience de choses et de faits singuliers. Elle commence par la dissection, l’analyse, de son objet : par exemple la chimie s’efforce en un premier temps, de réduire les corps à des atomes premiers. Cette science était atomistique. Pour rendre compte des faits observés, on demande ensuite au savant de construire des théories (ou lois générales). Moment de la synthèse. Mais ces “théoriesˮ scientifiques n’ont plus l’ambition de nous dire la structure réelle du monde ; elles ne veulent être qu’un moyen de calcul sur des faits isolés » (Philosophie, t.1, op. cit., p., 137-139).
[8] Villey, Philosophie, t.1, op. cit., p. 20.
[9] Ibid., p. 138.
[10] L’Intelligence en péril de mort, op. cit., p. 52.
[11] De Corte, op. cit., p. 52.
[12] Ibid, p. 48.
[13] Ibid.
[14] De Corte, op. cit., p. 52.
[15] Jacques Maritain, Théonas, ou, Les entretiens d’un sage et de deux philosophes sur diverses matières inégalement actuelles. 2e édition revue et corrigée. Paris, Nouvelle librairie nationale, 1925, p. 10.
[16] De Corte, op. cit., p. 48.
[17] Ibid., p. 56.
[18] « Il y a deux choses surtout, dit Maritain, […] à considérer dans l’intelligence […] En second lieu, dans cette opération vitale de la connaissance, notre intelligence est dépendante d’autre chose qu’elle. Ce n’est pas un pur jeu subjectif, c’est un acte d’assujétissement et de soumission à l’objet […] La vérité de notre intelligence à nous est causée et mesurée par les choses […] Elle est toute entière tendue vers l’objet, vers l’autre en tant qu’autre, et si elle a besoin du contact dominateur de l’objet, c’est pour s’enrichir de lui, dans une action victorieuse qui sort de sa spontanéité vivante et, si vous voulez, de son autonomie, puisque, devenant immatériellement l’objet lui-même, c’est d’elle seule en vérité, mais ainsi devenant l’autre, mais fécondée par l’être, mais docile au réel, qu’émane l’acte de connaître qui la parfait. Voilà ce que Kant n’a pas vu, et que saint Thomas voyait bien. Kant a eu le sentiment profond de la spontanéité de la nature intellectuelle, mais parce qu’il croyait que l’acte de connaître consiste à fabriquer, non à devenir de l’autre, il a follement renversé l’ordre de dépendance entre l’objet et l’intelligence humaine, et fait de celle-ci la mesure et la loi de celui-là » (Maritain, op. cit., pp. 14-16).
[19] Théonas, op. cit., pp. 15-16.
[20] Villey, La Formation, op. cit., p. 45.
[21] Villey, Philosophie du droit, t.1, op. cit., p. 183-184 ; Philosophie du droit, t.2, op. cit., pp. 126-127 ; La Formation, op. cit., p. 45.
[22] Le dictionnaire de l’Académie française en donne la définition suivante : « Ensemble formé par une communauté d’êtres vivants, animaux et végétaux, et par le milieu dans lequel ils vivent. Les composants d’un écosystème sont en interaction constante. »
[23] Villey, Seize essais de philosophie du droit dont un sur la crise universitaire. Collection « Philosophie du droit » (12). Paris, Dalloz, 1969, p. 52.
[24] Ibid., p. 50.
[25] Le Barroux, Editions Sainte-Madeleine, 1999, p. 5.
[26] De Corte, Economie et morale, in Revista de fundamentacion de las instituciones juridicas, volumen IV, Facultad de derecho, Universidad de Navarra, 1977, p. 426.
[27] Villey, Philosophie du droit, t. 2, op. cit., p. 128-129.
[28] Ibid.
[29] Ibid., t.2, p. 79.
[30] Villey, Philosophie, t. 1, op. cit., p. 184-185.
[31] « L’homme par exemple, écrit Villey, n’atteint pas immédiatement à la plénitude de son être ; donc sa nature n’est pas vraiment ce qu’il est aujourd’hui en “acteˮ, mais plutôt ce qu’il tend à être, ce qu’il est en “puissanceˮ, c’est-à-dire sa forme, sa fin […] Ainsi l’être de l’homme n’est point l’enfant vagissant dans ses langes, ni le malade ni l’infirme, mais serait l’adulte parvenu à son parfait développement. Il y a bien plus dans la “natureˮ des êtres vivants, que ce qu’ils sont présentement, il y a ce qu’ils sont ordonnés à être dans leur entier accomplissement, leur fin […] » (La Formation de la pensée juridique moderne. Cours d’histoire de la philosophie du droit. Nouvelle édition corrigée. Paris, Montchrestien, 1975, p. 46). Et cet accomplissement est un « juste milieu » (medium rei) entre un excès et un défaut, la ligne de crête entre le versant du trop et celui du trop peu. « Pour Aristote, écrit encore Villey, toutes les vertus et toutes les valeurs constituent de “justes milieuxˮ […] On a grand tort d’y voir de la médiocrité : le juste milieu est en effet ce qui demande le plus d’effort […] un sommet, le plus difficile à atteindre, entre deux pentes de facilité » (Philosophie du droit, t.1, op. cit., p. 71).
[32] Maritain, Théonas, op. cit., p. 123-124.
[33] Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 401.
[34] Villey, Seize essais, op. cit., p. 53 ; La Formation, op. cit., p. 125.
[35] Villey, Philosophie du droit, t. 2, op. cit., p. 128-129.
[36] Car « la nature d’un Aristote, remarque Villey, est une réalité vivante, moins abstraite, incluant la vie. Le mot évoque surtout ce qui vit (Phusis – étymologiquement – signifie la croissance des plantes). C’est la nature des botanistes, plutôt que celle des physiciens » (Seize essai, op. cit., p. 77). « Naturelle aussi la cité. Est-ce que le groupe politique serait une invention des hommes primitivement isolés dans “l’état de natureˮ ? On veut nous faire croire aujourd’hui – vestige des doctrines du Contrat social – que nous serions les seuls auteurs des structures de nos sociétés […]. Cependant, l’ordre politique constitue moins une production volontaire et libre de l’homme que l’effet de forces qui nous dépassent. Il a bien sûr une origine, il est historique, ce ne l’empêche pas d’être naturel. Il s’y rencontre naturellement […] des gouvernements, des gouvernés. Que même naissent dans les sociétés des organismes judiciaires, s’y forment des coutumes jurisprudentielles […] L’ordre naturel couvre aussi la vie politique et le droit » (Villey, Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 121-122).
[37] « Précisons, dit Villey : la chose naturelle se meut, change par elle-même. Si la croissance de la plante est conditionnée par le climat, les saisons, le soleil et la pluie, elle est d’abord commandée par une force interne [vis innata]. Ici réside l’opposition entre la genèse spontanée des choses naturelles et la production de ces objets artificiels que nous fabriquons, dont le mouvement est régi par une cause externe […] » (Philosophie, op. cit., t.2, p. 126).
[38] Seize essais, op. cit., p. 103 ; La Formation, op. cit., p. 173.
[39] « Est-ce que le groupe politique, se demande Villey, serait une invention des hommes primitivement isolés dans “l’état de natureˮ ? On veut nous faire croire aujourd’hui – vestige des doctrines du Contrat social – que nous serions les seuls auteurs des structures de nos sociétés […]. Cependant, l’ordre politique constitue moins une production volontaire et libre de l’homme que l’effet de forces qui nous dépassent [vis innata, une force innée]. Il a bien sûr une origine, il est historique, ce ne l’empêche pas d’être naturel. Il s’y rencontre naturellement […] des gouvernements, des gouvernés. […] L’ordre naturel couvre aussi la vie politique et le droit » (Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 121-122).
[40] Villey, Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 138-139.
[41] Villey, La Formation, op. cit., p. 401. « Nous sommes habitués à associer au mot nature l’idée d’inertie. Les choses physiques se distingueraient par leur inertie […] La Physique d’Aristote au contraire était axée sur le changement (kynesis). Elle avait pour objet le mouvement, ce terme étant pris au sens large : non seulement mouvement “localˮ (transfert dans l’espace), mais en général changement, altération qualitative – genèse, croissance et “corruptionˮ. […] “Pousserˮ se dit en grec phuein – d’où phusis, qui évoque la croissance, le jaillissement, le principe de la croissance. L’être naturel n’est pas un fait (scientifique) déjà accompli (factum), que l’on saisisse une fois mort. Mais un être vivant et qui est corruptible. » (Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 126).
[42] Ibid., p. 126-130.
[43] Villey, Philosophie du droit, op. cit., t.1, p. 183-184.
[44] Seize essais, op. cit., p. 65.
[45] Ibid., p. 129.
[46] Villey, La Formation, op. cit., p. 126-127 ; Seize essais, op. cit., p. 90.
[47] La substance, de l’étymologie substare : être dessous, est, avec les neuf accidents, une des dix catégories aristotéliciennes d’être. Elle est « cette identité qui demeure sous les aspects multiples et les états successifs d’un être changeant ». On distingue la « substance première » (Pierre, Paul), que l’on perçoit en premier, avant de percevoir la notion d’homme ou de nature humaine, et qu’on appelle « substance seconde ». On la distingue de l’accident : ce qui arrive, accidit, « ce à quoi il appartient d’exister en un autre être » (Jean Madiran, Les Principes de la réalité naturelle. Collection Docteur commun. Paris, Nouvelles Editions Latines, 1977, p. 112 et suiv.).
[48] La Formation, op. cit., p. 129.
[49] Ibid., pp. 163-164.
[50] Ibid., pp. 124-125.
[51] Ibid., pp. 163-164.
[52] Ibid., p. 204.
[53] Outre la matière dont est constitué l’objet, qu’Aristote nomme la cause matérielle des êtres (Villey, La Formation, op. cit., p. 163), la science des modernes a encore inclus dans la notion de la nature, les causes efficientes, à la recherche « des successions régulières de causes et effets dont elle établira les lois : cela permettra de construire des machines » (Villey, Philosophie du droit, t. 1, op. cit., p. 184-185) ; soit « un mécanisme reliant entre eux les phénomènes matériels […], un système de relations d’antécédent à conséquent, ou de causalité efficiente. Comment la vitesse des corps s’accélère, quelles causes font l’éclosion de la plante, ces lois de la causalité, voilà l’objet qu’étudient les sciences de la nature. Mais non pas les causes appelées autrefois “formellesˮ, ni en tous cas les “causes finalesˮ, non pas le sens de l’action humaine, non pas les valeurs » (Villey, Seize essais, op. cit., p. 43).
[54] La Formation, op. cit., p. 46 ; Seize essais, op. cit., p. 84.
[55] La Formation, op. cit., p. 46.
[56] Si la « cause finale », observe Villey, à la suite d’Aristote, a la prééminence sur la « cause matérielle » et la « cause efficiente », elle semble se confondre avec la forme (morphe – eidos), cette forme étant la fin poursuivie. Elle est le pourquoi du mouvement des choses (doti). Première, en un sens, antérieure à la genèse de la chose : le père, qui a la “formeˮ de l’homme parvenu à l’état adulte, est antérieur à son enfant. Elle préside à leur naissance (qu’évoque le mot “naturaˮ). C’est “l’ordonnance originelle des changements des choses ˮ – traduirait Heidegger. Le “programmeˮ inscrit avant leur naissance dans une goutte d’ADN, diraient aujourd’hui les généticiens » (Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 127).
[57] Seize essais, op. cit., p. 77.
[58] « La première décompose le réel en éléments simples ; la seconde le reconstruit à partir de ces mêmes éléments et selon l’ordre même de la raison ». (De Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 53).
[59] Où « vont intervenir, outre le dynamisme naturel qui dirige chaque être naturel vers l’accomplissement de sa forme, le “hasardˮ, la “fortuneˮ – accidents contingents et imprévisibles […]. » (Villey, Philosophie du droit, t.2, op. cit., p. 132-133).
[60] Ibid. ; voir aussi p. 140.
[61] Ibid., pp. 134-135.
[62] Ibid., pp. 118-120.
[63] Seize essais, op. cit., p. 82-83.
[64] La Formation, op. cit., p. 46.
[65] Ibid., pp. 46-47.
[66] Philosophie, t.2, op. cit., pp. 139-140.
[67] Villey, Seize essais, op. cit., p. 53.
[68] La Formation, op. cit., p. 125. Villey observe qu’avec le triomphe de l’idéalisme, les fins objectives vont être sacrifiées au bénéfice des fins subjectives donc individuelles. Il en atteste les mœurs actuelles. « L’acte sexuel a pour fin le plaisir, que chaque partenaire se propose. Mais qui peut aujourd’hui comprendre l’ancienne doctrine scolastique qu’objectivement il servirait la perpétuation de l’espèce ? » (Villey, Philosophie. t. 1, op. cit., pp. 184-185).
[69] La morale selon Kant, « autonome », « intérieure », « dictée de la raison » et « pure de toute contrainte venue de l’extérieur », est à l’opposé de la morale classique, « dite hétéronome, constituée de règles objectives, sanctionnée au besoin par la punition » (Villey, Polémique sur les « droits de l’homme » in Les Etudes philosophiques, n°2/1986, p. 194 ; Le Droit et les droits de l’homme. (Questions). Paris, PUF, 1983, pp. 87-88.
[70] Seize essais, op. cit., p. 63.
[71] Philosophie, t.2, op. cit., pp. 139-140.
[72] Villey, La Formation, op. cit., pp. 163-164.
[73] La « Lex aeterna », nous apprend Villey, est une notion empruntée par saint Thomas d’Aquin à saint Augustin qui la définit comme « la pensée de Dieu créateur donnant son ordre à l’Univers » ou, selon une autre traduction, « la raison qui gouverne tout l’univers et qui existe dans l’intelligence divine » (Somme théologique, Ia-IIae, qu. 91). Quand même elle n’est pas écrite, « l’architecte divin [n’ayant] pas fait part [aux hommes] de son Plan » (Philosophie, t.2, op. cit., pp. 184-185), la loi naturelle, qui « est cette participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable » (Somme théologique, ibid. art. 2) en est le reflet dans le monde créé.
[74] Seize essais, op. cit., pp. 76-77.
[75] Villey, Questions de saint Thomas sur le droit et la politique. (Questions). Paris, PUF, 1987, p. 30.
[76] Ayant à statuer sur une affaire litigieuse, le juge prononce sa sentence pour clore le débat contradictoire, caractéristique de la dialectique ; toutefois, faute d’atteindre la vérité, « la chose jugée tiendra lieu de vérité », res judicata pro veritate habetur (Philosophie, t.2, op. cit., pp. 47, 57-58, 134-135, 188 ; Questions, op. cit., pp. 29-30).
[77] « Au sens strict, fait remarquer Villey, la “Raisonˮ diffère de “l’intellectˮ. L’intellect comprend, il “lit dansˮ les choses (intus-legere) ce qu’il y voit d’intelligible [voir supra]. La Raison (que plus tard les rationalistes tomberont dans l’erreur de traiter comme une source de connaissance) n’est qu’un outil ; réglant le mouvement d’une proposition à une autre (cf. Somme théologique, Ia, qu. 79, art. 8) […] » (Questions, op. cit., p. 29) et non d’un seul bond (Maritain, La Philosophie Bergsonienne. Etudes critiques (Bibliothèque de philosophie expérimentale). Paris, Marcel Rivière, 1914, p. 140).
[78] L’Intelligence en péril de mort, op. cit., p. 140.
[79] Villey, Seize essais, op. cit., p. 53 ; La Formation, op. cit., p. 125.
[80] Seize essais, op. cit., p. 54.
[81] Ibid.
[82] Ibid., pp. 88-90.
[83] Jean Madiran, Court précis de la loi naturelle selon la doctrine chrétienne, Itinéraires, Diffusion Difralivre, 1995, pp. 20-21.
[84] Philosophie du bonheur, in Primauté de la contemplation. Itinéraires. Reprint Dominique Martin Morin, 1979, p. 127.
[85] L’Intelligence, op. cit., p. 48.
[86] Somme théologique, Ia, qu. 78, art. 4, solutions 4.
[87] Ibid.
[88] D’où la facilité avec laquelle les idées se déversent d’une raison dans une autre ; « le propre de toute technique est d’être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d’esprit en esprit » (L’Intelligence, op. cit., p. 46).
[89] Ibid., pp. 54-55.
[90] Ce terme vient de ce que « ne possèdent d’existence réelle que ces individus singuliers, dont au reste […] nous est donnée une connaissance immédiate et intuitive, et que nous désignons par ces signes, qui sont les noms propres » (La Formation, op. cit., pp. 206-207).
[91] Villey, Questions, op. cit., p. 116.
[92] Villey, Le Droit et les droits de l’homme, op. cit., p. 30-31.
[93] Ainsi, nous apprend Villey, Hobbes, « imprégné de la logique de Guillaume d’Occam, adhérant au nominalisme [ne trouvera dans la nature] que des individus […] naturellement égaux et libres, soustraits à toute hiérarchie ». (Le droit et les droits…, op. cit., pp. 140-142).
[94] La Formation, op. cit., p. 204.
[95] Philosophie, t.2, op. cit., p. 79.
[96] Ibid.
[97] Villey, Questions, op. cit., p. 116.
[98] De Corte, De la prudence. La plus humaine des vertus. Jarzé, Dominique Martin Morin (D.M.M.), 1974, p. 53.
[99] De Corte, De la tempérance. Dominique Martin Morin (D.M.M.), 1982, pp. 17-18.
[100] De Corte, L’Intelligence en péril de mort, op. cit., p. 24.
[101] De Corte, De la prudence, op. cit., p. 20.
[102] Ibid. p. 38.
[103] De Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 34.
[104] Ibid., p. 61.
[105] De Corte, De la tempérance, op. cit., pp. 17-18.
[106] Cité par DE CORTE dans Economie et morale, op. cit., p. 471 ; on trouve la même citation dans son Intelligence en péril de mort, op. cit., p. 54-55, et son article « Philosophie du bonheur », publié dans le numéro spécial de la revue Itinéraires, Primauté de la contemplation, reprint DMM, 1979, p. 116.
[107] Villey, Philosophie du droit, t.2, op. cit., pp. 126-127.
[108] Maritain, Réflexions sur l’intelligence, op. cit., pp. 34-36.
[109] De Corte, « Philosophie du bonheur », op. cit., p. 113 ; Economie et morale, op. cit., p. 469, col. 2.
[110] Tilgher, op. cit.
[111] De Corte, De la prudence, op. cit., p. 53.
[112] De Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 31.
[113] Ibid., p. 61.
[114] Formule attribuée à Jean-Louis de Lolme (1741 ? – 1806) et rapportée par Villey dans ses Seize essais, p. 44.
[115] Questions, op. cit., p. 97.
[116] Le droit et les droits de l’homme, op. cit., p. 140-142.
[117] Ibid., pp. 30-31.
[118] Villey, Questions, op. cit., p. 116.
[119] De Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 24.
[120] Philosophie, t.1, op. cit., p., 137-139.
[121] Villey, Philosophie, t.2, op. cit., p. 73 ; Seize essais, op. cit., p. 187.
[122] Philosophie, t.1, op. cit., pp. 137-138 ; Philosophie, t.2, op. cit., p. 73.
[123] L’Intelligence, op. cit., p. 53.
[124] Villey, Le Droit et les droits de l’homme, op. cit., p. 138.
[125] Philosophie, t.1, op. cit., pp., 137-139.
[126] Ibid., p. 152-153.
[127] Ibid., p. 145.
[128] Ibid., p. 144.
[129] Villey, Le droit et les droits de l’homme, op. cit., pp. 140-142.
[130] Villey, Philosophie, t.1, op. cit., p. 145.
[131] Ibid., p. 20.
[132] L’Intelligence, op. cit., p. 43.
[133] Cité par DE CORTE dans Economie et morale, op. cit., p. 471.
[134] DE CORTE, Itinéraires, op. cit., p. 116 ; Economie et morale, op. cit., p. 471.
[135] Philo, t.1, p. 167-168. Ecoutons Descartes : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres bien de cette vie […] » (Discours de la Méthode, http://www.gutenberg.org/files/13846/13846-h/13846-h.htm ; cité par De Corte, L’Intelligence, p. 110).
[136] Villey, Le Droit et les droits de l’homme, p. 31.
[137] Villey, Le Droit et les droits de l’homme, p. 31.
[138] L’Intelligence, p. 53.
[139] L’Intelligence, p. 43.
[140] Cité par De Corte dans Itinéraires, op. cit., p. 116 ; Economie et morale, op. cit., p. 471.
[141] Théonas, op. cit., p. 39.
[142] Ibid.
[143] Philosophie du bonheur, op. cit., p. 114 ; Economie et morale, op. cit., p. 469-470.
[144] Théonas, op. cit., pp. 39-40.
[145] L’Intelligence, op. cit., p. 58.
[146] Seize essais, op. cit., p. 88.
[147] L’Intelligence, op. cit., pp. 53-57.
[148] Ibid., p. 46.
[149] De Corte, L’Intelligence, op. cit., p. 46-47.
[150] Ibid.
[151] Ibid., p. 54.
[152] Ibid., p. 56.
[153] Ibid., p. 24.
[154] Ibid.
[155] Ibid., p. 25.
[156] Ibid., pp. 25-26.
[157] Ibid., p. 25.
[158] Ibid., p. 61.
[159] La Philosophie du bonheur, op. cit., p. 117.
[160] L’Intelligence, op. cit., p. 46.
[161] Philosophie, t.1, op. cit., pp. 38-39.
[162] Théonas, op. cit., p. 126.
[163] Selon la doctrine scolastique des causes secondes, explique Villey, « Dieu, cause de tout, s’abstient d’agir de façon directe sur chaque particulier. Comme pour épargner son travail, un imprimeur s’en remet d’une partie de sa tâche au fonctionnement automatique et régulier des rotatives, ainsi le Créateur agit par le moyen des causes secondes : à chaque espèce de chose il donne ses lois naturelles, sa nature » (La Formation, op. cit., p. 124).
[164] Triple radiomessage aux religieuses cloîtrées du monde entier (19 juillet 1958), in Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1958. Réunis et présentés par Mgr Simon Delacroix, Saint-Maurice, Editions Saint-Augustin, 1959, p. 392.
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